J’espère avoir suffisamment développé mes idées dans les chapitres précédents pour donner à penser au lecteur, et pour le mettre à même de faire des découvertes dans cette brillante carrière ; il ne pourra qu’être satisfait de lui, s’il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule ; les plaisirs que cette faculté lui procurera balanceront du reste les quiproquo qui pourront en résulter. Est-il une jouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ? Le désir éternel et jamais satisfait de l’homme n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? Il veut commander aux armées, présider aux académies ; il veut être adoré des belles, et, s’il possède tout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et porte envie à la cabane des bergers : ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d’heure de voyage avec moi lui en montrera le chemin.
Eh ! Que ne laisse-t-il à l’autre ces misérables soins, cette ambition qui le tourmente ? Viens, pauvre malheureux ! fais un effort pour rompre ta prison, et, du haut du ciel où je vais te conduire, du milieu des orbes célestes et de l’empyrée, regarde la bête, lancée dans le monde, courir toute seule la carrière de la fortune et des honneurs ; vois avec quelle gravité elle marche parmi les hommes : la foule s’écarte avec respect, et, crois-moi, personne ne s’apercevra qu’elle est toute seule ; c’est le moindre souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène, de savoir si elle a une âme ou non, si elle pense ou non. Mille femmes sentimentales l’aimeront à la fureur sans s’en apercevoir ; elle peut même s’élever, sans le secours de ton âme, à la plus haute faveur et à la plus grande fortune. Enfin, je ne m’étonnerais nullement si, à notre retour de l’empyrée, ton âme, en rentrant chez elle, se trouvait dans la bête d’un grand seigneur.