L'ancien esprit de découvertes paraissait entièrement éteint. Le voyage d'Ellis à la baie d'Hudson, en 1747, n'avait pas répondu aux espérances de ceux qui avaient avancé des fonds pour cette entreprise. Le capitaine Bouvet avait cru apercevoir, le 1er janvier 1739, une terre par les 54° sud : il paraît aujourd'hui probable que ce n'était qu'un banc de glace ; et cette méprise a retardé les progrès de la géographie. Les faiseurs de systèmes, qui, du fond de leurs cabinets, tracent la figure des continents et des îles, avaient conclu que le prétendu cap de la Circoncision était la pointe septentrionale des Terres australes, dont l'existence leur paraissait démontrée comme nécessaire à l'équilibre du globe.
Ces deux voyages devaient avec raison décourager des particuliers qui, par un simple esprit de curiosité, sacrifiaient des sommes considérables à un intérêt qui avait cessé depuis longtemps de fixer les yeux des différentes puissances maritimes de l'Europe.
En 1764, l'Angleterre ordonna une nouvelle expédition dont le commandement fut confié au commodore Byron. Les relations de ce voyage, ainsi que celles des navigateurs Wallis, Carteret et Cook, sont généralement connues.
Au mois de novembre 1766, M. de Bougainville partit de Nantes, avec la frégate [N. 1-1] la Boudeuse et la flûte [N. 1-2] l'Etoile ; il suivit à peu près la même route que les navigateurs anglais ; il découvrit plusieurs îles, et son voyage, écrit avec intérêt, n'a pas peu servi à donner aux Français ce goût des découvertes qui venait de renaître avec tant d'énergie en Angleterre.
En 1771, M. de Kerguelen fut expédié pour un voyage vers le continent austral dont l'existence, à cette époque, n'était pas même contestée des géographes ; en décembre de la même année, il eut connaissance d'une île : le mauvais temps l'empêcha d'en achever la découverte. Plein des idées de tous les savants de l'Europe, il ne douta pas qu'il n'eût aperçu un cap des Terres australes. Son empressement à venir annoncer cette nouvelle ne lui permit pas de différer un instant son retour ; il fut reçu en France comme un nouveau Christophe Colomb.
M. de Kerguelen eut ordre d'aller lever le plan du prétendu continent qu'il avait aperçu : on sait le mauvais succès de ce second voyage ; mais le capitaine Cook, le premier des navigateurs, n'aurait pu réussir dans une pareille entreprise avec un vaisseau de soixante-quatre canons, une frégate de trente-deux, et sept cents hommes d'équipage : peut-être n'aurait-il point accepté ce commandement, ou il aurait fait adopter d'autres idées. Enfin, M. de Kerguelen revint en France aussi peu instruit que la première fois. On ne s'occupa plus de découvertes. Le roi mourut pendant le cours de cette expédition. La guerre de 1778 [N. 1-3] tourna tous les regards vers des objets bien opposés : on n'oublia pas cependant que nos ennemis avaient en mer la Découverte et la Résolution, et que le capitaine Cook, travaillant à l'agrandissement des connaissances humaines, devait être l'ami de toutes les nations de l'Europe.
L'objet principal de la guerre de 1778 était d'assurer la tranquillité des mers ; il fut rempli par la paix de 1783. Ce même esprit de justice qui avait fait prendre les armes, pour que les pavillons des nations les plus faibles sur mer y fussent respectés à l'égal de ceux de France et d'Angleterre, devait, pendant la paix, se porter vers ce qui peut contribuer au plus grand bien-être de tous les hommes.
Les sciences, en adoucissant les mœurs, ont peut-être, plus que les bonnes lois, contribué au bonheur de la société.
Les voyages de divers navigateurs anglais, en étendant nos connaissances, avaient mérité la juste admiration du monde entier : l'Europe avait apprécié les talents et le grand caractère du capitaine Cook. Mais, dans un champ aussi vaste, il restera pendant bien des siècles de nouvelles connaissances à acquérir, des côtes à relever, des plantes, des arbres, des poissons, des oiseaux à décrire, des minéraux, des volcans à observer, des peuples à étudier, et peut-être à rendre plus heureux ; car enfin une plante farineuse, un fruit de plus sont des bienfaits inestimables pour les habitants des îles de la mer du Sud.
Ces différentes réflexions firent adopter le projet d'un voyage autour du monde ; des savants de tous les genres furent employés dans cette expédition. M. Dagelet, de l'Académie des sciences, et M. Monge, l'un et l'autre professeurs de mathématiques à l'Ecole militaire, furent embarqués en qualité d'astronomes ; le premier sur la Boussole, et le second sur l'Astrolabe. M. de Lamanon, de l'Académie de Turin, correspondant de l'Académie des sciences, fut chargé de la partie de l'histoire naturelle de la terre et de son atmosphère, connue sous le nom de géologie. M. l'abbé Mongès, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, rédacteur du Journal de physique, devait examiner les minéraux, en faire l'analyse et contribuer au progrès des différentes parties de la physique. M. de Jussieu désigna M. de La Martinière, docteur en médecine de la faculté de Montpellier, pour la partie de la botanique ; il lui fut adjoint un jardinier du Jardin du Roi pour cultiver et conserver les plantes et graines de différentes espèces que nous aurions la possibilité de rapporter en Europe : sur le choix qu'en fit M. Thouin, M. Collignon fut embarqué pour remplir ces fonctions. MM. Prevost, oncle et neveu, furent chargés de peindre tout ce qui concerne l'histoire naturelle. M. Dufresne, grand naturaliste, et très habile dans l'art de classer les différentes productions de la nature, nous fut donné par M. le contrôleur général. Enfin, M. Duché de Vancy reçut ordre de s'embarquer pour peindre les costumes, les paysages, et généralement tout ce qu'il est souvent impossible de décrire.
L'Académie des sciences, la Société de médecine adressèrent chacune un mémoire à M. le maréchal de Castries sur les observations les plus importantes que nous aurions à faire pendant cette campagne.
M. l'abbé Tessier, de l'Académie des sciences, proposa un moyen pour préserver l'eau douce de la corruption. M. Du Fourni, ingénieur architecte, nous fit part aussi de ses observations sur les arbres et sur le nivellement des eaux de la mer. M. Le Dru nous proposa dans un mémoire de faire plusieurs observations sur l'aimant, par différentes latitudes et longitudes ; il y joignit une boussole d'inclinaison de sa composition, qu'il nous pria de comparer avec le résultat que nous donneraient les deux boussoles d'inclinaison qui nous furent prêtées par les commissaires du bureau des longitudes de Londres. Je dois ici témoigner ma reconnaissance au chevalier Banks, qui, ayant appris que M. de Monneron ne trouvait point à Londres de boussole d'inclinaison, voulut bien nous faire prêter celles qui avaient servi au célèbre capitaine Cook. Je reçus ces instruments avec un sentiment de respect religieux pour la mémoire de ce grand homme.
M. de Monneron, capitaine au corps du génie, qui m'avait suivi dans mon expédition de la baie d'Hudson, fut embarqué en qualité d'ingénieur en chef ; son amitié pour moi autant que son goût pour les voyages le déterminèrent à solliciter cette place : il fut chargé de lever les plans, d'examiner les positions. M. Bernizet, ingénieur géographe, lui fut adjoint pour cette partie.
Enfin M. de Fleurieu, ancien capitaine de vaisseau, directeur des ports et arsenaux, dressa lui-même les cartes qui devaient nous servir pendant le voyage ; il y joignit un volume entier de notes les plus savantes, et des discussions sur les différents voyageurs, depuis Christophe Colomb jusqu'à nos jours. Je lui dois un témoignage public de reconnaissance pour les lumières que je tiens de lui et pour l'amitié dont il m'a si souvent donné des preuves.
M. le maréchal de Castries, ministre de la Marine, qui m'avait désigné au roi pour ce commandement, avait donné les ordres les plus formels dans les ports pour que tout ce qui pouvait contribuer au succès de cette campagne nous fût accordé.
J'avais eu le choix de tous les officiers ; je désignai pour le commandement de l'Astrolabe M. de Langle, capitaine de vaisseau, qui montait l'Astrée dans mon expédition de la baie d'Hudson, et qui m'avait, dans cette occasion, donné les plus grandes preuves de talent et de caractère. Cent officiers se proposèrent à M. de Langle et à moi pour faire cette campagne.
Je partis le 1er juillet pour Brest, où j'arrivai le 4 ; je trouvai l'armement des deux frégates très avancé. On avait suspendu l'embarquement de différents effets, parce qu'il me fallait opter entre quelques articles propres aux échanges avec les sauvages ou des vivres dont j'aurais bien voulu me pourvoir pour plusieurs années ; je donnai la préférence aux effets de traite en songeant qu'ils pourraient nous procurer des comestibles frais, et qu'à cette époque ceux que nous aurions à bord seraient presque entièrement altérés.
Nous avions en outre à bord un bot ponté, en pièces, d'environ vingt tonneaux, deux chaloupes biscayennes, un grand mât, une mèche de gouvernail, un cabestan ; enfin, ma frégate contenait une quantité d'effets incroyables. M. de Clonard, mon second, l'avait arrimée avec ce zèle et cette intelligence dont il a si souvent donné des preuves. L'Astrolabe avait embarqué exactement les mêmes articles.
Nous fûmes en rade le 11 ; nos bâtiments étaient tellement encombrés qu'il était impossible de virer au cabestan ; mais nous partions dans la belle saison et nous avions l'espoir d'arriver à Madère sans essuyer de mauvais temps.
Le 12, nous passâmes la revue. Ce même jour, les horloges astronomiques qui devaient nous servir pour vérifier dans les relâches le mouvement journalier des horloges marines furent embarquées sur les deux bâtiments.
MM. Dagelet, Monge, ainsi que les autres savants et artistes, m'avaient précédé à Brest ; mais, avant l'arrivée des deux astronomes, MM. de Langle et d'Escures avaient observé la marche des horloges marine : malheureusement, l'horloge astronomique à laquelle on comparait les premières fut reconnue si mauvaise qu'il fallut recommencer ce travail.
Les vents d'ouest nous retinrent en rade jusqu'au premier d'août ; il y eut pendant ce temps des brumes et de la pluie. Je craignis que l'humidité ne nuisît à la santé de nos équipages ; nous ne débarquâmes cependant, dans l'espace de dix-neuf jours, qu'un seul homme ayant la fièvre ; mais nous découvrîmes six matelots et un soldat attaqués de la maladie vénérienne, et qui avaient échappé à la visite de nos chirurgiens.
Je mis à la voile de la rade de Brest le 1er août. Ma traversée jusqu'à Madère n'eut rien d'intéressant ; nous y mouillâmes le 13 ; les vents nous furent constamment favorables : cette circonstance était bien nécessaire à nos vaisseaux qui, trop chargés sur l'avant, gouvernaient fort mal. Pendant les belles nuits de cette traversée, M. de Lamanon observa les points lumineux qui sont dans l'eau de la mer, et qui proviennent, selon mon opinion, de la dissolution des corps marins. Si des insectes produisaient cette lumière, comme l'assurent plusieurs physiciens, ils ne seraient pas répandus avec cette profusion depuis le pôle jusqu'à l'équateur et ils affecteraient certains climats.
La Pérouse séjourne à Madère du 13 au 16 Août, puis repart pour Ténériffe.
Notre traversée jusqu'à Ténériffe ne fut que de trois jours ; nous y mouillâmes le 19 à trois heures après midi. J'eus connaissance, le 18 au matin, de l'île Salvage dont je rangeai la partie de l'est à environ une demie lieu : elle est très saine ; et quoique je n'aie pas eu occasion de sonder, je suis convaincu qu'il y a cent brasses d'eau jusqu'à une encablure de terre. Cette île est entièrement brûlée ; il n'y a pas un seul arbre ; elle paraît formée par des couches de lave et d'autres matières volcaniques : nous avons fait plusieurs relèvements pour en déterminer le gisement.
Les différentes observations de MM. de Fleurieu, Verdun et Borda ne laissent rien à désirer sur les îles de Madère, Salvage et de Ténériffe ; aussi les nôtres n'ont-elles eu pour objet que la vérification de nos instruments et la marche de nos horloges marines, qui avait été assez bien déterminée à Brest par les observations de M. Dagelet pour que nous puissions compter pendant plusieurs jours sur les longitudes qu'elles nous donneraient : l'atterrage de l'île de Madère était très propre à nous faire connaître le degré d'exactitude que nous devions en attendre.
Le peu de séjour que nous fîmes dans cette île ne nous permit pas d'y établir d'observatoire. MM. Dagelet, d'Escures et Boutin firent seulement quelques relèvements du mouillage, dont je n'ai pas fait tracer le plan parce qu'il se trouve dans différents voyages imprimés. Nous nous occupâmes le 18 août à faire des relèvements sur l'île Salvage ; je crois pouvoir fixer sa longitude occidentale par 18° 13', et sa latitude nord par 30° 8' 15".
Dès mon arrivée à Ténériffe, je m'occupai de l'établissement d'un observatoire à terre ; nos instruments y furent placés le 22 août, et nous déterminâmes la marche de nos horloges astronomiques, par des hauteurs correspondantes du soleil ou des étoiles, afin de vérifier le plus promptement possible le mouvement des horloges marines des deux frégates.
Considérations sur les horloges marines.
Plusieurs observations relatives à la latitude et à la longitude furent faites à Sainte-Croix de Ténériffe, que nous croyons pouvoir fixer à 18° 36' 30" de longitude occidentale et 28° 27' 30" de latitude nord. Enfin, nous terminâmes notre travail par des expériences sur les boussoles d'inclinaison ; nous trouvâmes très peu d'accord dans les résultats, et nous ne les rapportons que pour prouver combien cette espèce d'instrument est encore éloignée du point de perfection nécessaire pour mériter la confiance des observateurs. Nous présumons cependant que la quantité de fer dont tout le sol de l'île de Ténériffe est imprégné n'a pas peu contribué aux énormes différences que nous avons remarquées.
Le 30 août au matin, je mis à la voile avec un vent de nord-nord-est assez frais. Nous avions pris à bord de chaque bâtiment soixante pipes de vin : cette opération nous avait obligés de désarrimer la moitié de notre cale pour trouver les tonneaux vides qui étaient destinés à le contenir. Ce travail nous occupa dix jours ; à la vérité, le peu de célérité des fournisseurs fut ce qui nous retarda : ce vin venait d'Orotava, petite ville qui est de l'autre côté de l'île.
J'ai déjà rendu compte de la manière dont les astronomes avaient employé leur temps : nos naturalistes voulurent aussi mettre à profit leur séjour dans la rade de Sainte-Croix ; ils partirent pour le Pic avec plusieurs officiers des deux bâtiments. M. de La Martinière herborisa dans la route ; il trouva plusieurs plantes curieuses. M. de Lamanon mesura la hauteur du Pic avec son baromètre qui descendit, sur le sommet de la montagne, à 18 pouces 4 lignes trois dixièmes. Par l'observation faite à Sainte-Croix de Ténériffe dans le même instant, il était à 28 pouces 3 lignes. Le thermomètre, qui marquait 24 degrés et demi à Sainte-Croix, se tint constamment à 9 degrés sur le haut du Pic. Je laisse à chacun la liberté d'en calculer la hauteur. Cette manière est si peu rigoureuse que je préfère les données aux résultats. M. de Monneron, capitaine au corps du génie, fit aussi le voyage du Pic dans l'intention de le niveler jusqu'au bord de la mer ; c'était la seule manière de mesurer cette montagne qui n'eût pas été essayée. Les difficultés locales ne pouvaient l'arrêter si elles n'étaient insurmontables, parce qu'il était extrêmement exercé à ce genre de travail.
Il trouva sur le terrain que les obstacles étaient beaucoup moindres qu'il ne l'avait imaginé. M. de Monneron fut obligé de laisser imparfait un travail qu'il regardait comme fini, qui lui avait coûté des peines incroyables et une dépense assez considérable ; car il avait été obligé de louer sept mules et huit hommes pour porter son bagage et l'aider dans son opération. Afin de ne pas perdre entièrement le fruit de son travail, il arrêta les principaux points : une journée suffirait aujourd'hui pour achever ce nivellement, qui peut offrir un résultat plus satisfaisant qu'aucun de ceux qui ont été donnés jusqu'à présent par les différents voyageurs.
Nous ne pûmes faire route qu'à trois heures après midi du 30 août. Nous étions encore plus encombrés d'effets qu'à notre départ de Brest ; mais chaque jour devait les diminuer, et nous n'avions plus que du bois et de l'eau à trouver jusqu'à notre arrivée aux îles de la mer du Sud. Je comptais me pourvoir de ces deux articles à la Trinité ; car j'étais décidé à ne pas relâcher aux îles du Cap-Vert, qui dans cette saison sont très malsaines, et la santé de nos équipages était le premier des biens : c'est pour la leur conserver que j'ordonnai de parfumer les entreponts, de faire branlebas tous les jours, depuis huit heures du matin jusqu'au soleil couchant. Mais, afin que chacun eût assez de temps pour dormir, l'équipage fut mis à trois quarts ; en sorte que huit heures de repos succédaient à quatre heures de service. Comme je n'avais à bord que le nombre d'hommes rigoureusement nécessaire, cet arrangement ne put avoir lieu que dans les belles mers, et j'ai été contraint de revenir à l'ancien usage lorsque j'ai navigué dans les parages orageux.
Nous coupâmes l'équateur le 29 septembre par 18° de longitude occidental : j'aurais désiré, d'après mes instructions, pouvoir le passer beaucoup plus à l'ouest ; mais, heureusement, les vents nous portèrent toujours vers l'est. Sans cette circonstance, il m'eût été impossible de prendre connaissance de la Trinité.
J'ai passé, suivant mon point, sur le bas-fond où le vaisseau le Prince crut avoir touché en 1747. Nous n'avons eu aucun indice de terre, à l'exception de quelques oiseaux connus sous le nom de frégates qui nous ont suivis en assez grand nombre depuis 8° de latitude nord jusqu'à 3° de latitude sud ; nos bâtiments ont été, pendant ce même temps, environnés de thons, mais nous en avons très peu pris parce qu'ils étaient si gros qu'ils cassaient toutes nos lignes : chacun de ceux que nous avons pêchés pesait au moins soixante livres.
Les marins qui craignent de trouver, dans cette saison, des calmes sous la ligne sont dans la plus grande erreur : nous n'avons pas été un seul jour sans vent et nous n'avons eu de la pluie qu'une fois ; elle fut à la vérité assez abondante pour nous permettre de remplir vingt-cinq barriques.
La crainte d'être porté trop à l'est dans l'enfoncement du golfe de Guinée est aussi chimérique : on trouve les vents de sud-est de très bonne heure.
Peu de jours après notre départ de Ténériffe, nous perdîmes de vue ces beaux ciels qu'on ne trouve que dans les zones tempérées : une blancheur terne, qui tenait le milieu entre la brume et les nuages, dominait toujours ; l'horizon avait moins de trois lieues d'étendue ; mais, après le coucher du soleil, cette vapeur se dissipait et les nuits étaient constamment très belles.
Le 11 octobre, nous fîmes un très grand nombre d'observations de distances de la lune au soleil pour déterminer la longitude et nous assurer de la marche de nos horloges marines.
Détails du résultat des observations.
C'est d'après ces opérations que nous avons déterminé la position en longitude des îles Martin-Vas et de l'île de la Trinité. Nous avons aussi déterminé très soigneusement les latitudes, non seulement en observant avec exactitude la hauteur méridienne du soleil, mais en prenant un très grand nombre de hauteurs près du méridien et en les réduisant toutes à l'instant du midi vrai, conclu par des hauteurs correspondantes. Les erreurs les plus fortes que nous ayons pu avoir par cette méthode n'excèdent pas 20 secondes.
Le 16 octobre, à dix heures du matin, nous aperçûmes les îles Martin-Vas, dans le nord-ouest, à cinq lieues.
Après avoir bien déterminé leur position et après avoir fait des relèvements pour pouvoir tracer sur le plan leurs positions entre elles, je fis route au plus près, tribord amure, vers l'île de la Trinité, distante de Martin-Vas d'environ neuf lieues dans l'ouest un quart sud-ouest. Ces îles Martin-Vas ne sont, à proprement parler, que des rochers ; le plus gros peut avoir un quart de lieue de tour : il y a trois îlots séparés entre eux par de très petites distances, lesquels, vus d'un peu loin, paraissent comme cinq têtes.
Au coucher du soleil, je vis l'île de la Trinité qui me restait à l'ouest 8° nord.
A dix heures du matin, je n'étais plus qu'à deux lieues et demie de la pointe du sud-est qui me restait au nord-nord-ouest et j'aperçus, au fond de l'anse formée par cette pointe, un pavillon portugais hissé au milieu d'un petit fort autour duquel il y avait cinq ou six maisons en bois. La vue de ce pavillon piqua ma curiosité ; je me décidai à envoyer un canot à terre, afin de m'informer de l'évacuation et de la cession des Anglais ; car je commençais déjà à voir que je ne pourrais me procurer à la Trinité ni l'eau ni le bois dont j'avais besoin : nous n'apercevions que quelques arbres sur le sommet des montagnes. La mer brisait partout avec tant de force que nous ne pouvions supposer que notre chaloupe pût y aborder avec quelque facilité. Je pris donc le parti de courir des bordées toute la journée, afin de me trouver le lendemain, à la pointe du jour, assez au vent pour pouvoir gagner le mouillage, ou du moins envoyer mon canot à terre.
Le lendemain 18 octobre au matin, l'Astrolabe, n'étant qu'à une demie lieue de terre, détacha la biscayenne commandée par M. de Vaujuas, lieutenant de vaisseau. M. de La Martinière et le père Receveur, naturaliste infatigable, accompagnèrent cet officier : ils descendirent au fond de l'anse, entre deux rochers ; mais la lame était si grosse que le canot et son équipage auraient infailliblement péri sans les secours prompts que les Portugais lui donnèrent ; ils tirèrent le canot sur la grève pour le mettre à l'abri de la fureur de la mer ; on en sauva tous les effets, à l'exception du grappin qui fut perdu. M. de Vaujuas compta dans ce poste environ deux cents hommes, dont quinze seulement en uniforme, les autres en chemise. Le commandant de cet établissement, auquel on ne peut donner le nom de colonie puisqu'il n'y a point de culture, lui dit que le gouverneur de Rio Janeiro avait fait prendre possession de l'île de la Trinité depuis environ un an ; il ignorait ou il feignait d'ignorer que les Anglais l'eussent précédemment occupée.
Ce commandant se crut dans la triste nécessité de déguiser sur tous les points la vérité ; il prétendait que sa garnison était de quatre cents hommes et son fort armé de vingt canons ; tandis que nous sommes certains qu'il n'y en avait pas un seul en batterie aux environs de l'établissement. Cet officier était dans une telle crainte qu'on ne s'aperçût du misérable état de son gouvernement qu'il ne voulut jamais permettre à M. de La Martinière et au père Receveur de s'éloigner du rivage pour herboriser. Après avoir donné à M. de Vaujuas toutes les marques extérieures d'honnêteté et de bienveillance, il l'engagea à se rembarquer en lui disant que l'île ne fournissait rien.
Dès la pointe du jour, j'avais aussi envoyé à terre un canot commandé par M. Boutin, lieutenant de vaisseau, accompagné de MM. de Lamanon et Monneron ; mais j'avais défendu à M. Boutin de descendre si la biscayenne de l'Astrolabe était arrivée avant lui : dans ce cas, il devait sonder la rade et en tracer le plan le mieux qu'il lui serait possible dans un si court espace de temps. M. Boutin ne s'approcha en conséquence que jusqu'à une portée de fusil du rivage ; toutes les sondes lui rapportèrent un fond de roc, mêlé d'un peu de sable. M. de Monneron dessina le fort tout aussi bien que s'il avait été sur la plage ; et M. de Lamanon fut à portée de voir que les rochers n'étaient que du basalte, ou des matières fondues, restes de quelques volcans éteints.
D'après le rapport de M. de Vaujuas et de M. Boutin, il était évident que nous ne pouvions trouver à la Trinité l'eau et le bois qui nous manquaient. Je me décidai tout de suite à faire route pour l'île Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil : c'était l'ancienne relâche des bâtiments français qui allaient dans la mer du Sud.
Mais, en dirigeant ma route vers l'île Sainte-Catherine, je voulus m'assurer de l'existence de l'île de l'Ascençaon, que M. Daprès place à cent lieues dans l'ouest de la Trinité et à 15 minutes seulement plus sud. Suivant le journal de M. Poncel de La Haye, qui commandait la frégate la Renommée, j'étais certain que différents navigateurs, entre autres Frézier, homme très éclairé, avaient cru aborder à l'Ascençaon et qu'ils n'avaient été réellement qu'à la Trinité. Malgré l'autorité de M. Poncel de La Haye, je crus que ce point de géographie demandait un nouvel éclaircissement. Les deux jours que nous passâmes vers la partie sud de l'île de la Trinité nous mirent à portée de faire les relèvements d'après lesquels M. Bernizet traça le plan de la partie sud de l'île : il diffère très peu de celui du docteur Halley, qui m'avait été remis par M. de Fleurieu. La vue peinte par M. Duché de Vancy est d'une vérité si frappante qu'elle suffira seule pour que les navigateurs qui aborderont dans la partie du sud de la Trinité ne puissent jamais se tromper.
La nature n'avait certainement pas destiné ce rocher à être habité, les hommes ni les animaux n'y pouvant trouver leur subsistance ; mais les Portugais ont craint que quelque nation de l'Europe ne profitât de ce voisinage pour établir un commerce interlope avec le Brésil : c'est à ce seul motif, sans doute, qu'on doit attribuer l'empressement qu'ils ont montré d'occuper une île qui, à tout autre égard, leur est entièrement à charge.
Le 18 octobre à midi, je fis route à l'ouest pour l'Ascençaon jusqu'au 24 au soir que je pris le parti d'abandonner cette recherche : j'avais fait alors cent quinze lieues à l'ouest, et le temps était assez clair pour découvrir dix lieues en avant. Ainsi, je puis assurer que l'île de l'Ascençaon n'existe pas jusqu'à 7 degrés environ de longitude occidentale du méridien de la Trinité, entre les latitudes sud de 20° 10' et de 20° 50', ma vue ayant pu embrasser tout cet espace.
Le 25 octobre, nous essuyâmes un orage des plus violents. A huit heures du soir, nous étions au centre d'un cercle de feu ; les éclairs partaient de tous les points de l'horizon : le feu Saint-Elme se posa sur la pointe du paratonnerre, mais ce phénomène ne nous fut pas particulier ; l'Astrolabe, qui n'avait point de paratonnerre, eut également le feu Saint-Elme sur la tête de son mât. Depuis ce jour, le temps fut constamment mauvais jusqu'à notre arrivée à l'île Sainte-Catherine ; nous fûmes enveloppés d'une brume plus épaisse que ceIIe que nous aurions pu trouver sur les côtes de Bretagne au milieu de l'hiver. Nous mouiIIâmes le 6 de novembre entre l'île Sainte-Catherine et le continent, par sept brasses, fond de sable vaseux.
Après quatre-vingt-seize jours de navigation, nous n'avions pas un seul malade : la différence des climats, les pluies, les brumes, rien n'avait altéré la santé des équipages ; mais nos vivres étaient d'une excellente qualité. Je n'avais négligé aucune des précautions que l'expérience et la prudence pouvaient m'indiquer ; nous avions eu en outre le plus grand soin d'entretenir la gaieté en faisant danser les équipages chaque soir, lorsque le temps le permettait, depuis huit heures jusqu'à dix.