Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je bats la campagne pour me tirer d’affaire : on se tromperait fort, car mon voyage continue réellement ; et pendant que mon âme, se repliant sur elle-même, parcourait dans le chapitre précédent les détours tortueux de la métaphysique, j’étais dans mon fauteuil, sur lequel je m’étais renversé, de manière que ses deux pieds antérieurs étaient élevés à deux pouces de terre ; et tout en me balançant à droite et à gauche, et gagnant du terrain, j’étais insensiblement parvenu tout près de la muraille. C’est la manière dont je voyage lorsque je ne suis pas pressé. Là, ma main s’était emparée machinalement du portrait de Mme de Hautcastel, et l’autre s’amusait à ôter la poussière qui le couvrait.
Cette occupation lui donnait un plaisir tranquille, et ce plaisir se faisait sentir à mon âme, quoiqu’elle fût perdue dans les vastes plaines du ciel ; car il est bon d’observer que, lorsque l’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux sens par je ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se déranger de ses occupations, il peut prendre part aux jouissances paisibles de l’autre ; mais si ce plaisir augmente à un certain point, ou si elle est frappée par quelque spectacle inattendu, l’âme aussitôt reprend sa place avec la vitesse de l’éclair.
C’est ce qui m’arriva tandis que je nettoyais le portrait.
À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître les boucles de cheveux blonds et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de cœur et partagea sympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devint moins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup, découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ; mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir du spectacle.
Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-Elysées, eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pas demeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouillée qu’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcils et les yeux, sur le nez, sur les joues, sur cette bouche ; ah ! Dieu ! Le cœur me bat, sur le menton, sur le sein : ce fut l’affaire d’un moment ; toute la figure parut renaître et sortir du néant. Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autre dans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en la partageant.
Cette situation singulière et imprévue fit disparaître le temps et l’espace pour moi. J’existai pour un instant dans le passé et je rajeunis, contre l’ordre de la nature. Oui, la voilà, cette femme adorée, c’est elle-même, je la vois qui sourit ; elle va parler pour dire qu’elle m’aime. Quel regard ! Viens, que je te serre contre mon cœur, âme de ma vie, ma seconde existence ! Viens partager mon ivresse et mon bonheur ! Ce moment fut court, mais il fut ravissant : la froide raison reprit bientôt son empire, et, dans l’espace d’un clin d’œil, je vieillis d’une année entière : mon cœur devint froid, glacé et je me trouvai de nouveau avec la foule des indifférents qui pèsent sur le globe.