J’ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d’un touriste parti de Paris en plein novembre. C’est une assez triste litanie de mésaventures, c’est une bien pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d’utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d’Italie qu’on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des climats aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.
On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dîne à Auxerre ; tout cela n’a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi l’imprudence d’un voyageur qui, trop capricieux pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de fer, s’abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi compagnon laisse partir sans regret le Laffitte et Caillard rapide, qui l’avait amené à une table d’hôte bien servie ; il sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix avec les trois ou quatre habitués pensionnaires de l’établissement, qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s’informe en outre des plaisirs de la ville, et finit par se laisser entraîner au début de M. Auguste dans Buridan, lequel s’effectue dans le chœur d’une église transformée en théâtre.
Le lendemain notre homme s’éveille à son heure ; il a dormi pour deux nuits, de sorte que la Générale est déjà passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Caillard, l’ayant pris la veille ? Il déjeune : Laffitte passe et n’a de place que dans le cabriolet.
« Vous avez encore la Berline du commerce, » dit l’hôte désireux de garder un voyageur agréable.
La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en voyage pour Lyon.
C’est une voiture fort gaie : elle chante et fume tout le long de la route ; mais elle porte déjà deux couches superposées de voyageurs.
Reste la Chalonnaise.
— Qu’est-ce que cela ?
— C’est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu’à cinq heures ; vous avez le temps de dîner.
Ce raisonnement est séduisant, je fais retenir ma place, et je m’assieds deux heures après dans le coupé, à côté du conducteur.
Cet homme est aimable ; il était de la table d’hôte et ne paraissait nullement pressé de partir. C’est qu’il connaissait trop sa voiture, lui !
— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais !
— Oh ! Monsieur, ne m’en parlez pas ! Ils sont un tas dans le conseil municipal qui ne s’y entendent pas plus... On leur a offert des chaussées anglaises, des macadam, des pavés de bois, des aigledons de pavés ; eh bien ! Ils aiment mieux les cailloux, les moellons, tout ce qu’ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures !
— Mais, conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque autant. — Monsieur, je ne m’aperçois pas... C’est que le cheval est au trot.
— Le cheval ? — Oui, oui, mais nous allons en prendre un autre pour la montée. »
Au relais suivant, je descends pour examiner la Châlonnaise, cette œuvre de haute antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois : la Châlonnaise est peut-être aujourd’hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue.
Alors tu comprends le reste ; ne trouver de repos qu’en se suspendant momentanément aux lanières de l’impériale, prendre sans cheval une leçon de trot de trente-six heures, et finir par être déposé proprement sur le pavé de Chalons à deux heures du matin, par un des plus beaux orages de la saison.
Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin. Fort bien. Aucune maison n’est ouverte. Est-il bien sûr que ce soit là Chalon-sur-Saône ?... Si c’était Châlons-sur-Marne !... Non, c’est bien le port de Chalon-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, d’où l’on glisse agréablement vers le fleuve ; les deux bateaux rivaux reposent encore, côte à côte, en attendant qu’ils luttent de vitesse ; il y en a un qui est parvenu à couler bas son adversaire tout récemment.
Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d’Anglais, de commis voyageurs et des joyeux ouvriers de la Berline. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais moi, je m’arrête à Mâcon. Mâcon ! C’est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus heureuse ; je descendais vers l’Italie, et les jeunes filles, en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des grappes de raisins monstrueux, étaient les premières jolies filles du peuple que j’eusse vues depuis Paris.
En effet, le Parisien n’a point d’idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu’on peut les voir dans les villes du Midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à demi méridionale, assez laide d’ailleurs.
On m’a montré la maison de M. de Lamartine, grande et sombre ; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard du soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de vignes jaunies ; la promenade aux arbres effeuillés souriait encore sous ce rayon. La voiture de Bourg part à deux heures ; on a visité tous les recoins de Mâcon ; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été ; puis on arrive vers huit heures à Bourg.
Bourg mérite surtout d’être remarqué par son église, qui est de la plus charmante architecture byzantine, si j’ai bien pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style quasi-renaissance qu’on admire à Saint-Eustache. Tu voudras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Châlonnaise, de n’avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.
J’avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des messageries, des voitures Laffitte, de la poste, en un mot, selon la route officielle, j’aurais pu me laisser transporter à Lyon et prendre la diligence pour Genève ; mais la route dans cette direction formait un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J’ai pris, comme on dit, le chemin de traverse... Est-ce le chemin le plus court ?
Si le journal naïf d’un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg à Genève, il n’y a pas de voitures directes. Fais un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un retour de quinze lieues vers Pont-d’Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures.
Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d’Ain, et là d’attendre la voiture de Lyon.
« Vous en avez le droit, me dit-on ; la voiture passe à onze heures, vous arriverez à trois heures du matin. »
Une patache vient à l’heure dite, et, quatre heures après, le conducteur me dépose sur la grande route avec mon bagage à mes pieds.
Il pleuvait un peu ; la route était sombre ; on ne voyait ni maisons, ni lumière. « Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec bonté. A un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge ; on vous ouvrira si l’on n’est pas couché. »
Et la voiture continue sa route vers Lyon.
Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau... j’arrive à l’auberge désignée ; je frappe à coups de pavé pendant une heure... Mais, une fois entré, j’oublie tous mes maux...
L’auberge de Pont-d’Ain est une auberge de cocagne. En descendant le lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose. Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien garnie réunissait des chasseurs très animés. L’hôte était un gros homme et l’hôtesse une forte femme, très aimables tous les deux.
Je m’inquiétais un peu de la voiture de Genève.
« Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures.
— Oh ! Oh !
— Mais vous avez ce soir le courrier.
— La poste ?
— Oui, la poste.
— Ah ! Très bien. »
Je n’ai plus qu’à me promener toute la journée. J’admire l’aspect de l’auberge, bâtiment en brique à coins de pierre du temps de Louis XIII.
Je visite le village composé d’une seule rue encombrée de bestiaux, d’enfants et de villageois avinés : — c’était un dimanche, — et je reviens en suivant le cours de l’Ain, rivière d’un bleu magnifique, dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins. A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu’il soupe, l’on me conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.
O surprise ! C’était un panier.
Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent pour contenir les paquets et les lettres ; mais le voyageur y passait à l’état de simple colis.
Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés.
L’impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets confondait forcément nos destinées : la dame finit par faire trève à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa famille.
Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement, à cause des montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d’en bas le cheval qui frisait de temps en temps la crête des précipices.
Le Rhône coulait à notre droite à quelques centaines de pieds au-dessous de la route ; des postes de douaniers se montraient çà et là dans les rochers, car de l’autre côté du fleuve est la frontière de Savoie.
De temps en temps nous nous arrêtions un instant dans de petites villes, dans des villages où l’on n’entendait que les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.
Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des montagnes, une grande nappe d’eau, vaste et coupant au loin l’horizon comme une mer : c’était le lac Léman.
Une heure après, nous prenions le café à Ferney en attendant l’omnibus de Genève.
De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j’arrivais dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.
La cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le monde parle parfaitement français, mais avec une espèce d’accent qui rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont fort jolies, et ont presque toutes un type de physionomie qui permettrait de les distinguer parmi d’autres. Elles ont, en général, les cheveux noirs ou châtains ; mais leur carnation est d’une blancheur et d’une finesse éclatantes ; leurs traits sont réguliers, leurs joues sont colorées, leurs yeux beaux et calmes. Il m’a semblé voir que les plus belles étaient celles d’un certain âge, ou plutôt d’un âge certain. Alors les bras et les épaules sont admirables, mais la taille un peu forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes ; et si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes dedans.
Tu ne m’as pas encore demandé où je vais : le sais-je moi-même ? Je vais tâcher de voir des pays que je n’aie pas vus ; et puis, dans cette saison, l’on n’a guère le choix des routes ; il faut prendre celle que la neige, l’inondation ou les voleurs n’ont pas envahie. Les récits d’inondation sont, jusqu’ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un dont les circonstances sont si bizarres, que je ne puis résister à l’envie de te l’envoyer. Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers la frontière, se rendant en Italie. C’était un simple attaché, très flatté de rouler, aux frais de l’État, dans une belle chaise de poste neuve, bien garnie d’effets et d’argent ; en un mot, un jeune homme en belle position : son domestique par derrière, très enveloppé de manteaux.
Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits traversée par les eaux ; il se présente un torrent plus rapide que les autres : le postillon espère le franchir de même ; pas du tout, voilà l’eau qui emporte la voiture, et les chevaux sont à la nage ; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à décrocher son attelage, et l’on ne le revoit plus.
Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brasses et gagne le bord. Pendant ce temps, la chaise de poste, toute neuve, comme nous avons dit, et bien fermée, descendait tranquillement le fleuve en question. Cependant, que faisait l’attaché ?... Cet heureux garçon dormait.
On comprend toutefois qu’il s’était réveillé dès les premières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il jugea que sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se hâta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où l’eau n’arrivait pas encore, prit ses dépêches dans ses dents, et, d’une taille fluette, parvint à s’élancer dehors.
Pendant qu’il nageait bravement, son domestique était allé chercher du secours au loin. De telle sorte qu’en arrivant au rivage notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la terre comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle voguait déjà fort loin.
En faisant quelques pas, le jeune homme aperçut heureusement une chaumière savoyarde, et se hâta d’aller demander asile. Il n’y avait dans cette maison que deux femmes, la tante et la nièce. Tu peux juger des cris et des signes de croix qu’elles firent en voyant venir à elles un monsieur déguisé en modèle d’académie.
L’attaché parvint à leur faire comprendre la cause de sa mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante qu’elle le jetât au feu, et qu’on la payerait bien.
« Mais, dit la tante, puisque vous êtes tout nu, vous n’avez pas d’argent. » Ce raisonnement était inattaquable. Heureusement le domestique arriva dans la maison, et cela changea la face des choses. Le fagot fut allumé, l’attaché s’enveloppa dans une couverture, et tint conseil avec son domestique.
La contrée n’offrait aucune ressource : cette maison était la seule à deux lieues à la ronde ; il fallait donc repasser la frontière pour chercher des secours.
« Et de l’argent ! » dit l’attaché à son Frontin.
Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d’Alceste, il n’en put guère tirer qu’un jeu de cartes, une ficelle, un bouton et quelques gros sous, le tout fort mouillé.
« Monsieur ! dit-il, une idée ! Je me mettrai dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En marchant bien, vous serez dans quatre heures à A***, et vous y trouverez ce bon général T... qui nous faisait tant de fête à notre passage. »
L’attaché frémit de cette proposition : endosser une livrée, passer le pantalon d’un domestique, et se présenter aux habitants d’A***, au commandant de la place et à son épouse ! Il avait trop vu Ruy Blas pour admettre ce moyen.
« Ma bonne femme, dit-il à son hôtesse, je vais me mettre dans votre lit, et j’attendrai le retour de mon domestique que j’envoie à la ville d’A*** pour chercher de l’argent. »
La Savoyarde n’avait pas trop de confiance ; en outre, elle et sa nièce couchaient dans ce lit, et n’en avaient pas d’autre ; cependant la diplomatie de notre envoyé finit par triompher de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le maître reprit comme il put son sommeil d’une heure avant, si fâcheusement troublé.
Au point du jour, il s’éveilla au bruit qui se faisait à la porte. C’était son valet suivi de sept lanciers. Le général n’avait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami... Par exemple, il n’envoyait aucun argent.
L’attaché sauta au bas de son lit.
« Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers ? Il ne s’agit pas de conquérir la Savoie !
— Mais, monsieur, dit le domestique, c’est pour retirer la voiture. — Et où est-elle la voiture ? » On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours avec majesté, mais la voiture n’avait laissé nulle trace. Les Savoyardes commencèrent à s’inquiéter. Heureusement notre jeune diplomate ne manquait pas d’expédients. Ses dépêches à la main, il convainquit les lanciers de l’importance qu’il y avait à ce qu’il ne perdît pas une heure, et l’un de ces militaires consentit à lui prêter son uniforme et à rester à sa place dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, à son choix.
Voilà donc l’attaché qui repart enfin pour A***, laissant un lancier en gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu’il n’en est rien résulté qui pût troubler l’harmonie entre les deux gouvernements). Arrivé dans la ville, il s’en va trouver le commandant, qui avait peine à le reconnaître sous son uniforme.
« Mais, général, je vous avais prié de m’envoyer des habits et de l’argent... — Votre voiture est donc perdue ? dit le général.
— Mais, jusqu’à présent, on n’en a pas de nouvelles ; lorsque vous m’aurez donné de l’argent, il est probable que je pourrai la faire retirer de l’eau par des gens du pays.
— Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous avons des lanciers qui ne coûtent rien ?
— Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lanciers ! Et quand vous m’aurez prêté quelque autre habit... — Vous pouvez garder celui-ci ; nous en avons encore au magasin...
— Eh bien ! Avec les fonds que vous pourrez m’avancer, je vais me transporter sur les lieux.
— Pardon, mon cher ami, je n’ai pas de fonds disponibles ; mais tout le secours que l’autorité militaire peut mettre à votre disposition...
— Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers !... Je vais tâcher de trouver de l’argent dans la ville, et je n’en suis pas moins votre obligé, du reste.
— Tout à votre service, mon cher ami. »
L’attaché produisit très peu d’effet au maire et au notaire de la ville, surtout sous l’habit qu’il portait. Il fut contraint d’aller jusqu’à la sous-préfecture la plus voisine, où, après bien des pourparlers, il obtint ce qu’il lui fallait. La voiture fut retirée de l’eau, le lancier fut dégagé, les Savoyardes bien payées de leur hospitalité, et notre diplomate repartit par le courrier.
On pourrait faire tout un vaudeville là-dessus, en gazant toutefois certains détails.
Le lancier, laissé en gage, ne peut pas rester tout le temps dans un lit : la jeune Savoyarde lui prête une robe. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beaucoup ; un mariage s’ébauche, et l’attaché paye la dot.
Mais il n’y a de dénouements qu’au théâtre : la vérité n’en a jamais.
Au fond, ces malheurs m’épouvantent ; pourquoi n’attendrais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin de France, et qui ne manque, hélas ! Que d’huîtres fraîches, le peu qu’on en voit nous venant de Paris.
Si je change de résolution, je te l’écrirai.
Me voici donc parvenu à Genève : par quels chemins, hélas ! et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu’aurais-je à t’écrire si je faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé de cache-nez, de paletots et de manteaux, avec une chancelière et un rond sous moi ?... J’aime à dépendre un peu du hasard : l’exactitude numérotée des stations des chemins de fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant à heure et à jour fixes, ne réjouissent guère un poète, ni un peintre, ni même un simple archéologue, ou collectionneur comme je suis.
La vie sensuelle de Genève m’a tout à fait remis de mes premières fatigues. — Où vais-je ? Où peut-on souhaiter d’aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil... Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l’Orient.
— L’idée m’en est venue en me promenant sur les hautes terrasses de la ville qui encadrent une sorte de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magnifiques.
Ce sont bien les hautes Alpes que l’on découvre de tous côtés à l’horizon. Mais où est le Mont-Blanc ? me disais-je le premier soir ; j’ai suivi les bords du lac, j’ai fait le tour des remparts, n’osant demander à personne : Où est donc le Mont-Blanc ? Et j’ai fini par l’admirer sous la forme d’un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d’aller planter tout en haut un drapeau tricolore, pendant qu’il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige immaculée de sa cime, voilà que ma montagne a manqué de base tout à coup ; quant au véritable Mont-Blanc, tu comprendras qu’ensuite il m’ait causé peu d’impression.
Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu’on aperçoit en se retournant est aussi très-bien disposée pour le coup d’œil, et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses, plus agréables à voir qu’à parcourir.
En descendant vers le lac, on suit la grande rue parisienne, la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée. Du reste, Genève, comme toutes les villes du Midi, n’est pavée que de cailloux. De longs passages sombres, à l’antique, établissent des communications entre les rues. Les fabriques qui couvrent le fond du lac et la source du Rhône donnent aussi une physionomie originale à la ville.
Te parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l’autre côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue Rivoli ; du palais du philanthrope Eynard, dont tu connais les innombrables portraits lithographiés, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs ? Mais il vaut mieux s’arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein planté d’arbres, où se trouve la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d’Henri IV sur le Pont-Neuf ; seulement, Rousseau est à pied comme il convient à un philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si beau, si clair, si rapide déjà, — et si bleu, que l’empereur Alexandre y retrouvait un souvenir de la Néva, bleue aussi comme la mer !
L’extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu’imposant. Au contraire, lorsqu’on tourne le dos à la ville pour se diriger vers Lausanne, lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits navires, le coup d’œil présente tout à fait l’illusion de la grande mer.
Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche nettement l’horizon de sa lame d’azur ; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s’effacent sous une teinte violette, tandis que les palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant ; c’est l’image affaiblie de ces riants détroits du golfe de Naples, que l’on suit si longtemps avant d’aborder.
Bientôt le bateau s’arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu’il devient bien constaté que je n’importe pas de cigares français (vraie régie) dont l’Helvétien est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se partager mes effets. L’un porte ma valise, l’autre mon chapeau, l’autre mon parapluie, l’autre ne porte rien. Alors ils me font comprendre difficilement, car ici s’arrête la langue française, qu’il s’agit de faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, j’arrive à Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.
De là la vue est admirable. Le lac s’étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu’à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent cette perspective d’Opéra, et, sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu’au bord du lac. Voilà, comme dirait un artiste, le poncif de la nature suisse, depuis la décoration jusqu’à l’aquarelle ; nous avons vu cela partout ; il n’y manque que des naturels en costumes ; mais ces derniers ne s’habillent que dans la saison des Anglais ; autrement, ils sont mis comme toi et moi. Ne va pas croire maintenant que Lausanne soit la plus riante ville du monde. Il n’en est rien. Lausanne est une ville tout en escaliers ; les quartiers se divisent par étages : la cathédrale est au moins au septième. C’est une fort belle église gothique, gâtée et dépouillée aujourd’hui par sa destination protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au-dehors, froides et nues à l’intérieur.
Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d’un aspect fort gai.
Pensant à dîner, en sortant de l’église, il me fut répondu partout que ce n’était plus l’heure. Je finis par me rendre au Casino, comme à l’endroit le plus apparent ; et là le maître, accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire de ma demande et voulut bien me faire tuer un poulet.
Cette ville étant, après tout, peu récréative, j’ai été charmé de monter dans la diligence et de m’y incruster chaudement entre deux fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi à Berne.
Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique ; je vais mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C’est le lac de Neufchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d’argent. On monte et l’on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l’horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Waverley : ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.
Rien n’est ouvert. Je parcours une grande rue d’une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d’énormes maisons ; de loin en loin il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C’est la ville où l’on doit le mieux savoir l’heure qu’il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d’environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d’un goût rococo comme architecture, sont ornées aussi d’armoiries et d’attributs : Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui, d’ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève ; il en est qui portent le titre de bains et ne sont pas mieux décorées que les autres. Cela m’a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu’on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l’eau par pudeur, n’ayant pas d’autre voile, mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l’on ait conservé cet usage bernois du dix-huitième siècle. Du reste, un bain froid dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute semblable volupté.
En remontant dans la grand-rue, je pense à déjeuner et j’entre à cet effet dans l’auberge des Gentilshommes, auberge aristocratique s’il en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins ; on me répond qu’il n’était pas encore l’heure : c’était l’écho inverse de mon souper de Lausanne. Je me décide donc à visiter l’autre moitié de la ville. Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands.
La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais d’un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes ; la même rivière que j’avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté ; les magnifiques maisons ou palais situés le long de cette ligne ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu’à son lit rocailleux. C’est un fort beau coup d’œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand tu sauras que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires ; que c’est la résidence du corps diplomatique et le palladium de l’aristocratie suisse ; qu’on n’y parle qu’allemand et qu’on y déjeune assez mal, tu en auras appris tout ce qu’il faut, et tu seras pressé de faire route vers Zurich.
Pardonne-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d’une telle importance ; mais la Suisse doit t’être si connue d’avance ainsi qu’à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage possibles, que nous n’avons nul besoin de nous déranger de la route pour voir les curiosités.
Je cherche à constater simplement les chemins du pays, la solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment actuel.
L’inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà donc cette ville fameuse qui a renouvelé les beaux jours de Guillaume Tell en renversant la coque insolente du professeur Strauss ; voilà ces montagnes d’où descendaient des chœurs de paysans en armes ; voilà ce beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l’endroit est aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées de rocailles et de sculptures contournées, avec des grilles et des balcons d’un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font d’ailleurs des vues superbes.
La route qui mène à Constance domine longtemps ce vaste panorama et se poursuit toute la journée au milieu des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.
Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c’est l’aspect moins tourmenté de la verte Souabe ; ce sont les gorges onduleuses de la Forêt-Noire, si vaste toujours, mais éclaircie par les routes et les cultures. Vers midi, l’on traverse la dernière ville suisse, dont la grande rue est étincelante d’enseignes dorées. Elle a toute la physionomie allemande ; les maisons sont peintes ; les femmes sont jolies ; les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière.
Adieu donc à la Suisse, et sans trop de regrets. Une heure plus tard, la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d’or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles des monts.
Constance ! C’est un bien beau nom et un bien beau souvenir ! C’est la ville la mieux située de l’Europe, le sceau splendide qui réunit le nord de l’Europe au Midi, l’occident et l’orient.
Cinq nations viennent boire à son lac, d’où le Rhin sort déjà fleuve, comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite Constantinople, couchée, à l’entrée d’un lac immense, sur les deux rives du Rhin, paisible encore. Longtemps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l’univers ; l’horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu’on arrive près des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante qu’on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen âge, n’en ont gardé qu’une malpropreté vulgaire. Pourtant la beauté des femmes vient un peu rajuster cette impression ; ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du concile, je veux dire sous le rapport des charmes ; je n’ai nulle raison de faire injure à leurs mœurs.
La table d’hôte du Brochet est vraiment fort bien servie. La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trouvais placé près d’une jolie dame anglaise dont le mari demanda au dessert une bouteille de champagne ; sa femme voulut l’en dissuader, en disant que cela lui serait contraire.
En effet, cet Anglais paraissait d’une faible santé. Il insiste, et la bouteille est apportée. A peine lui a-t-on versé un verre, que la jolie lady prend la bouteille et en offre à tous ses voisins. L’Anglais s’obstine et en demande une autre ; sa femme se hâte d’user du même moyen, sans que le malade, fort poli, ose en paraître contrarié. A la troisième, nous allions remercier ; l’Anglaise nous supplie de ne point l’abandonner dans sa pieuse intention. L’hôte finit par comprendre ces signes, et, sur la demande d’une quatrième, il répond au milord qu’il n’a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles étaient les dernières. Il était temps, car nous n’étions restés que deux à table auprès de la dame, et notre humanité risquait de compromettre notre raison. L’Anglais se leva froidement, peu satisfait de n’avoir bu que trois verres sur trois bouteilles, et s’alla coucher. L’hôte nous apprit qu’il se rendait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureusement à le tenir au régime.
Tu me demanderas pourquoi je ne m’arrête pas un jour de plus à Constance, afin de voir la cathédrale, la salle du concile, la place où fut brûlé Jean Huss, et tant d’autres curiosités historiques que notre Anglais de la table d’hôte avait admirées à loisir. C’est qu’en vérité je voudrais ne pas gâter davantage Constance dans mon imagination.
Je t’ai dit comment, en descendant des gorges de montagnes du canton de Zurich, couvertes d’épaisses forêts, je l’avais aperçue de loin, par un beau coucher de soleil, au milieu de ses vastes campagnes inondées de rayons rougeâtres, bordant son lac et son fleuve comme une Stamboul d’Occident ; je t’ai dit aussi combien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même indigne de sa renommée et de sa situation merveilleuse. J’ai cherché, je l’avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout ce moyen âge pittoresque dont l’avaient douée poétiquement nos décorateurs d’Opéra ; eh bien ! Tout cela n’était que rêve et qu’invention : à la place de Constance, imaginons Pontoise, et nous voilà davantage dans le vrai. Maintenant, j’ai peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans qu’à l’extérieur, et que Jean Huss n’ait été brûlé sur quelque fourneau de campagne. Hâtons-nous donc de quitter Constance avant qu’il fasse jour, et conservons du moins un doute sur tout cela, avec l’espoir que des voyageurs moins sévères pourront nous dire plus tard :
« Mais vous avez passé trop vite ! Mais vous n’avez rien vu ! »
Aussi bien, c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu’on ne sait s’il est le résultat exagéré d’idées apprises, ou si c’est un ressouvenir d’une existence antérieure et la géographie magique d’une planète inconnue.
Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n’en est point dont l’imagination s’étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose de stupéfiant et d’inouï. Je fais exception à l’égard des touristes anglais, qui semblent n’avoir jamais rien vu ni rien imaginé.
L’hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit tous les voyageurs destinés à s’embarquer sur le lac. La pluie a cessé, mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu’au port à la lueur des lanternes.
Le bateau commence à fumer ; l’on nous dirige vers les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil interrompu.
Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du lac sont noires et agitées ; à gauche, l’eau coupe l’horizon ; à droite le rivage n’est qu’une fange. Nous voilà réduits aux plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve assis auprès de la plus jeune, je n’ai que la ressource d’entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques phrases d’allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la température et l’incertitude du temps.
— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande.
— Oui, madame, lui dis-je un peu humilié ; certainement, je parle aussi le français.
Et nous causons désormais avec beaucoup plus de facilité.
Il faut dire que l’accent allemand et la prononciation très différente des divers pays présentent de grandes difficultés aux Français qui n’ont appris la langue que par des livres.
En Autriche, cela devient même un tout autre langage, qui diffère autant de l’allemand que le provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce point l’éducation du voyageur, c’est que partout on lui parle dans sa langue, et qu’il cède involontairement à cette facilité qui rend sa conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.
La tempête augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air soucieux, mais ferme, et s’en alla donner des ordres, afin de rassurer les dames. Cela nous amena naturellement à parler de romans maritimes. La plus jeune dame paraissait très forte sur cette littérature, toute d’importation anglaise ou française, l’Allemagne n’ayant guère de marine. Nous ne tardâmes pas à prendre terre par Scribe et Paul de Kock. Il faut convenir que, grâce au succès européen de ces deux messieurs, les étrangers se font une singulière idée de la société et de la conversation parisiennes. La dame âgée parlait fort bien d’ailleurs : elle avait vu les Français dans son temps, comme elle le disait gaiement ; mais la plus jeune avait une prétention au langage à la mode, qui l’entraînait parfois à un singulier emploi des mots nouveaux.
— Monsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau où nous habitons n’est en arrière sur rien ; nous avons la société la plus ficelée de la Bavière. Munich est si ennuyeux à présent que tous les gens de la haute viennent à Passau ; on y donne des soirées d’un chique étonnant !...
O monsieur Paul de Kock ! Voilà donc le français que vous apprenez à nos voisins ! Mais peut-être ceux de nous qui parlent trop bien l’allemand tombent-ils dans les mêmes idiotismes ! Je n’en suis pas là encore, heureusement.
« Il n’y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer ! » disait le roi Dagobert à ses chiens... en les jetant par la fenêtre. Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir de transition entre le départ de plusieurs de nos passagers qui nous quittèrent à Saint-Gall, et le tableau, que je vais essayer de tracer, d’un divertissement auquel se livraient nos marins sur le pont, en attendant que le bateau reprît sa course pour Morseburg. L’idée en est triviale, mais assez gaie et digne d’être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait trois chiens sur le bateau à vapeur. L’un d’eux, caniche imprévoyant, s’étant trop approché de la cuisine, un mousse s’avisa de tremper dans la sauce sa belle queue en panache. Le chien reprend sa promenade ; l’un des deux autres s’élance à sa poursuite et lui mord la queue ardemment. Voyant ce résultat bouffon, l’on s’empresse d’en faire autant au second, puis au troisième, et voilà les malheureux animaux tournant en cercle sans quitter prise, chacun avide de mordre et furieux d’être mordu. C’est là une belle histoire de chiens ! Comme dirait le sieur de Brantôme… mais que dire de mieux d’une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps ? L’eau est noire comme de l’encre, les rives sont plates partout, et les villages qui passent n’ont de remarquable que leurs clochers en forme d’oignons, garnis d’écailles de fer-blanc, et portant à leurs pointes des boules de cuivre enfilées.
Le plus amusant du voyage, c’est qu’à chaque petit port où l’on s’arrête on fait connaissance avec une nouvelle nation. Le duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se posent là, de loin en loin, comme puissances maritimes... d’eau douce. Leur marine donne surtout la chasse aux mauvais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous le pavillon neutre ; il en est un, intitulé justement les Feuilles du Lac, journal allemand progressif, qui, je crois bien, n’échappe aux diverses censures qu’en s’imprimant sur l’eau, et en distribuant ses abonnements de barque en barque sans jamais toucher le rivage.
La liberté sur les mers ! comme dit Byron.
En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wurtemberg. Une forêt de mâts entrecoupés de tours pointues et de clochers nous annonce bientôt l’unique port de la Bavière ; c’est Lindau ; plus loin, l’Autriche possède Bregenz.
Nous ne subissons aucune quarantaine, mais les douaniers sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt. En attendant l’heure de la visite, on nous permet d’aller dîner. Il est midi : c’est l’heure où l’on dîne encore dans toute l’Allemagne. Je m’achemine donc vers l’auberge la plus apparente, dont l’enseigne d’or éclate au milieu d’un bouquet de branches [sic] de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est en fête, et les nombreux convives ont mis leurs habits de gala. Aux fenêtres ouvertes, j’aperçois de jolies filles à la coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en appellent d’autres accourant de l’église ou des marchés ; les hommes chantent et boivent ; quelques montagnards entonnent leur tirily plaintif.
La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la cour, les troupeaux bêlaient. C’est que, justement, j’arrivais un jour de marché. L’hôte me demande s’il faut me servir dans ma chambre. « Pour qui me prenez-vous, vénérable Bavarois ? Je ne m’asseois jamais qu’à table d’hôte ! » Et quelle table ! elle fait le tour de l’immense salle. Ces braves gens fument en mangeant ; les femmes valsent (aussi en mangeant ) dans l’intervalle des tables. Bien plus, il y a encore des saltimbanques bohêmes qui font le tour de la salle en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l’on risque à tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette.
Voilà du bruit, de l’entrain, de la gaieté populaire ; les filles sont belles, les paysans bien vêtus ; cela ne ressemble en rien aux orgies misérables de nos guinguettes ; le vin et la double bière se disputent l’honneur d’animer tant de folle joie, et les plats homériques disparaissent en un clin d’œil.
J’entre donc en Allemagne sous ces auspices riants ; le repas fini, je parcours la ville, dont toutes les rues et les places sont garnies d’étalages et de boutiques foraines, et j’admire partout les jolies filles des pays environnants, vêtues comme des reines, avec leurs bonnets de drap d’or et leurs corsages de clinquant.
Il s’agit maintenant de choisir un véhicule pour Munich ; mais je n’ai point à choisir : la poste royale, et partout la poste ; il n’y a nulle part, de ce côté, de diligences particulières ; point de concurrence dont on ait à craindre la rivalité ; — les chevaux ménagent les routes, les postillons ménagent les chevaux, les conducteurs ménagent les voitures, le tout appartenant à l’État ; — nul n’est pressé d’arriver, mais on finit par arriver toujours ; le fleuve de la vie se ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. « Pourquoi faire du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther.
J’ai pourtant fini par arriver à Munich par le chemin de fer d’Augsbourg.
FIN DE L’EXTRAIT
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