Les « Voyages et aventures des trois princes de Serendip » sont un recueil de contes persans réunis par une trame assez lâche, et dont l’origine est assez mystérieuse, puisque l’ouvrage est publié à Venise en 1557 par Michele Tramezzino, et que l’auteur ou traducteur présumé en est Cristoforo Armeno, probablement un orientaliste d’origine arménienne qui aurait réuni des contes orientaux de tradition persane et indienne, les aurait adaptés et traduits pour le plus grand plaisir du public vénitien.
La fascinante histoire de l’ouvrage
A l’origine il s’agirait d’un conte persan du Dixième siècle. Cela, on n’en est vraiment pas sûr. Ce dont on est sûr, c’est que les épisodes ou les huit nouvelles dont l’ouvrage se compose font référence à l’Empire Sassanide, et plus précisément à la vie du roi Vahram V qui domina la Perse de 420 à 438. Ce que l’on sait aussi, c’est que Serendip est l’ancien nom de Sri Lanka, la transposition en perse du mot arabe, qui signifie « la magnifique », et qui est aussi le nom que les explorateurs arabes donnèrent à l’île. On est également sûr que l’ouvrage fait aussi référence à un texte de 1302, « Les huit paradis », du poète indien Amir Khusrau. Au milieu du Seizième siècle, en 1557, par des biais que l’on ignore mais sur lesquels nous sommes heureux de spéculer, Cristoforo Armeno traduit, ou écrit, ou compile, et Michele Tramezzino, son imprimeur, publie « Viaggi e aventure dei tre principi di Serendippo », que l’on connaît aussi sous le nom « Peregrinaggio di tre giovanni siglivoli del re di Sarendippo ». Pourquoi deux noms ? Les Editions de Londres, qui ont perdu leur manuel d’expertise en poésie persane du Onzième siècle un soir dans un bar enfumé de vapeurs de Grappa Sigilo Nero dans une ruelle de la Giudecca, n’en savent rien.
Le livre connaît un succès considérable. Il est traduit en Allemand en 1583, republié en Italien en 1584, traduit une première fois en Français en 1610, puis une seconde fois en Français par le Chevalier de Mailly en 1719, qui fut la base de la première version anglaise, publiée en 1722, que lut Horace Walpole enfant, et qui lui inspira la création du mot « sérendipité », dont l’histoire est plus intéressante donc que la vraie signification, qui semble beaucoup plus une création marketing re-popularisée par un film bébête qu’autre chose. Pour suivre le fil de la vie humaine, on peut s’intéresser aux squelettes, à leur ADN, et à des outils, silex, pointes de lance. Cela marche, et c’est passionnant. Dans l’ère « historique », il n’existe rien de plus passionnant à nos yeux que de suivre le fil des mots, les flux sémantiques et les flux littéraires.
(pour ce paragraphe, nous nous sommes abondamment inspirés du remarquable travail fait par les Editions Thierry Marchaisse)
L’influence des trois princes de Serendip sur la littérature
On imagine facilement qu’avec une telle histoire, cet ouvrage ait abandonné sur les rives de nos cultures un limon noir d’une fertilité nourricière. Le premier exemple, proche de nous, est Zadig de Voltaire, publié en 1748, qui tire son inspiration des Trois princes de Serendip, surtout avec l’épisode du chameau. C’est cet épisode du chameau qui a inspiré le concept de serendipity, ou encore trouver par hasard ce que l’on ne cherche pas, et dont le meilleur exemple reste à nos yeux Christophe Colomb, qui découvre l’Amérique en cherchant les Indes, ou encore vous, cher lecteur de cet article et futur téléchargeur des Trois princes de Serendip, qui ne vous attendiez pas à tomber sur une telle histoire, alambiquée, comme un alambic d’alchimiste vénitien. D’ailleurs, n’est-il pas extraordinaire que ce soit un Cristoforo vénitien, Cristoforo Armeno, qui relança la chaîne livresque d’évènements, le palimpseste sémantique, qui nous donna ensuite la notion de sérendipité dont le meilleur exemple historique fut celui du voyage d’un autre Cristoforo, génois ?
Venise et l’Orient
A la lecture de ce texte qui frappe par son hétérogénéité, fruit d’une compilation de contes de différentes époques, de plusieurs cultures, traduits et retraduits, s’appuyant sur une étonnante tradition orale, et que le traducteur français, le Chevalier de Bailly, chercha sûrement à orientaliser encore plus, cédant ainsi aux sirènes de la mode des Mille et une nuits, on ne peut manquer de réfléchir à l’influence de Venise sur notre culture. On oublie le rôle essentiel que joua Venise aux Douzième, Treizième, et Quatorzième siècle. C’était un temps différent, un temps fabuleux de mélanges, d’échanges sans frontières, un temps pré-datant les Etats-Nations dont nous connaissons à partir du Seizième siècle la contribution à la paix mondiale, puisque l’histoire de l’Europe après la fin de Venise, c’est aussi l’histoire du contrôle démographique par le massacre de générations de jeunes hommes dans des guerres entre Etats, et l’histoire de l’exploitation d’autres terres, d’autres peuples, et l’asservissement d’autres cultures. Avant, à l’époque de la Serenissima républica de Venessia, c’était un peu différent. Le monde européen était aussi un monde de Cités-Etat, de commerce, de langues, d’échanges, de négociations, de guerres plus que de guerres totales, un monde de découvertes, d’entrepôts plus que de colonisation. Venise jeta un pont entre l’Europe moyenâgeuse et l’Orient : Marco Polo, les marchands vénitiens, la route de la soie, l’influence byzantine partout présente à Venise. Ces fantômes, on ne les trouve plus guère si on visite Venise, sa place Saint Marc, ses musées, le pont du Rialto. En revanche, si l’on se perd, dans la Giudecca, à Torcello, ou dans les églises et les ruelles aux murs couverts d’ombres et de signes cabalistiques du Vieux Ghetto, on les verra. Ces fantômes vivent encore, ils s’expriment en des langues bizarres, celles des pays que traversaient jusqu’en Chine les caravanes « armées » par les marchands vénitiens. Maintenant, il est temps de nous retirer avec eux, et de vous laisser découvrir ce recueil de contes persans ou indiens, un récit imbriqué, emberlificoté, rapiécé, complètement métissé, un bazar d’odeurs orientales, à l’image des cales surchargées d’or et d’épices des galères vénitiennes ou des caravanes de chameaux (encore les chameaux) revenant vers la Sérénissime.
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