Dans les temps heureux où les rois étaient philosophes et s'envoyaient les uns aux autres des questions importantes pour les résoudre, il y avait en Orient un puissant monarque, nommé Giafer, qui régnait au pays de Serendip. Ce prince avait trois enfants mâles, également beaux et biens faits, qui promettaient beaucoup. Comme il les aimait avec une extrême tendresse, il voulu leur faire apprendre toutes les sciences nécessaires, afin de les rendre dignes de lui succéder à ses états. Dans ce dessein, il fit chercher les plus habiles gens de son siècle pour leur servir de précepteurs. Quand on les eut trouvés, il les fit venir dans son palais, et leur dit qu'il les avait choisis parmi les plus célèbres de son empire, pour leur confier l'éducation de ses enfants ; qu'ils ne pouvaient lui faire un plus grand plaisir que de les bien instruire, et qu'il en aurait toute la reconnaissance possible ; ensuite il leur assigna de grosses pensions, et donna à chacun d'eux un fort bel appartement près de celui des princes ses fils. Personne n'osait y entrer pour leur rendre visite, de crainte de les détourner de leurs occupations. Ces hommes illustres, sensibles à l'honneur que cet auguste roi leur faisait, n'oublièrent rien pour bien exécuter ses ordres, et pour répondre à la haute estime qu'il avait conçue de leur mérite. Les trois jeunes princes qui avoient beaucoup d'esprit, et autant d'envie d'apprendre, que leurs maîtres en avoient de les enseigner, se rendirent, en peu de temps, très savants dans la morale, dans la politique, et généralement dans toutes les plus belles connaissances. Ces sages précepteurs, charmés des progrès de leurs disciples, allèrent en rendre compte au roi. Il en fut si surpris, que s'imaginant que c'était une fiction plutôt qu'une vérité, il voulut lui-même en faire l'épreuve.
Il en était capable, car il n'ignorait rien de tout ce qu'un grand homme doit savoir. Il fit d'abord venir l'aîné ; et après l'avoir interrogé sur les sciences qu'on lui avait apprises, il lui tint ce discours. Mon fils, comme je me sens chargé du poids de mes années, et du pénible fardeau de l'empire, je veux me retirer dans quelque solitude, pour ne plus songer qu'à mon repos. Dans cette résolution, je laisse à votre conduite le gouvernement de mes états, et j'espère que vous en userez toujours bien. Cependant avant que de vous quitter, j'ai plusieurs choses de conséquence à vous recommander : la première, et la plus considérable, est d'avoir toujours la crainte des dieux dans le cœur ; la seconde, de regarder vos frères comme vos enfants ; la troisième, de secourir les pauvres ; la quatrième, d'honorer les vieillards ; la cinquième, de protéger l'innocence persécutée ; la sixième, de punir les coupables, et la dernière, de procurer à vos peuples la paix et l'abondance. Par ce moyen, vous deviendrez l'objet de leurs vœux et de leurs prières, et le ciel les exaucera, autant pour leur félicité, que pour votre gloire. Voilà, mon fils, les conseils que je vous donne ; je vous exhorte à les suivre, et si vous le faites, votre règne sera toujours heureux.
Ces paroles ayant extrêmement surpris ce jeune prince : Seigneur, lui dit-il, je suis très obligé à votre bonté paternelle de l'offre qu'elle me fait, et des conseils qu'elle me donne : mais que dirait-on, et quel blâme ne méritais-je pas, si j'acceptais le gouvernement de votre empire pendant que vous vivez ; d'ailleurs comme je sais qu'il n'y a point de météores qui surpasse l'éclat des astres, ni de chaleur qui égale celle du soleil, je suis persuadé qu'il n'y a personne plus capable de gouverner vos états que vous-même, puisque vous en êtes la force et l'ornement tout ensemble. Je serai toujours prêt à vous faire connaître, par mes soins et par mon obéissance, la soumission que j'aurai toute ma vie pour vos ordres ; mais dans cette occasion, je supplie très humblement votre majesté de bien vouloir m'en dispenser. Si votre décès précédait le mien, ce que je ne souhaite pas, j'accepterais pour lors votre empire, pourvu que vous m'en jugeassiez digne, et je le gouvernerais suivant les bons avis que vous venez de me donner ; je ferais tout mon possible pour n'en rien omettre, et pour faire voir à tous vos peuples que je n'ai point de plus forte passion que celle de vous imiter.
La réponse judicieuse de cet aimable prince donna beaucoup de satisfaction au roi, qui ayant reconnu, par cette première épreuve, la capacité et le bon naturel de son fils, ne douta point qu'il n'eût un jour toutes les qualités nécessaires pour lui succéder glorieusement.
Cependant, il dissimula sa joie, et lui dit, d'un air sérieux, de se retirer, à dessein de faire la même expérience sur les deux autres princes ses fils. Il commença par faire venir son puîné, et s'étant servi du même discours qu'il venait de faire, ce jeune prince lui répondit de cette manière. Seigneur, si le ciel exauçait mes désirs, vous seriez immortel. Vous devriez l'être, non seulement pour le bonheur de vos peuples, mais encore pour celui de vos enfants, puisque jamais prince n'a été plus grand, plus généreux et plus magnanime que vous ; ainsi, jouissez toujours d'une santé parfaite, et d'un empire que vous gouvernez avec tant de sagesse, de prudence et de bonté. A mon égard, seigneur, je n'en suis nullement capable, cela ne servirait qu'à faire voir ma faiblesse et à me combler de confusion plutôt que d'honneur. Si une petite fourmi sortait présentement de sa demeure, serait-elle digne de gouverner vos états ? Que suis-je autre chose qu'une petite fourmi sans force et sans adresse ? Il faut infiniment plus de mérite et de génie que je n'en ai, pour régir et administrer votre empire ; d'ailleurs mon frère aîné est plein de vie et de santé ; c'est à lui qu'appartiennent vos états après vous et mon cadet et moi, nous n'avons d'autre droit à espérer, que les apanages que votre justice et votre bonté voudront bien nous accorder.
Cette sage réponse ne causa pas moins de plaisir au roi que la précédente ; il remercia les dieux de lui avoir donné deux enfants d'un caractère si doux et si raisonnable. Il fit retirer celui-ci, pour faire venir son cadet et lui tint le même discours qu'il avait fait à ses deux autres fils. Ce jeune prince, surpris et comme interdit de cette proposition, garda un moment le silence et ensuite il répondit en ces termes : Comment, seigneur, pourrais-je, dans un âge si peu avancé, accepter une dignité si importante et si difficile à remplir ? Je connais trop mon insuffisance, pour ne me pas faire justice : je ressemble à une petite goutte d'eau et votre empire à une grande et vaste mer ; il faudrait avoir un esprit aussi étendu que le vôtre, pour gouverner dignement : je vois bien seigneur que vous voulez m'éprouver ; mais je me donnerai bien de garde de monter si haut, de crainte d'un sort semblable à celui du malheureux Icare ; sa punition vint de sa témérité et ma peine naîtrait de l'injustice et du mauvais naturel que j'aurais de vouloir être préféré à mes frères : aux dieux ne plaise, seigneur, que cela n'arrive jamais. Cette prudente réponse étonna le roi et ayant trouvé dans ce jeune prince autant d'esprit et de sagesse qu'il en avait remarqué dans ses frères, il fut convaincu des progrès qu'ils avoient faits dans les sciences.
Cependant il ne voulut pas s'en tenir là, il résolut de les rendre encore plus accomplis ; et pour cet effet, de les envoyer voyager par tout le monde, afin d'apprendre les mœurs et les coutumes de chaque nation.
Dans ce dessein ; il les fit venir le jour suivant et feignant d'être en colère contre eux de ce qu'ils avoient refusé l'administration de ses états, il leur adressa ces paroles.
Après les soins que j'ai eus de vous et de vous donner les plus habiles gens du monde pour vous instruire parfaitement, j'avais lieu d'espérer de votre part une entière obéissance ; mais comme il me paraît que vous n'êtes pas encore assez instruits de vos devoirs, il faut que vous alliez achever de les apprendre dans les pays étrangers. Je vous prie donc de sortir dans quatre jours de ma cour et dans quinze de mon empire, avec défense d'y revenir sans ma permission.
Les princes, qui ne s'attendaient pas à un pareil ordre, en furent très surpris : ce n'est pas que le plaisir de voyager n'eût pour eux beaucoup de charmes et qu'ils ne souhaitassent de tout leur cœur ; mais aimant le roi au point qu'ils faisaient, ils ne pouvaient s'en éloigner de cette manière, sans un extrême chagrin. Ils firent donc tout leur possible pour ne le pas quitter si tôt ; cependant, voyant qu'il voulait absolument être obéi, ils partirent dans le temps prescrit, avec un équipage fort modeste, et sous des noms déguisés. Quand ils furent hors de leurs états, ils entrèrent dans ceux d'un grand et puissant empereur, nommé Behram. Comme ils continuaient leur route pour se rendre à la ville impériale, ils rencontrèrent un conducteur de chameaux, qui en avait perdu un ; il leur demanda s'ils ne l'avoient pas vu par hasard. Ces jeunes princes, qui avoient remarqué dans le chemin les pas d'un semblable animal, lui dirent qu'ils l'avoient rencontré, et afin qu'il n'en doutât point, l'aîné des trois princes lui demanda si le chameau n'était pas borgne ; le second, interrompant, lui dit, ne lui manque-t-il pas une dent ? Et le cadet ajouta, ne serait-il pas boiteux ? Le conducteur assura que tout cela était véritable. C'est donc votre chameau, continuèrent-ils, que nous avons trouvé, et que nous avons laissé bien loin derrière nous.
Le chamelier, charmé de cette nouvelle, les remercia bien humblement et prit la route qu'ils lui montrèrent, pour chercher son chameau : il marcha environ vingt milles, sans le pouvoir trouver ; en sorte que, revenant fort chagrin sur ses pas, il rencontra le jour suivant les trois princes assis à l'ombre d'un plane, sur le bord d'une belle fontaine, où ils prenaient le frais. Il se plaignit à eux d'avoir marché si longtemps sans trouver son chameau ; et bien que vous m'ayez donné, leur dit-il, des marques certaines que vous l'avez vu, je ne puis m'empêcher de croire que vous n'ayez voulu rire à mes dépens.
Sur quoi le frère aîné prenant la parole : Vous pouvez bien juger, lui répondit-il, si, par les signes que nous vous avons donnés, nous avons eu dessein de nous moquer de vous ; et afin d'effacer de votre esprit la mauvaise opinion que vous avez, n'est-il pas vrai que votre chameau portait d'un côté du beurre et de l'autre du miel, et moi, ajouta le second, je vous dis qu'il y avait sur votre chameau une dame ; et cette dame, interrompit le troisième, était enceinte : jugez, après cela, si nous vous avons dit la vérité ?
Le chamelier, entendant toutes ces choses, crut de bonne foi que ces princes lui avaient dérobé son chameau : il résolut d'avoir recours à la justice et lorsqu'ils furent arrivés à la ville impériale, il les accusa de ce prétendu larcin. Le juge les fit arrêter comme des voleurs, et commença à faire leur procès.
La nouvelle de cette capture étant arrivée aux oreilles de l'empereur, le surprit, il en fut même très fâché, parce que, comme il apportait tous les soins possibles pour la sûreté des chemins, il voulait qu'il n'y arrivât aucun désordre. Cependant ayant appris que ces prisonniers étaient de jeunes gens fort bien faits, et qui avaient l'air de qualité, il voulut qu'on les lui amenât. Il fit venir aussi le chamelier, afin d'apprendre de lui, en leur présence, comment l'affaire s'était passée. Le chamelier la lui dit et l'empereur jugeant que ces prisonniers étaient coupables, il se tourna vers eux en leur disant : vous méritez la mort, néanmoins comme mon inclination me porte à la clémence plutôt qu'à la sévérité, je vous pardonnerai si vous rendez le chameau que vous avez dérobé ; mais si vous ne le faites pas, je vous ferai mourir honteusement. Quoique ces paroles dussent étonner ces illustres prisonniers, ils n'en témoignèrent aucune tristesse et répondirent de cette manière :
Seigneur, nous sommes trois jeunes gens qui allons parcourir le monde pour savoir les mœurs et les coutumes de chaque nation ; dans cette vue, nous avons commencé par vos états et chemin faisant nous avons trouvé ce chamelier qui nous a demandé si nous n'avions pas rencontré par hasard un chameau qu'il prétend avoir perdu dans la route ; quoique nous ne l'ayons pas vu, nous lui avons répondu en riant, que nous l'avions rencontré et afin qu'il ajoutât plus de foi à ces paroles, nous lui avons dit toutes les circonstances qu'il vous a rapportées : c'est pourquoi, n'ayant pu trouver son chameau, il a cru que nous l'avions dérobé et sur cette chimère, il nous a fait mettre en prison.
Voilà, seigneur, comme la chose s'est passée, et si elle ne se trouve pas véritable, nous sommes prêts à subir avec plaisir tel genre de supplice qu'il plaira à votre majesté d'ordonner.
L'empereur ne pouvant se persuader que les indices qu'ils avaient donnés au chamelier se trouvassent si justes par hasard, je ne crois pas, leur dit-il, que vous soyez sorciers ; mais je vois bien que vous avez volé le chameau, et que c'est pour cela que vous ne vous êtes pas trompés dans les six marques que vous en avez données au chamelier : ainsi, il faut ou le rendre ou mourir. En achevant ces mots, il ordonna qu'on les remît en prison et qu'on achevât leur procès.
Les choses étaient en cet état, lorsqu'un voisin du chamelier, revenant de la campagne, trouva dans son chemin le chameau perdu ; il le prit, et l'ayant reconnu, il le rendit, d'abord qu'il fut de retour, à son maître. Le chamelier, ravi d'avoir retrouvé son chameau et chagrin en même temps d'avoir accusé des innocents, alla vers l'empereur pour le lui dire, et pour le supplier de les faire mettre en liberté. L'empereur l'ordonna aussitôt ; il les fit venir et leur témoigna la joie qu'il avait de leur innocence, et combien il était fâché de les avoir traités si rigoureusement ; ensuite il désira savoir comment ils avoient pu donner des indices si justes d'un animal qu'ils n'avaient pas vu. Ces princes voulant le satisfaire, l'aîné prit la parole et lui dit : J'ai cru, seigneur, que le chameau était borgne, en ce que, comme nous allions dans le chemin par où il était passé, j'ai remarqué d'un côté que l'herbe était toute rongée et beaucoup plus mauvaise que celle de l'autre, où il n'avait pas touché ; ce qui m'a fait croire qu'il n'avait qu'un oeil, parce que, sans cela, il n'aurait jamais laissé la bonne pour manger la mauvaise. Le puîné interrompant le discours : Seigneur, dit-il, j'ai connu qu'il manquait une dent au chameau, en ce que j'ai trouvé dans le chemin, presque à chaque pas que je faisais, des bouchées d'herbe à demi-mâchées, de la largeur d'une dent d'un semblable animal ; et moi, dit le troisième, j'ai jugé que ce chameau était boiteux, parce qu'en regardant les vestiges de ses pieds, j'ai conclu qu'il fallait qu'il en traînât un, par les traces qu'il en laissait.
L'empereur fut très satisfait de toutes ces réponses et curieux de savoir encore comment ils avaient pu deviner les autres marques, il les pria instamment de le lui dire ; sur quoi l'un des trois, pour satisfaire à la demande, lui dit : je me suis aperçu, sire que le chameau était d'un côté chargé de beurre et de l'autre de miel, en ce que, pendant l'espace d'un quart de lieue, j'ai vu sur la droite de la route une grande multitude de fourmis, qui cherchent le gras, et sur la gauche, une grande quantité de mouches, qui aiment le miel. Le second dit : et moi, seigneur, j'ai jugé qu'il y avait une femme dessus cet animal, en ce qu'ayant vu un endroit où ce chameau s'était agenouillé, j'ai remarqué la figure d'un soulier de femme, auprès duquel il y avait un peu d'eau, dont l'odeur fade et aigre m'a fait connaître que c'était de l'urine d'une femme. Et moi, dit le troisième, j'ai conjecturé que cette femme était enceinte, par les marques de ses mains imprimées sur la terre, parce que, pour se lever plus commodément, après avoir achevé d'uriner, elle s'était sans doute appuyée sur ses mains, afin de mieux soulager le poids de son corps.
Les observations de ces trois jeunes princes donnèrent tant de plaisir à l'empereur, qu'il leur témoigna mille amitiés et les pria de séjourner quelques temps chez lui. Il leur donna un fort bel appartement dans son palais, où ils étaient servis comme des rois, et l'empereur les voyait tous les jours. Ils en étaient si charmés, qu'il préférait leurs conversations à celle des plus grands seigneurs de son empire. Il se dérobait souvent à ses propres affaires et se cachait quelquefois pour les entendre parler sans être vu.
Un jour que ces princes étaient à table et qu'on leur avait servi, entre autres mets, un quartier d'agneau de la table de l'empereur et du vin très exquis, ce prince qui était dans un lieu retiré où il pouvait ouïr tout ce qu'ils disaient, entendit qu'en mangeant de l'agneau et en buvant de ce vin, l'aîné de ces princes dit : Je crois que la vigne qui a donné ce vin est crue sur un sépulcre ; et moi, dit le second, je suis assuré que cet agneau a été nourri du lait d'une chienne. Ma foi, vous avez raison, mes frères, dit le troisième ; mais cela n'est pas d'une si grande conséquence que ce que j'ai à vous dire présentement. Vous saurez donc que j'ai connu ce matin, par quelques lignes, que l'empereur a fait mourir pour crime le fils de son vizir et que le père ne songe à autre chose qu'à venger cette mort par celle de son maître. L'empereur ayant entendu ces paroles, entra dans la chambre et dissimulant sa surprise : Eh bien, Messieurs, leur dit-il, de quoi vous entretenez-vous ? Ces jeunes princes feignirent de ne le pas entendre et lui dirent : Seigneur, nous sortons de table et nous avons parfaitement bien dîné. L'empereur, qui ne souhaitait pas de savoir cela, les pressa de lui faire part des choses qu'ils avaient dites pendant leur repas, en les assurant qu'il avait entendu leurs discours.
Alors ils ne purent lui cacher la vérité et lui racontèrent la conversation qu'ils avaient eue à table.
L'empereur demeura quelque temps à s'entretenir avec eux et ensuite il se retira dans son appartement. Quand il y fut, il fit venir celui qui lui fournissait le vin pour savoir de quel endroit il était ; mais ne le pouvant dire, il lui commanda d'aller quérir le vigneron ; ce qu'il fit. Lorsqu'il fut arrivé, l'empereur lui demanda si la vigne dont il avait soin était anciennement ou nouvellement plantée sur les ruines de quelques bâtiments, ou dans quelque désert. Le vigneron lui dit que le terroir où croissait cette vigne avait été autrefois un cimetière. L'empereur sachant la vérité de ce fait, voulut savoir le second ; car, pour le troisième, il se souvenait bien qu'il avait fait mourir le fils de son vizir. Il ordonna qu'on lui fît venir le berger qui avait soin de son troupeau ; et lorsqu'il fut devant lui, il lui demanda avec quoi il avait engraissé l'agneau qu'il avait fait tuer ce jour-là pour la table. Cet homme, tout tremblant, répondit que l'agneau n'avait eu d'autre nourriture que le lait de sa mère ; mais l'empereur, voyant que la crainte avait saisi le berger et qu'elle pouvait l'empêcher de dire la vérité : je connais, lui dit-il, que tu ne dis pas la chose comme elle s'est passée ; je t'assure que si tu ne me la découvres présentement, je te ferai mourir.
Eh bien, seigneur, repartit-il, si vous voulez m'accorder ma grâce, je vous déclarerai la vérité. L'empereur la lui promit et le berger lui parla de la sorte : Seigneur, comme l'agneau dont il s'agit était encore tout petit et que la mère paissait à la campagne aux environs d'un bois, un grand loup affamé la prit et la dévora, malgré tous mes cris ; car ma chienne n'était pas pour lors près de moi, ayant fait ce jour-là ses petits. J'étais assez embarrassé comment je ferais pour nourrir cet agneau, lorsqu'il me vint à l'esprit de l'attacher aux mamelles de ma chienne ; elle l'a élevé si délicatement, que l'ayant jugé digne de vous être présenté, je l'ai fait tuer, et l'ai envoyé ce matin à votre maître d'hôtel. L'empereur, qui avait écouté ce récit avec attention, crut que ces jeunes princes étaient des prophètes, pour deviner si bien les choses ; de sorte qu'après avoir congédié le berger, il les vint trouver et leur tint ce discours : Tout ce que vous m'avez dit, Messieurs, se trouve véritable et je suis persuadé qu'ayant autant de mérite et de si belles qualités que vous avez, il n'y a personne au monde qui vous ressemble. Mais dites-moi, je vous prie, quels indices avez-vous eu aujourd'hui à table, pour toutes les choses que vous m'avez racontées ?
L'aîné des princes, prenant la parole : Seigneur, lui dit-il, j'ai cru que la vigne qui a produit le vin que vous avez eu la bonté de nous envoyer était plantée dans un cimetière, parce qu'aussitôt que j'en ai bu, au lieu que le vin réjouit ordinairement le cœur, le mien s'est trouvé accablé de tristesse ; et moi, ajouta le second, après avoir mangé un morceau de l'agneau, j'ai senti que ma bouche était salée et pleine d'écume, ce qui m'a fait croire que cet agneau avait été nourri du lait d'une chienne. Comme je vois, seigneur, interrompit le troisième, que vous êtes dans une impatience d'apprendre comment j'ai pu connaître la mauvaise intention de votre vizir contre votre majesté impériale, c'est qu'ayant eu l'honneur de vous entendre raisonner en sa présence sur le châtiment qu'on doit faire aux méchants, j'ai reconnu que votre vizir changeait de couleur et vous regardait d'un oeil noir et plein d'indignation ; j'ai même remarqué qu'il demanda de l'eau à boire : c'était sans doute pour cacher le feu dévorant dont son cœur était enflammé. Toutes ces choses, seigneur, m'ont fait connaître la haine et la colère qu'il a contre votre auguste majesté, de ce que vous avez condamné vous-même son fils à la mort.
L'empereur voyant que ces jeunes gens avaient fort bien prouvé tout ce qu'ils avaient avancé, s'adressa à celui qui venait de parler et lui dit : Je ne suis que trop persuadé de la mauvaise intention que mon vizir a de se venger de la mort de son fils que j'ai condamné, à cause des crimes qu'il avait commis. Mais comment pourrais-je trouver le moyen de prouver le dessein funeste qu'il a contre moi ; car, quelque menace que je lui fasse, il ne me le découvrira jamais : c'est pourquoi, comme vous avez infiniment d'esprit, je vous prie de me donner quelque expédient pour l'en convaincre. Le moyen le plus sûr que je puis vous proposer, seigneur, lui dit-il, est de gagner une fort belle esclave qu'il aime et à laquelle il fait part de tous ses secrets. Pour la gagner, il faut que vous tâchiez de lui faire connaître que vous êtes si fort épris de ses charmes, qu'il n'y a rien au monde que vous ne fassiez pour elle. Comme les femmes souhaitent toujours d'être plus qu'elles ne sont, je suis sûr que cette esclave vous donnera son cœur d'abord qu'elle croira que vous lui aurez donné le vôtre. Par ce moyen, vous pourrez avoir des preuves convaincantes de la mauvaise intention de votre vizir et le punir suivant la rigueur des lois.
L'empereur Behram approuva ce conseil et ayant trouvé une femme fort propre à l'exécution de son dessein, il lui promit une somme considérable, si elle pouvait lui ménager un rendez-vous avec la maîtresse de son vizir. Il la chargea de lui découvrir l'extrême passion qu'il avait pour elle et de l'assurer qu'il la ferait une des premières dames de son empire. Cette messagère d'amour, charmée d'une pareille commission, ne manqua point de l'exécuter avec toute la diligence et l'exactitude possibles. Elle parla à cette belle esclave et excita son ambition, en lui disant les sentiments d'amour et de tendresse que l'empereur avait pour elle. Elle ajouta, que si ce prince voulait se servir de son autorité, il ne lui serait pas difficile de l'avoir en sa possession, soit en la faisant enlever, ou en ordonnant à ses officiers d'étrangler son vizir ; mais qu'il n'en voulait pas venir à ces extrémités et qu'elle la priait, par la part qu'elle prenait à ses intérêts, d'être sensible à la passion de l'empereur, et à la fortune qu'il lui offrait.
La maîtresse du vizir ayant fait attention aux paroles de cette adroite messagère, la pria instamment de témoigner à l'empereur qu'elle lui était fort obligée des sentiments favorables qu'il avait pour elle ; mais qu'étant gardée à vue, il n'y avait qu'un seul moyen pour la posséder ; qu'elle le lui dirait volontiers, pourvu qu'elle l'assurât de garder le secret, et de ne le découvrir qu'à l'empereur. La messagère le lui promit, et aussitôt l'esclave lui parla de la sorte : Tu sauras que le vizir a un dessein également perfide et cruel contre la vie de l'empereur. Il ne songe jour et nuit qu'à l'exécuter. Il a préparé un poison qu'il prétend lui faire boire dans un festin qu'il veut lui donner au premier jour ; et, après sa mort, s'emparer de l'empire. Comme mon intention a toujours été de le faire savoir à l'empereur, je te prie de ne pas manquer de le lui dire ; et que s'il se trouve au festin du vizir, lorsqu'on lui présentera à la fin du repas, sur une soucoupe d'or enrichie de pierreries, une tasse de cristal de roche, où sera le poison, qu'il n'y touche pas et qu'il oblige le vizir de boire ce breuvage ; s'il le fait, l'empereur donnera la mort à celui qui la lui préparait ; s'il le refuse, ce sera une conviction de son crime, et un moyen de le faire mourir avec ignominie. Ainsi, par l'une ou par l'autre de ces deux voies, l'empereur se vengera de cet insigne traître, et m'aura en sa possession. La messagère ayant bien retenu tout ce que la maîtresse du vizir lui avait dit, prit congé d'elle, et alla aussitôt en rendre compte à l'empereur, qui la récompensa du service important qu'elle lui avait rendu.
Comme quelques jours auparavant, ce prince avait gagné une grande bataille contre un puissant roi qui lui faisait une guerre injuste, il crut être obligé de gratifier les principaux officiers de son armée par des pensions considérables et de nouvelles dignités qu'il leur accorda. Il commença par son vizir, à qui il fit un présent de grand prix ; ce qui donna occasion à ce scélérat de le convier à un fameux repas qu'il voulait lui donner. L'empereur ne manqua pas de s'y rendre et fut reçu au bruit des trompettes, des timbales et des hauts-bois, qui faisaient une harmonie charmante.
Le vizir, pour mieux couvrir sa perfidie, lui fit, à son tour, de beaux présents, et ensuite l'empereur se mit à table, qui fut servie avec toute la délicatesse et toute la magnificence possibles.
Une musique, pendant le festin, enlevait tous les cœurs et l'attention de tous les courtisans. Sur la fin du repas, le vizir présenta lui-même à l'empereur la soucoupe d'or et la tasse de cristal dont nous avons parlé, laquelle était remplie d'un poison très odoriférant ; et pour obliger ce prince à le prendre : Seigneur, lui dit-il, voici un breuvage, le plus exquis et le plus précieux qui soit au monde ; entre plusieurs vertus admirables qu'il a, il rafraîchit le foie et chasse du cœur toute la bile qu'on pourrait avoir. L'empereur connaissant, aux marques de la soucoupe et de la tasse, que c'était le breuvage dont la messagère lui avait parlé, le refusa, en lui disant : Tu en as plus besoin que moi ; car comme tu sais que j'ai fait mourir ton fils, à cause des crimes qu'il avait commis, je ne doute pas que ton cœur et ton foie n'en soient échauffés et remplis de beaucoup de bile : c'est pourquoi je te prie de le prendre en ma présence et de croire que je t'en serai aussi obligé que si je l'avais pris moi-même. Le vizir fut un peu troublé de cette réponse et revenant à la charge : Aux dieux ne plaisent, seigneur, lui dit-il, que je vous obéisse en cette rencontre ; il n'appartient pas à un simple mortel comme moi de boire le nectar des dieux ; cette boisson est si rare et si précieuse, qu'elle ne peut convenir qu'à un grand monarque comme vous, qui êtes l'amour et les délices de l'empire.
Ce prince lui repartit, que quelque agréable que fût cette boisson, elle l'était encore davantage, étant présentée de si bonne grâce et par une personne dont il connaissait le zèle et l'affection pour son service. Ainsi, sachant le besoin qu'il en avait, il était trop de ses amis pour le priver d'une chose qui lui était si salutaire et qu'à son égard elle lui serait fort inutile.
Le vizir, voyant que l'empereur le pressait de boire ce poison, se douta que la trahison était découverte. En cet état, tout rempli de crainte et de confusion : Seigneur, lui dit-il, je suis tombé dans le malheur que je voulais préparer aux autres. Mais comme je vous ai toujours connu d'un naturel porté à la clémence plutôt qu'à la rigueur, j'espère que, quand je vous aurai donné un avertissement pour la conservation de votre auguste personne, vous voudrez bien avoir la bonté de me pardonner. S'il vous arrive de condamner à mort le fils de quelqu'un de vos officiers, ne permettez jamais que le père reste à votre cour. Vous avez condamné le mien pour ses crimes ; cependant quoique vous ayez eu raison et que vous m'ayez témoigné mille amitiés, en me comblant de bienfaits, je n'ai pu oublier la douleur que m'a causée la mort de mon fils.
Toutes les fois que je vous voyais, votre présence exitait ma haine et me portait à la vengeance ; c'est ce qui m'a obligé de vous présenter ce poison, afin d'honorer les mânes de mon fils et de venger sa mort par la vôtre.
Quoique l'empereur fût très convaincu par ces paroles du funeste dessein de son vizir et qu'il avait droit de le faire mourir de la mort la plus cruelle ; cependant il n'en usa pas avec tant de rigueur ; il se contenta seulement de confisquer ses biens et de le chasser de ses états. C'était là une punition bien douce pour un crime si énorme ; mais il est quelquefois bon de pardonner, ou du moins d'adoucir le châtiment. Quant à la maîtresse de ce perfide, l'empereur la maria à un grand seigneur de sa cour et lui fit des présents considérables, pour reconnaître le service qu'elle lui avait rendu.
Après que l'empereur eut ainsi banni de son empire cet indigne vizir, il vint trouver les jeunes princes, pour leur apprendre tout ce qui s'était passé au repas que ce perfide lui avait donné ; et les remerciant de l'avoir, par leur conseil, délivré d'un si méchant homme, il leur dit : je ne doute pas, Messieurs, qu'ayant autant d'esprit et de prudence que vous en avez, vous ne trouviez un prompt remède pour m'ôter un chagrin qui me fait bien de la peine ; j'espère que vous ne me refuserez pas ce secours, m'ayant donné des preuves de votre savoir et de votre affection dans une affaire où il s'agissait de ma vie. Ces jeunes princes lui répondirent qu'il pouvait compter sur eux et qu'il n'y avait rien au monde qu'ils ne fissent pour lui marquer le zèle qu'ils avoient pour son service. L'empereur, charmé de ces paroles, les remercia de tout son cœur et ensuite leur fit ce discours : Les anciens philosophes de cet empire, dont mes ancêtres faisaient beaucoup de cas, avaient trouvé une forme de miroir qu'ils nommaient le miroir de justice ; il avait la vertu de faire le juge, lorsqu'il y avait deux personnes qui plaidaient l'une contre l'autre, on les obligeait de regarder dedans, pour savoir celle qui avait tort ou raison. La partie qui faisait d'injustes demandes, avait aussitôt le visage noir, et celle qui avait raison conservait toujours sa première couleur et gagnait sa cause. Celui dont le visage était devenu noir ne pouvait revenir en son premier état, à moins qu'il ne descendît dans un puits très profond pour y passer quarante jours au pain à l'eau. Cette pénitence étant faite, on le tirait du puits et on l'exposait à la vue de tout le peuple ; là, après avoir publiquement confessé sa faute et demandé pardon aux dieux et à la justice, il reprenait sa première couleur.
Comme l'on vivait toujours dans la crainte de ce miroir qui tenait lieu de juge, chacun se contenait dans le devoir et s'appliquait à son métier, le pays étant abondant en toute chose ; et quelque pauvre que fût un étranger qui venait s'y refugier, il faisait aisément sa fortune.
Dans ces temps heureux où l'empire jouissait d'une félicité parfaite, régnait mon aïeul, qui n'avait que deux enfants, mon père et mon oncle. Après la mort de mon aïeul, ils eurent quelques différents au sujet de sa succession : mais comme mon père avait raison, il eut le dessus. Mon oncle, chagrin de cet avantage, déroba ce précieux miroir et le porta aux Indes, où règne une grande et puissante reine, qui a donné le soin des affaires de son royaume à un de ses ministres.
Mon oncle, qui voulait s'acquérir les bonnes grâces de cette princesse, lui fit présent de ce miroir, en lui disant néanmoins que ce miroir n'avait de vertu que dans mon empire. L'on voyait tous les jours au dessus de la ville capitale de cette reine, qui était située sur le bord de la mer, une main droite ouverte qui paraissait en l'air au lever du soleil, laquelle, sans sortir de sa place, restait au même état jusqu'à la nuit ; et alors, s'approchant du rivage, elle prenait un homme et le jetait dans la mer. Le peuple, affligé de cette désolation, porta ce miroir sur le rivage de la mer, s'imaginant qu'il pourrait détourner le malheur dont il était accablé. En effet, l'ayant opposé à cette main fatale, il en reçut cet avantage, qu'au lieu qu'elle prenait un homme chaque jour, elle ne prit qu'un cheval ou un bœuf.
Cependant, par la perte de ce miroir, cet empire ayant perdu son ancien bonheur et mon père souhaitant ardemment de le ravoir, envoya un ambassadeur à cette reine, avec une lettre fort obligeante, pour la prier de le lui rendre et même lui offrit une somme considérable, si elle le désirait. Afin de l'engager encore mieux à faire la chose, il lui représentait par sa lettre, que ce miroir ne pouvait pas être pour elle d'une fort grande utilité, mais que pour lui, il n'en était pas de même, vu qu'il pouvait remettre cet empire dans son premier état et lui rendre son ancienne tranquillité.
Cependant la lettre et les paroles de l'ambassadeur ne firent pas de grands progrès sur l'esprit de cette reine ; en sorte qu'il fut obligé de retourner à la cour de mon père et lui dit, qu'à cause que le royaume de cette princesse avait eu l'avantage, par la vertu de ce miroir, de changer la perte de l'homme en celle d'un cheval ou d'un bœuf, qu'une main en l'air emportait tous les jours dans la mer, cette reine ne voulait pas rendre le miroir, à moins que mon père n'eût trouvé quelque remède à la ruine que cette main lui causait et que si, par son moyen, ce royaume était délivré d'une si grande misère, elle lui rendrait de bon cœur le miroir, ses ancêtres ayant toujours été en bonne intelligence avec les nôtres. Comme mon père n'avait aucun secret pour contenter cette princesse, les choses sont toujours demeurées dans le même état. Ainsi, messieurs, jugeant de votre mérite par tout ce que vous avez fait jusqu'à présent et que rien n'est au dessus de votre esprit, je me persuade que si vous entreprenez d'exécuter ce que mon père n'a pu faire, vous en viendrez facilement à bout. Quelle gloire pour vous et quel plaisir ne ferez-vous point à cette princesse, si vous délivrez son royaume de cette cruelle main qui l'accable ! Elle vous en sera très redevable et ne pourra refuser à votre prière la restitution du miroir qui rétablira le repos et la félicité dans mon empire. Je vous prie donc, Messieurs, de m'accorder cette grâce et de croire que je vous en aurai une obligation qui m'engagera à une reconnaissance éternelle.
Ces jeunes princes, plus sensibles aux honnêtetés qu'ils avaient reçues de l'empereur qu'aux offres obligeantes qu'il leur faisait, lui promirent d'aller aux Indes au plutôt, et de faire tout leur possible pour lui rendre le service qu'il leur demandait. L'empereur, ravi de ces paroles, les embrassa de tout son cœur et le lendemain, les jeunes princes étant venus de bon matin prendre congé de lui, il leur donna de beaux présents pour cette reine, et ensuite il les accompagna, avec plusieurs grands seigneurs de sa cour, jusqu'à deux lieues de la ville capitale. Après leur départ, il fit plusieurs sacrifices aux dieux, pour les prier de lui être favorables et de rendre le voyage et le retour de ces jeunes princes également prompt et heureux. Comme il ne doutait point que les dieux ne favorisassent un dessein si juste, il demeurait tranquille et passait les jours tantôt à la chasse et tantôt à entendre la musique qu'il aimait passionnément.
Dans ce temps, il arriva un marchand, qui ayant appris que l'empereur faisait grand cas des belles voix et des instruments harmonieux, et qu'il récompensait généreusement ceux qui lui en indiquaient, lui dit qu'il avait une esclave d'une beauté charmante, qui chantait divinement et qui savait la musique en perfection.
L'empereur lui ordonna de la lui amener au plutôt. Cette fille, qui se nommait Diliram, parut le lendemain dans un habit magnifique, en présence de l'empereur. Il fut si surpris de voir une beauté si rare, qu'il lui fit connaître qu'elle n'était pas du nombre de celles qui ont besoin d'ornements pour paraître, mais que les ornements avaient besoin d'elle, pour avoir plus de brillant et d'éclat.
Cette galanterie ne fit pas moins de plaisir au marchand qu'à la belle esclave. L'empereur, prévenu en faveur de cette fille, la pria de chanter et d'accompagner sa voix de quelque instrument. Elle le fit, mais avec tant d'art et de délicatesse, que ce prince lui dit cent choses obligeantes et, entre autres, qu'elle charmait également les yeux et les oreilles ; ensuite il en donna une somme considérable au marchand et fit préparer à cette fille un appartement magnifique, où rien ne manquait. Comme il avait pour elle une extrême passion, il ne pouvait vivre sans la voir et préférait son entretien à celui des plus belles de sa cour.
Un jour, ce prince étant allé avec Diliram à la chasse et ayant rencontré un cerf, il lui dit : En quel endroit voulez-vous que je perce cet animal de mon dard ? Je ne doute pas, seigneur, de votre adresse, répondit-elle, ert je suis persuadée que vous le frapperez où il vous plaira ; mais puisque vous souhaitez que je vous le dise, je serais bien aise que, d'un seul coup, vous lui perçassiez le pied et l'oreille tout ensemble. L'empereur voyant que la chose était impossible, ne put s'empêcher de rire de cette proposition. Cependant comme il était doué de beaucoup d'esprit et d'une adresse admirable, il prit son arbalète et tira droit à l'oreille, qu'il atteignit. Cet animal sentant la douleur du coup, la gratta aussitôt avec le pied, comme font ordinairement tous les animaux. Alors l'empereur prenant son arc, lui décocha une flèche armée d'un fer pointu, qui lui perça en même temps le pied et l'oreille. Plusieurs grands seigneurs, qui avaient vu le coup, félicitèrent l'empereur, non seulement sur son adresse, mais encore sur sa précaution. Ce prince, tout joyeux d'avoir si bien réussi, se tournant du côté de Diliram : Eh bien, Madame, lui dit-il, que vous semble de ce coup ? Ai-je satisfait à votre curiosité ? Il n'y a rien en cela, seigneur, de fort extraordinaire, répondit-elle. Je suis sûre que vous n'auriez jamais pu faire ce coup, si vous n'aviez trompé le cerf et moi, lorsque vous avez tiré l'arbalète ; et il n'y a personne qui n'en fît autant, en se servant de l'artifice dont vous vous êtes servi. Ces paroles, trop libres, déplurent d'autant plus à l'empereur, qu'elles furent dites en présence de tous ceux qui l'avaient félicité. Il crut que son honneur était offensé en cette rencontre et qu'il fallait punir rigoureusement cette esclave ; de sorte que, malgré l'inclination qu'il avait pour elle, il ordonna qu'on la dépouillât, et qu'après lui avoir lié les mains derrière le dos, on l'emmenât dans un bois qui était à un quart de lieue de là, afin d'être dévorée par les bêtes féroces. Cela fut exécuté sur le champ.
Cependant, deux heures après, l'empereur se représentant les charmes de cette jeune esclave, son cœur fut agité de divers mouvements ; l'amour et la colère y disputaient l'un contre l'autre.
Quoi, seigneur, disait l'amour, faut-il pour une indiscrétion, pour une bagatelle, traiter si cruellement le plus bel objet du monde ? Souvenez-vous des sentiments de tendresse que vous lui avez témoignés et des protestations que vous lui avez faites d'une amitié éternelle. Il est de votre honneur de lui tenir parole et de ne point passer pour un parjure, ni pour un inconstant : ce sont deux crimes qui font horreur et qui terniraient votre gloire. Ménagez-la donc mieux, seigneur, en rappelant cette aimable personne ; envoyez-la chercher au plus tôt ; et des vœux passionnés : par-là, vous réparerez la faute que vous avez faite et les jours que vous passerez avec cet incomparable objet, feront pour vous des jours pleins de douceurs.
La colère, plus furieuse que jamais d'un discours si tendre : Non, seigneur, disait-elle, c'est une ingrate qui s'est rendue indigne de vos bontés. Vous ne pouvez être accusé d'inconstance et de rigueur à son égard, puisqu'elle a manqué non seulement de respect, de reconnaissance et d'amitié pour vous, mais même qu'elle a flétri votre gloire en présence de tant de gens de qualité. Vous ne pouvez en avoir trop de ressentiment. Je fais bien que c'est une vertu de pardonner, mais je sais bien aussi que ce n'est pas un crime de punir, quand la punition est légitime. Il n'y a personne qui ne condamne cette malheureuse esclave ; les plus pacifiques en sont indignés, et son procédé déplaît à tous le monde. Si, après cela, vous la rappelez, pour qui passerez-vous ? Pour un homme faible, semblable à une girouette qui tourne à tous vents. Il faut avoir plus de pouvoir sur vous, et ne jamais révoquer des ordres aussi justes que les vôtres. Par ce moyen, vous vous rendrez redoutable, et la crainte de vous déplaire retiendra chacun dans le devoir.
L'amour, peu content de cette cruelle politique, revint à la charge avec plus d'ardeur que jamais. Il attaqua le cœur de ce prince par toute sorte d'endroits et y mit des sentiments si tendres, que n'y pouvant plus résister, l'amour triompha de la colère. L'empereur aussitôt commanda à ceux qui avoient mené Diliram dans le bois, de l'aller chercher pour lui rendre ses habits et de la ramener dans son palais. Pendant qu'on s'empressait à exécuter ses ordres, cette aimable fille pleurait amèrement, et attendait à toute heure le funeste moment d'être dévorée par des lions, ou par quelque autre bête féroce. Comme elle avait la liberté de marcher, elle doubla tellement le pas, qu'avant le soleil couché, elle se trouva heureusement dans le grand chemin. Elle était fort en peine quelle route elle devait prendre, lorsqu'une compagnie de marchands qui passaient, l'aperçut.
Le plus vieux l'aborda et étant surpris de sa beauté et de l'état misérable où elle était, il en eut pitié ; il lui délia les mains et l'ayant couvert de quelques vêtements, il l'emmena au lieu où il allait loger. Quand ils furent arrivés, il lui demanda de quelle profession elle était, quels gens l'avaient réduite en cet état, et enfin quel était le sujet de son malheur. Elle ne répondit autre chose, sinon qu'elle était musicienne et qu'elle savait toucher de la guitare. Le marchand en ayant fait venir une, la lui présenta et elle en joua avec tant de délicatesse, mariant sa voix au son de cet instrument, que le marchand en fut charmé. Comme il n'avait point d'enfant, il l'adopta pour sa fille et l'emmena en son pays.
L'empereur, qui était de retour de la chasse, attendait avec beaucoup d'impatience ceux qu'il avait envoyés dans le bois pour lui ramener Diliram. Enfin ils arrivèrent et lui dirent qu'ils l'avaient cherchée partout, sans l'avoir pu trouver. Ce prince croyant aussitôt qu'elle avait été dévorée par quelque bête cruelle, en fut dans un chagrin terrible ; il en tomba malade et son mal, qui augmentait de jour en jour, faisait perdre aux médecins l'espérance de sa guérison. Dans cette fâcheuse conjoncture, tous les grands de sa cour s'assemblèrent, et après avoir tenu conseil, on fut d'avis que, puisque les remèdes ne pouvaient le guérir, il fallait ne s'en plus servir, et lui donner seulement des nourritures convenables à son mal, en attendant le retour des trois princes qui étaient allés aux Indes pour tâcher de ravoir le miroir de justice.
Quand ces jeunes princes furent arrivés avec leur suite dans les états de cette reine, où la main fatale faisait tant de ravages, le gouverneur de la province où ils étaient en donna aussitôt avis à cette princesse ; elle leur envoya une belle et nombreuse escorte, pour les accompagner jusque dans sa ville capitale. Le lendemain ils eurent audience de son premier ministre, auquel ils dirent qu'ils étaient venus de la part de l'empereur Behram pour délivrer la reine de la main terrible qui désolait son royaume ; et qu'aussitôt que cela serait fait, ils la prieraient d'avoir la bonté de leur remettre le miroir, pour le reporter à l'empereur leur maître.
Ce ministre ayant entendu cette proposition, alla en rendre compte à la reine, qui en eut une joie extrême.
Le jour suivant, on les alla chercher dans des chars superbes, pour leur donner audience. Étant arrivés au palais, on les fit passer au travers de quatre chambres, toutes plus belles les unes que les autres : la première est faite de fonte artistement travaillée, avec un grand nombre de figures qui imitent parfaitement le naturel ; la seconde a le plancher et le lambris faits d'argent d'une riche valeur ; la troisième est d'or massif excellemment bien émaillé ; mais le lustre, l'éclat et le grand prix de la quatrième surpasse de beaucoup les trois autres ; elle est remplie de joyaux d'un prix inestimable, où l'on voit reluire un trône royal, tout couvert de diamants et d'escarboucles, qui rendent, avec quantité d'autres pierres précieuses, une telle lumière, que la chambre est aussi claire dans la plus sombre nuit, que s'il y avait plusieurs flambeaux allumés.
Ce fut dans cette superbe chambre où cette auguste reine donna audience à ces illustres ambassadeurs. Je ne parlerai point ici des beaux présents qu'ils lui firent au nom de l'empereur Behram, parce qu'outre que le détail en serait inutile, il m'éloignerait trop de mon sujet : je dirai seulement que la reine les reçut fort honorablement et qu'elle promit de leur remettre le miroir d'abord que la main ne paraîtrait plus ; ensuite on les conduisit dans une salle toute bâtie de marbre, de jaspe et de porphyre, où on leur fit un festin magnifique, accompagné d'instruments mélodieux et de voix charmantes. Plusieurs seigneurs de la cour étaient de ce repas. L'on y but à la santé de la reine et de l'empereur Behram, au bruit de l'artillerie et au son des trompettes ; ce qui dura jusqu'à la nuit. Ensuite les ambassadeurs se retirèrent et comme il n'y avait point de temps à perdre, ils se levèrent de grand matin et allèrent avec les principaux officiers de la reine sur le bord de la mer avant le lever du soleil. Un moment après il parut et aussitôt la main droite ouverte se fit voir sur la mer. L'aîné de ces princes, la regardant fixement, leva la sienne et lui montra le second et le troisième doigts étendus, tenant les trois autres pliés. Cette main, qui causait tant de maux, s'enfonça tout d'un coup dans la mer et ne parut plus. Le peuple, qui avait été présent à ce spectacle, ne pouvait croire ce que ses yeux avaient vu.
La reine ayant été informée de ce succès, en fut dans une joie et un étonnement qu'on ne peut exprimer. Son peuple et elle s'imaginant que cela ne se pouvait faire naturellement, crurent que ces princes étaient quelques divinités. Ils voulurent leur faire des sacrifices et élever des statues à leur gloire, afin d'immortaliser leur reconnaissance ; mais la modestie et la sagesse de ces jeunes princes s'y opposèrent. La reine fut curieuse de savoir le secret dont ils s'étaient servis pour faire un si grand miracle : alors l'aîné de ces princes, pour ne pas être entendu de tous ceux qui étaient dans la chambre, tira la reine à part et lui expliqua la chose de cette manière.
Vous saurez, madame, lui dit-il, qu'à peine ai-je vu ce matin la main ouverte sur la mer, que j'ai jugé que cela ne signifiait autre chose, sinon que, dans un royaume, cinq hommes bien unis et de même sentiment étaient capables de prendre tout le monde ; et comme cette main voulait être ainsi entendue et qu'il ne s'est trouvé personne qui ait pu deviner ce qu'elle voulait dire, elle a causé tous les désordres qui sont arrivés dans vos états ; c'est ce qui a fait qu'avec l'aide des dieux je m'en suis aperçu, et qu'étant vis-à-vis d'elle, j'ai levé la main, tenant le second et le troisième doigts étendus et les autres étant pliés ; je l'ai fait cacher de honte et de confusion dans le fond de la mer ; en sorte que je vous assure, madame, qu'elle ne paraîtra jamais. Elle voulait faire entendre, comme j'ai eu l'honneur de vous dire, que cinq hommes bien unis étaient capables de se rendre maîtres de l'univers, et je lui ai montré que seulement deux bien d'accord pouvaient faire cette entreprise. Ces paroles donnèrent de l'admiration à la reine ; elle vit bien que ces princes, qu'elle ne connaissait pas pour tels, étaient d'une haute naissance et d'un esprit sublime. Elle leur fit rendre tous les honneurs possibles et leur témoigna qu'elle n'oublierait jamais le service important qu'ils lui avaient rendu ; ensuite ils se retirèrent dans un des plus beaux endroits du palais, où on leur avait préparé, par ordre de la reine, un dîné des plus magnifiques.
Pendant qu'ils étaient à table avec plusieurs grands seigneurs qui les avaient accompagnés le matin, les ministres d'état étant dans le conseil avec cette princesse, parlèrent de renvoyer à l'empereur Behram son miroir, en considération du service signalé qu'il leur avait procuré. Le plus vieux d'entre eux prit la parole et s'adressant à la reine : Je ne doute pas, madame, dit-il, que, par le miracle que nous avons vu ce matin, ces jeunes ambassadeurs n'aient délivré le royaume d'un grand malheur ; mais qui peut nous assurer que, dans quelques temps, la main ne revienne encore et ne nous jette dans de nouveaux malheurs, pires que les premiers ; c'est pourquoi, avant que de rendre le miroir, il faut y songer plus d'une fois, vu l'importance de cette affaire.
J'avoue, répondit la reine, qu'elle est de conséquence ; mais après les bons offices que nous venons de recevoir de la part de l'empereur Behram, nous sommes obligés de le satisfaire. À l'égard de la sûreté que nous devons prendre pour que la main ne paraisse plus dans ce royaume, j'ai un remède infaillible pour cela. Le feu roi mon père, avant de mourir, me parla en ces termes.
FIN DE L’EXTRAIT
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