J’avais accepté avec empressement l’invitation faite par le prince ou émir du Liban, qui m’était venu visiter, d’aller passer quelques jours dans sa demeure, située à peu de distance d’Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le lendemain matin, je n’avais plus que le temps de retourner à l’hôtel de Battista où il s’agissait de s’entendre sur le prix de la location du cheval qu’on m’avait promis.
On me conduisit dans l’écurie, où il n’y avait que de grands chevaux osseux, aux jambes fortes, à l’échine aiguë comme celle des poissons... ; ceux-là n’appartenaient pas assurément à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c’étaient les meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégants coursiers arabes ne brillent guère que sur le turf sablonneux du désert. J’en indiquai un au hasard, et l’on me promit qu’il serait à ma porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m’accompagner un jeune garçon, nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l’italien.
La nuit était venue, mais les nuits de Syrie ne sont qu’un jour bleuâtre, tout le monde prenait le frais sur les terrasses et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons qu’on a vues dans le jour si hautes et si sombres, et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent çà et là l’uniformité.
Au sortir de la ville, ce ne sont d’abord que végétaux difformes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l’Inde, des milliers de têtes couronnées de fleurs rouges, et dressant sur vos pas des épées et des dards assez redoutables ; mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l’ombrage éclairci des mûriers blancs, des lauriers et des limoniers aux feuilles luisantes et métalliques. Des mouches lumineuses volent çà et là, égayant l’obscurité des massifs. Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et du fond de ces manoirs d’un aspect sévère, on entend parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses.
Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j’habite, il y a un cabaret établi dans le creux d’un arbre énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à chanter d’ordinaire jusqu’à deux heures du matin. L’accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante d’un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent s’ouvrir aux environs ; j’avouerai pourtant que cette musique primitive et biblique ne manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre au-dessus des préjugés du solfège.
En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille qui m’attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces braves gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs parents et leurs amis chez vous. Il fallut leur faire servir du café et distribuer des pipes, ce dont, au reste, se chargeaient la maîtresse et les filles de la maison, aux frais naturellement du locataire. Quelques phrases mélangées d’italien, de grec et d’arabe défrayaient assez péniblement la conversation. Je n’osais pas dire que, n’ayant point dormi dans la journée et devant partir à l’aube du jour suivant, j’aurais aimé à regagner mon lit ; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel étoilé, la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne blanchies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter assez bien l’ennui de cette réception. Ces bonnes gens me firent enfin leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil ; et, en effet, j’eus à peine le temps de dormir trois heures d’un sommeil interrompu par le chant des coqs.
En m’éveillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma porte, sur le rebord de la terrasse. Le cheval qu’il avait amené stationnait au bas du perron, ayant un pied replié sous le ventre au moyen d’une corde, ce qui est la manière arabe de faire tenir en place les chevaux. Il ne me restait plus qu’à m’emboîter dans une de ces selles hautes à la mode turque, qui vous pressent comme un étau et rendent la chute presque impossible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à feu, sont attachés si haut, qu’on a les jambes pliées en deux ; les coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit un peu de mon embarras à prendre les allures d’un cavalier arabe, et me donna quelques conseils. C’était un jeune homme d’une physionomie franche et ouverte, dont l’accueil m’avait séduit tout d’abord ; il s’appelait Abou-Miran, et appartenait à une branche de la famille des Hobeïsch, la plus illustre du Kesrouan. Sans être des plus riches, il avait autorité sur une dizaine de villages composant un district, et en rendait les redevances au pacha de Tripoli.
Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu’à la route qui côtoie le rivage, et qui, ailleurs qu’en Orient, passerait pour un simple ravin. Au bout d’une lieue environ, on me montra la grotte d’où sortit le fameux dragon qui était prêt à dévorer la fille du roi de Beyrouth, lorsque saint Georges le perça de sa lance. Ce lieu est très-révéré par les Grecs et par les Turcs eux-mêmes, qui ont construit une petite mosquée à l’endroit même où eut lieu le combat.
Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à l’amble, ce qui rend leur trot fort doux. J’admirais la sûreté de leur pas à travers les pierres roulantes, les granits tranchants et les roches polies que l’on rencontre à tous moments... Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s’avance dans la mer d’environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins ; l’immense vallée qui sépare deux chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette est constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de châteaux. C’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr Beyrouth, rivière l’été, torrent l’hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l’ombre des arches d’un pont romain.
Les chevaux avaient seulement de l’eau jusqu’à mi-jambe : des tertres couverts d’épais buissons de lauriers roses divisent le courant et couvrent partout de leur ombre le lit ordinaire de la rivière ; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de verdure et de fleurs. Au-delà commencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d’un vert sombre, des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l’homme à son passage, mais offrant un refuge à d’énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux : voilà ce qu’on rencontre en gravissant les premières hauteurs. Cependant de longues places de sable aride déchirent çà et là ce manteau de végétation sauvage. Un peu plus loin, ces landes jaunâtres se prêtent à la culture et présentent des lignes régulières d’oliviers.
Nous eûmes atteint bientôt le sommet de la première zone des hauteurs, qui, d’en bas, semble se confondre avec le massif du Sannin. Au-delà s’ouvre une vallée qui forme un pli parallèle à celle du Nahr-Beyrouth, et qu’il faut traverser pour atteindre la seconde crête, d’où l’on en découvre une autre encore. On s’aperçoit déjà que ces villages nombreux, qui de loin semblaient s’abriter dans les flancs noirs d’une même montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de hauteurs que séparent des vallées et des abîmes ; on comprend aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitants voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les mêmes principes d’indépendances. Malheureusement trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions.
Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s’élève une église maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe, et nous mîmes pied à terre devant la porte, afin d’en entendre quelque chose. L’église était pleine de monde, car c’était un dimanche, et nous ne pûmes trouver place qu’aux derniers rangs.
Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des Grecs, les costumes sont assez beaux, et la langue employée est l’ancien syriaque que les prêtres déclamaient ou chantaient d’un ton nasillard qui leur est particulier. Les femmes étaient toutes dans une tribune élevée et protégée par un grillage. En examinant les ornements de l’église, simples, mais fraîchement réparés, je vis avec peine que l’aigle noire à double tête de l’Autriche décorait chaque pilier, comme symbole d’une protection qui jadis appartenait à la France seule. C’est depuis notre dernière révolution seulement que l’Autriche et la Sardaigne luttent avec nous d’influence dans l’esprit et dans les affaires des catholiques syriens.
Une messe, le matin, ne peut point faire de mal, à moins que l’on n’entre en sueur dans l’église et que l’on ne s’expose à l’ombre humide qui descend des voûtes et des piliers ; mais cette maison de Dieu était si propre et si riante, les cloches nous avaient appelés d’un si joli son de leur timbre argentin, et puis nous nous étions tenus si près de l’entrée, que nous sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste du voyage. Nos cavaliers repartirent au galop en s’interpellant avec des cris joyeux ; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de houppes de soie, et les retiraient ensuite, sans s’arrêter, de la terre ou des troncs d’arbre où elles étaient allées se piquer au loin.
Ce jeu d’adresse dura peu, car la descente devenait difficile, et le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès polis ou brisés en éclats tranchants.
Jusque-là, le jeune Moussa m’avait suivi à pied, selon l’usage des moukres, bien que je lui eusse offert de le prendre en croupe ; mais je commençais à envier son sort. Saisissant ma pensée, il m’offrit de guider le cheval, et je pus traverser le fond de la vallée en coupant au court dans les taillis et dans les pierres. J’eus le temps de me reposer sur l’autre versant et d’admirer l’adresse de nos compagnons à chevaucher dans des ravins qu’on jugerait impraticables en Europe.
Cependant nous montions à l’ombre d’une forêt de pins, et le prince mit pied à terre comme moi. Un quart d’heure après, nous nous trouvâmes au bord d’une vallée moins profonde que l’autre, et formant comme un amphithéâtre de verdure. Des troupeaux paissaient l’herbe autour d’un petit lac, et je remarquai là quelques-uns de ces moutons syriens dont la queue, allourdie par la graisse, pèse jusqu’à vingt livres. Nous descendîmes pour faire rafraîchir les chevaux jusqu’à une fontaine couverte d’un vaste arceau de pierre et de construction antique, à ce qu’il me sembla. Plusieurs femmes, gracieusement drapées, venaient remplir de grands vases, qu’elles posaient ensuite sur leurs têtes ; celles-là naturellement ne portaient pas la haute coiffure des femmes mariées, c’étaient des jeunes filles ou des servantes.
En avançant quelques pas encore au delà de la fontaine, et toujours sous l’ombrage des pins, nous nous trouvâmes à l’entrée du village de Bethmérie, situé sur un plateau, d’où la vue s’étend, d’un côté, vers le golfe, et, de l’autre, sur une vallée profonde, au delà de laquelle de nouvelles crêtes de monts s’estompent dans un brouillard bleuâtre. Le contraste de cette fraîcheur et de cette ombre silencieuse avec l’ardeur des plaines et des grèves qu’on a quittées il y a peu d’heures, est une sensation qu’on n’apprécie bien que sous de tels climats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les arbres et présentaient à peu près le tableau d’un de nos villages du Midi. Nous nous rendîmes à la demeure du cheik, qui était absent, mais dont la femme nous fit servir du lait caillé et des fruits.
Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison, dont le toit écroulé et dont les solives charbonnées indiquaient un incendie récent. Le prince m’apprit que c’étaient les Druses qui avaient mis le feu à ce bâtiment, pendant que plusieurs familles maronites s’y trouvaient rassemblées pour une noce. Heureusement les conviés avaient pu fuir à temps ; mais le plus singulier, c’est que les coupables étaient des habitants de la même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Druses. Les maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux cents pas à peine. Par suite de cette hostilité, une lutte sanglante avait eu lieu, et le pacha s’était hâté d’intervenir en établissant entre les deux parties du village un petit camp d’Albanais, qui vivait aux dépens des populations rivales.
Nous venions de finir notre repas, lorsque le cheik rentra dans sa maison. Après les premières civilités, il entama une longue conversation avec le prince, et se plaignit vivement de la présence des Albanais et du désarmement général qui avait eu lieu dans son district. Il lui semblait que cette mesure n’aurait dû s’exercer qu’à l’égard des Druses, seuls coupables d’attaque nocturne et d’incendie. De temps en temps, les deux chefs baissaient la voix, et, bien que je ne pusse saisir complètement le sens de leur discussion, je pensai qu’il était convenable de m’éloigner un peu, sous prétexte de promenade.
Mon guide m’apprit en marchant que les chrétiens maronites de la province d’El Garb, où nous étions, avaient tenté précédemment d’expulser les Druses disséminés dans plusieurs villages, et que ces derniers avaient appelé à leur secours leurs coreligionnaires de l’Antiliban. De là une de ces luttes qui se renouvellent si souvent. La grande force des Maronites est dans la province du Kesrouan, située derrière Djebaïl et Tripoli, comme aussi la plus forte population des Druses habite les provinces situées de Beyrouth jusqu’à Saint-Jean d’Acre.
Le cheik de Bethmérie se plaignait sans doute au prince de ce que, dans la circonstance récente dont j’ai parlé, les gens du Kesrouan n’avaient pas bougé ; mais ils n’en avaient pas eu le temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu ordinaire de leur part. C’est que la querelle était survenue au moment de payer le miri. Payez d’abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous battrez tant qu’il vous plaira. Le moyen, en effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et s’égorgent au moment même de la récolte ?
Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m’arrêtai sous un bouquet d’arbres, d’où l’on voyait la mer, qui brisait au loin ses flots argentés sur le sable. L’œil domine de là les croupes étagées des monts que nous avions franchis, le cours des petites rivières qui sillonnent les vallées, et le ruban jaunâtre que trace le long de la mer cette belle route d’Antonin, où l’on voit sur les rochers des inscriptions romaines et des bas-reliefs persans. Je m’étais assis à l’ombre, lorsqu’on vint m’inviter à prendre du café chez un moudhir, ou commandant turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée par suite de l’occupation du village par les Albanais.
Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en l’honneur sans doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte des Indes couvrant le sol, un divan de tapisserie et des rideaux de soie. J’eus l’irrévérence d’entrer sans ôter ma chaussure, malgré les observations des valets turcs, que je ne comprenais pas. Le moudhir leur fit signe de se taire, et m’indiqua une place sur le divan sans se lever lui-même. Il fit apporter du café et des pipes, et m’adressa quelques mots de politesse en s’interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet sur des carrés de papier que lui passait son secrétaire, assis, près de lui, sur un tabouret.
Ce moudhir était jeune et d’une mine assez fière. Il commença par me questionner, en mauvais italien, avec toutes les banalités d’usage, sur la vapeur, sur Napoléon et sur la découverte prochaine d’un moyen pour traverser les airs. Après l’avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir lui demander quelques détails sur les populations qui nous entouraient. Il paraissait très-réservé à cet égard ; toutefois il m’apprit que la querelle était venue, là comme sur plusieurs autres points, de ce que les Druses ne voulaient point verser le tribut dans les mains des cheiks maronites, responsables envers le pacha. La même position existe d’une manière inverse dans les villages mixtes du pays des Druses. Je demandai au moudhir s’il y avait quelque difficulté à visiter l’autre partie du village. « Allez où vous voudrez, dit-il ; tous ces gens-là sont fort paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main blanche. » Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d’ailleurs.
Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes compagnons resteraient encore à Bethmérie pendant la plus grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des Druses, accompagné du seul Moussa. Le soleil était dans toute sa force, et, après avoir marché dix minutes, nous rencontrâmes les deux premières maisons.
Il y avait devant celle de droite un jardin en terrasse où jouaient quelques enfants. Ils accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands cris qui firent sortir deux femmes de la maison. L’une d’elles portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d’épouse ou de veuve ; l’autre paraissait plus jeune, et avait la tête couverte d’un simple voile, qu’elle ramenait sur une partie de son visage. Toutefois on pouvait distinguer leur physionomie, qui dans leurs mouvements apparaissait et se couvrait tour à tour comme la lune dans les nuages. L’examen rapide que je pouvais en faire se complétait par les figures des enfants, toutes découvertes, et dont les traits, parfaitement formés, se rapprochaient de ceux des deux femmes. La plus jeune, me voyant arrêté, rentra dans la maison et revint avec une gargoulette de terre poreuse dont elle fit pencher le bec de mon coté à travers les grosses feuilles de cactier qui bordaient la terrasse. Je m’approchai pour boire, bien que je n’eusse pas soif, puisque je venais de prendre des rafraîchissements chez le moudhir. L’autre femme, voyant que je n’avais bu qu’une gorgée, me dit : « Tourid leben ? Est-ce du lait que tu veux ?» Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée. En entendant ce mot leben, je me rappelais qu’il veut dire en allemand la vie. Le Liban tire aussi son nom de ce mot leben, et le doit à la blancheur des neiges qui couvrent ses montagnes, et que les Arabes, au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le lait, — comme la vie ! La bonne femme était accourue de nouveau avec une tasse de lait écumant. Je ne pus refuser d’en boire et j’allais tirer quelques pièces de ma ceinture, lorsque sur le mouvement seul de ma main, ces deux personnes firent des signes de refus très énergiques. Je savais déjà que l’hospitalité a dans le Liban des habitudes plus qu’écossaises : je n’insistai pas.
Autant que j’en ai pu juger par l’aspect comparé de ces femmes et de ces enfants, les traits de la population druse ont quelque rapport avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui répandait sa teinte ambrée sur les visages des petites filles, n’altérait pas la blancheur mate des deux femmes à demi voilées, de telle sorte qu’on pourrait croire que l’habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les levantines, une question de coquetterie. L’air vivifiant de la montagne et l’habitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues. Le fard des Turques leur est donc inutile ; cependant, comme chez ces dernières la teinture ombre leurs paupières et prolonge l’arc de leurs sourcils.
J’allai plus loin : c’étaient toujours des maisons d’un étage au plus bâties en pisé, les plus grandes en pierre rougeâtre, avec des toits plats soutenus par des arceaux intérieurs, des escaliers en dehors montant jusqu’au toit, et dont tout le mobilier, comme on pouvait le voir par les fenêtres grillées ou les portes entrouvertes, consistait en lambris de cèdre sculptés, en nattes et en divans, les enfants et les femmes aimant tout cela sans trop s’étonner du passage d’un étranger, ou m’adressant avec bienveillance le sal-kher (bonjour) accoutumé.
Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie, j’aperçus de l’autre côté de la vallée un couvent où Moussa voulait me conduire, mais la fatigue commençait à me gagner et le soleil était devenu insupportable : je m’assis à l’ombre d’un mur auquel je m’appuyai avec une sorte de somnolence due au peu de tranquillité de ma nuit. Un vieillard sortit de la maison, et m’engagea à venir me reposer chez lui. Je le remerciai, craignant qu’il ne fût déjà tard et que mes compagnons ne s’inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que je refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas le quitter sans accepter quelque chose. Alors il alla chercher de petits abricots (mech-mech), et me les donna, puis il voulut encore m’accompagner jusqu’au bout de la rue. Il parut contrarié en apprenant par Moussa que j’avais déjeuné chez le cheik chrétien.
« C’est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et j’ai le droit de donner l’hospitalité aux étrangers. » Moussa me dit alors que ce vieillard avait été en effet le cheik ou seigneur du village du temps de l’émir Béchir ; mais comme il avait pris parti pour les Égyptiens, l’autorité turque ne voulait plus le reconnaître, et l’élection s’était portée sur un Maronite.
Nous remontâmes à cheval vers trois heures et nous redescendîmes dans la vallée au fond de laquelle coule une petite rivière. En suivant son cours, qui se dirige vers la mer, et remontant ensuite au milieu des rochers et des pins, traversant çà et là des vallées fertiles plantées toujours de mûriers, d’oliviers et de cotonniers, entre lesquels on a semé le blé et l’orge, nous nous trouvâmes enfin sur le bord du Nahr-el-Kelb, c’est-à-dire le fleuve du Chien, l’ancien Lycus, qui répand une eau rare entre les rochers rougeâtres et les buissons de lauriers. Ce fleuve, qui, dans l’été, est à peine une rivière, prend sa source aux cimes neigeuses du haut Liban, ainsi que tous les autres cours d’eau qui sillonnent parallèlement cette côte jusqu’à Antakié, et qui vont se jeter dans la mer de Syrie. Les hautes terrasses du couvent d’Antoura s’élevaient à notre gauche, et les bâtiments semblaient tout près, quoique nous en fussions séparés par de profondes vallées. D’autres couvents grecs, maronites, ou appartenant aux lazaristes européens, apparaissaient, dominant de nombreux villages, et tout cela, qui, comme description, peut se rapporter simplement à la physionomie des Apennins ou des BassesAlpes, est d’un effet de contraste prodigieux, quand on songe qu’on est en pays musulman, à quelques lieues du désert de Damas et des ruines poudreuses de Balbeck. Ce qui fait aussi du Liban une petite Europe industrieuse, libre, intelligente surtout, c’est que là cesse l’impression de ces grandes chaleurs qui énervent les populations de l’Asie. Les cheiks et les habitants aisés ont, suivant les saisons, des résidences qui, plus haut ou plus bas dans des vallées étagées entre les monts, leur permettent de vivre au milieu d’un éternel printemps.
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FIN DE L’EXTRAIT
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