MERCURE.
Vous voulez que je vous favorise dans vos achats et dans vos ventes, que j’assure vos gains, que je vous assiste en toute occasion ; vous voulez que, chez vous et au dehors, les affaires de tous ceux qui vous intéressent se terminent heureusement, que votre fortune s’accroisse sans cesse par d’amples profits dans les entreprises que vous avez commencées ou que vous méditez encore ; vous voulez que je vous apporte de bonnes nouvelles, à vous et aux vôtres, et que je vienne toujours vous annoncer ce qui va le mieux à l’avantage de votre patrie (car vous n’ignorez pas que les autres dieux m’ont laissé le soin de présider au négoce et aux messages) : eh bien, si vous tenez à être contents de moi et à me voir tout faire pour vous procurer à jamais de gros bénéfices, écoutez tous cette comédie en silence, et montrez-vous auditeurs équitables et impartiaux.
Je vais maintenant vous faire savoir par quel ordre et pourquoi je suis ici ; et de plus je vous dirai mon nom. Je viens par ordre de Jupiter ; je me nomme Mercure. Mon père m’a envoyé vers vous pour vous adresser une prière. Il sait bien que, s’il commande, vous obéirez ; car il reconnaît que vous respectez et craignez le roi des dieux, comme c’est votre devoir : mais enfin il veut que je vous présente une humble requête accompagnée de douces paroles. C’est que ce Jupiter pour qui je viens ne craint pas moins qu’aucun de vous de s’attirer quelque mésaventure : né d’un père et d’une mère mortels, il n’est pas étonnant qu’il soit timide. Moi aussi, fils de Jupiter, je tiens de mon père, je redoute les accidents. Je viens donc, messager paisible, vous offrir la paix, et vous demander une chose juste et facile : des cœurs justes m’envoient, sur de justes motifs, vers une juste assemblée. En effet, il ne convient pas de demander à des hommes justes une chose injuste ; d’autre part, réclamer d’hommes injustes une chose juste, c’est folie, car le méchant ne connaît et ne respecte aucun droit.
Commencez donc par me prêter toute votre attention. Vous devez vouloir ce que nous voulons ; mon père et moi nous avons fait du bien à vous et à votre république. Ai-je besoin d’imiter ce que j’ai vu faire dans les tragédies à d’autres divinités, Neptune, la Valeur, la Victoire, Mars, Bellone, qui vous énuméraient leurs bienfaits ? Mon père, le souverain des dieux, n’en était-il pas le premier auteur ? Jamais Jupiter n’a été de caractère à reprocher aux gens de bien les services rendus. Il est persuadé que vous êtes reconnaissants envers lui, et dignes de ses faveurs. Apprenez d’abord ce que je suis venu vous demander ; puis je vous exposerai le sujet de cette tragédie. Pourquoi froncer les sourcils ? parce que j’ai dit que ce serait une tragédie ? Eh bien, je suis un dieu, et, si vous le souhaitez, je changerai la tragédie en comédie, sans toucher à un seul vers. Le voulez-vous, oui ou non ? Eh ! sot que je suis, ne sais-je pas bien que vous le voulez, puisque je suis dieu ? je connais là-dessus le fond de votre pensée. Je ferai donc que ce soit une tragicomédie, car, en vérité, je ne trouve pas convenable qu’une pièce où figurent des rois et des dieux soit d’un bout à l’autre une comédie. Mais quoi ! puisqu’un esclave aussi a son brin de rôle, nous en ferons, comme j’ai dit, une tragicomédie.
Maintenant, ce que Jupiter m’a chargé de vous demander, c’est que des inspecteurs s’établissent sur tous les gradins de l’amphithéâtre, et, s’ils voient des spectateurs apostés pour applaudir un acteur, qu’ils prennent leur toge pour gage dans cette enceinte même[2]. Si quelqu’un a sollicité la palme en faveur des comédiens ou de tout autre artiste[3], soit par lettres, soit personnellement, soit par intermédiaires ; ou si les édiles décernent injustement le prix, Jupiter veut qu’ils soient assimilés à ceux qui briguent malhonnêtement une charge pour eux-mêmes ou pour autrui, et placés sous le coup de la même loi. Il dit que vos victoires sont dues à la valeur, non à l’intrigue ou à la perfidie : et pourquoi le comédien ne serait-il pas soumis à la même loi que le grand citoyen ? Il faut solliciter par son mérite, jamais par une cabale ; quiconque fait bien a toujours assez de partisans, pourvu qu’il ait affaire à des juges impartiaux. Il veut de plus que l’on donne des surveillants aux acteurs, et s’il s’en trouve qui aient aposté des gens pour les applaudir ou pour nuire au succès de leurs camarades, qu’on leur arrache leur costume et qu’on les fouette à tour de bras.
Ne soyez pas surpris que Jupiter s’occupe tant des comédiens ; il n’y a pas de quoi vous étonner : il va jouer lui-même dans cette pièce. Eh ! vous voilà tout ébahis, comme si c’était d’aujourd’hui que Jupiter joue la comédie. L’an dernier, quand les acteurs l’invoquèrent sur la scène, ne vint-il pas à leur aide ? et d’ailleurs ne parait-il pas dans les tragédies ? Oui, je vous le répète, Jupiter en personne aura son rôle, et moi aussi. Attention, à présent ; je vais vous dire le sujet de la pièce.
Cette ville que vous voyez, c’est Thèbes. Cette maison est celle d’Amphitryon ; né dans Argos d’un père argien, il a épousé Alcmène, fille d’Électryon. Cet Amphitryon est maintenant à la tête de l’armée ; car le peuple thébain est en guerre avec les Téléboens[4]. En partant pour rejoindre ses légions, il a laissé sa femme Alcmène enceinte. Vous n’ignorez pas sans doute quel est mon père, combien il se gêne peu en ces sortes d’aventures, et une fois qu’il aime, ce qui n’est pas rare, comme il y va de tout cœur. Il s’est donc mis à aimer Alcmène, et, sans que le mari s’en doute, il a pris possession de la belle ; il l’a engrossée à son tour. Or, pour que vous sachiez au juste le fait d’Alcmène, elle est doublement enceinte, de son mari et du puissant Jupiter. Mon père en ce moment est là dedans, couché avec elle ; et cette nuit a été prolongée pour qu’il puisse la caresser tout à son aise, car il s’est donné les traits d’Amphitryon.
Quant à moi, ne soyez pas surpris si je me montre à vous dans ce costume, avec cet accoutrement d’esclave. Nous voulons rajeunir une vieille, vieille histoire, et c’est pour cela que j’ai fait choix d’un ajustement nouveau. Mon père est donc là, dans la maison ; il a si bien pris la figure d’Amphitryon, que tous les esclaves qui l’aperçoivent pensent voir leur maître : tant il est habile à changer de peau, quand il lui plaît ! Moi, j’ai emprunté la ressemblance de Sosie, qui est allé à l’armée avec Amphitryon ; de cette façon, je peux servir les amours de mon père, et les serviteurs, en me voyant aller et venir- dans la maison, ne demanderont pas qui je suis. Ils me tiendront pour un de leurs camarades, et on ne me dira pas : « Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? » Ainsi, mon père, en ce moment, savoure les baisers de son amie ; il repose dans les bras de celle qu’il préfère entre toutes. Il lui raconte tout ce qui s’est fait là-bas à l’armée, et Alcmène, couchée avec son amant, se croit aux côtés de son mari. Il lui dit comment il a mis en fuite les bataillons ennemis, comment on lui a fait de riches présents. Nous avons enlevé ces présents qu’Amphitryon a reçus là-bas : il est si facile à mon père de faire ce qu’il veut !
Amphitryon va revenir aujourd’hui de l’armée, avec l’esclave dont j’ai pris la ressemblance. Pour que vous puissiez toujours nous reconnaître, je garderai ces plumes à mon chapeau ; mon père aura sous le sien un cordon d’or, Amphitryon n’en aura point. Les gens de la maison ne verront pas ces signes, mais vous, vous les verrez.
Eh ! voici l’esclave d’Amphitryon, Sosie, qui arrive du port avec une lanterne. Je l’éloignerai de la maison. Le voilà ; il frappe. Pour vous, vous allez avoir le plaisir de voir Jupiter et Mercure jouer la comédie.