Le « Voyage en Orient » est un récit poétique de voyage publié en 1851 par Gérard de Nerval. C’est un nouveau chef d’œuvre, le pendant optimiste et attachant à des œuvres plus sombres ou oniriques comme Aurélia ou Les filles du feu
Le voyage seconde moitié du Dix Neuvième siècle
Le « Voyage » se situe un peu à mi-chemin dans l’œuvre de Nerval. C’est une période plus gaie et réjouissante de la vie du grand écrivain. Elle vient après ses premières traductions du Faust de Goethe mais avant les grandes œuvres que sont Aurélia, "Sylvie", Angélique.
C’est le 22 Décembre 1842 qu’il part pour l’Orient, il en reviendra à peu près un an plus tard, après être passé par Alexandrie, Le Caire, Constantinople, Malte, Naples…Les premiers articles commenceront à paraître à partir de 1844, puis l’ensemble sera publié comme œuvre « à part entière » en 1851.
Le premier tome couvre l’Europe Centrale et l’Egypte, tandis que le second traite du Liban et de la Turquie. Gérard de Nerval n’est pas le premier occidental à voyager en « touriste littéraire ». Bien avant lui Goethe le fit fameusement en Italie. Mais Nerval s’inscrit dans une tradition de voyageurs poètes épris d’exotisme toute Dix Neuvième siècle. Passons les (très rapidement) en revue. Lord Byron part en 1809 à la suite de la mort de son chien, visite Malte, la Grèce, Constantinople…Et revient. Chateaubriand entreprend un voyage en Orient publié en 1811 sous le titre « L’itinéraire de Paris à Jérusalem ». Lamartine publie aussi un « Voyage en Orient » en 1835. Même l’ami de Nerval, Théophile Gautier publie un célèbre "Voyage en Espagne" en 1843 juste avant que Nerval ne parte.
Nul doute que le voyage à cette époque est une affaire romantique. Tout ceci est très cohérent, finalement. Si les Allemands, les vrais inspirateurs du Romantisme voyagent dans le temps ou dans le rêve, au fil de la langue allemande avec ses accrocs gutturaux comme des racines proéminentes, et son murmure de rivière, ah, les ruines, les forêts, les brumes, les clairs de lune du Romantisme allemand…, les Français qui n’ont de Romantisme que le nom vont le chercher dans une quête exotique qui déjà s’apparente à un voyage hors du temps, ou dans le passé, vers des systèmes de valeurs qui en les éloignant des schémas de pensée étouffants auxquels ils ne pouvaient s’adapter, cette « civilisation » à la fois oppressante et pessimiste qui déjà annonce l’expressionnisme et le post-modernisme (dont l’acte de naissance est Illuminations d’Arthur Rimbaud), leur permettent enfin d’assumer pleinement une liberté d’être qui leur faisait cruellement défaut. Puis, l’inconfort de leur inutilité finit par les ramener au bercail.
Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval
Les passages sur la Suisse, Vienne, et la Grèce sont intéressants, somptueusement écrits comme toujours, mais ils ne méritent pas vraiment de commentaires ou de paraphrase. C’est l’Egypte qui nous passionne. D’abord, c’est fort amusant puisque Nerval touche à tout, traite de tout : les descriptions, jamais ennuyeuses, les mœurs, les hommes, les coloniaux, la marque de Napoléon et les Mameluks et soldats de la vieille garde oubliés au passage, les femmes, les esclaves, l’ésotérisme, considérations anthropologiques comme historiques…
Arrivé au Caire, Nerval cherche où loger, il s’initie à la langue, provoque la méfiance et la gêne des voisins ou du propriétaire, puisqu’il n’a pas de femme à lui, cherche conseil auprès d’un vieil homme qui lui offre une litanie de solutions, se décide à acheter une esclave mais jette son dévolu sur une Javanaise dont personne ne veut et qui se prend pour une grande dame, se ruine en domesticité, avant finalement de quitter le Caire, remonter le Nil et nous enchanter de ses descriptions et rencontres toujours incongrues.
Quelques passages qui nous plurent :
« Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant son narguilé, à relire un petit nombre de mêmes livres, sous prétexte que rien n’est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes choses ? » On dirait presque une critique de « La nef des fous » de Sebastian Brant.
Quelle description : « Nous nous arrachâmes avec peine à cet horizon magique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes d’une autre partie du monde, où il semblait que nous fussions transportés par miracle… » On s’arrête là, mais il faut lire la suite !
Il nous conte ensuite une légende sur les pyramides qui explique leur construction par l’anticipation du Déluge : « Ce fut alors que le roi fit construire les pyramides dans cette forme angulaire propre à soutenir le choc des astres, et poser ces pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées avec une précision telle, que ni le feu du ciel ni le déluge ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se réfugier au besoin le roi et les grands du royaume, avec les livres et images des sciences, les talismans et tout ce qu’il importait de conserver pur l’avenir de la race humaine. »
Et il nous invite au café, et nous le suivons dans ses pérégrinations dans les ruelles étroites aux murs assommés de soleil, sur les placettes flanquées d’hôtels et de palais où l’imagination divague, calmée par la fraîcheur des sycomores et des figuiers de pharaon, jusqu’à l’entrée du « plus beau café du Mousky ».
Par moments, surtout vers la fin, quand il nous abreuve de toutes ces légendes, on ressent fortement l’influence des Mille et Une nuits. Puis on lui raconte une légende qui lui rappelle celle d’Adam et Eve, et comme il s’agit de la deuxième légende égyptienne au moins qui rappelle la Genèse, nous ne manquerons pas de faire l’association entre le peuple Juif et les Egyptiens, et surtout cette théorie dont la poésie « historique » nous avait saisis à l’époque, celle qui associe la naissance de la religion Juive avec le culte d’Aton, et celle qui lie les sept plaies d’Egypte avec l’éruption de l’époque minoenne qui mit fin à la possible civilisation Atlantide. Ce jeu de circonstances historiques reliées entre elles par des évènements naturels, Atlantide-Santorin, Aton et Moïse, nous semble très poétique, et c’est une hypothèse/légende qui aurait sûrement plu à Nerval.
Mais Nerval ne s’arrête pas là, et en quittant l’Egypte pour rejoindre le Liban, il nous gratifie de remarques politiques sur la diversité des fois et des sectes en Syrie, décrit les multiples quartiers Grecs qui forment le nerf commerçant de tant de villes d’Orient, et songe aux puissances maritimes de Venise et de Gênes. Existe-t-il meilleur récit de voyage ? Probablement pas. De plus, l’écriture de Nerval garde toujours de ces résonances modernes, et jamais ce qu’il dit n’est ennuyeux, car, probablement l’un des premiers, il ne se contente pas de faire de belles phrases, il écrit d’une écriture introspective, et nous touche :
Ceci résume sa raison d’être là, là-bas, ceci résume ce que ressentent les voyageurs au premier jour, lorsque le matin se lève, et que tous surpris d’être libres de cette civilisation qui insupportablement nous pèse… : « Que notre vie est quelque chose d’étrange ! Chaque matin, dans ce demi-sommeil où la raison triomphe peu à peu des folles images du rêve, je sens qu’il est naturel, logique et conforme à mon origine parisienne de m’éveiller aux clartés d’un ciel gris, au bruit des roues broyant les pavés, dans quelque chambre d’un aspect triste, garnie meubles anguleux, où l’imagination se heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, et c’est avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j’ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d’un monde qui est la parfaite antithèse du notre. »
© 2012- Les Editions de Londres