« C’est vers la fin Mai 198x qu’un dénommé Gaspard Bonhomme part de France pour des raisons obscures. A son arrivée à New Haven, Connecticut, il trouve un emploi mal payé dans un Furtado’s (rien d’étonnant à cela, car qui veut encore frire du poulet de batterie pour des salaires de misère, je vous le demande ?). Il rencontre un autre Français, Léo Le Goff, surnommé La Pérouse par ses intimes, et parfois « ma Pérouse » par Bonhomme. Ensemble ils se trouvent des compagnes, ensemble ils mènent une vie de stupre et de dépravation. Leurs jours sont faits de poulets frits, leurs nuits de sexe torride, de beuveries tapageuses, de poursuites de voiture abracadabrantesques.
Rien de tout ça ne mériterait l’attention des lecteurs de cette note de service si ce n’est qu’au hasard d’une nouvelle éruption de violence ils font la connaissance de Lucien Desjardins, nom de code « Jugurtha », qui leur révèle l’existence de « l’apoyotl » (nom de Dieu !).
Si les révélations sur cette plante hypothétique ont peu d’effet sur le dénommé Le Goff, marin au long cours, au passé fumeux fait de contrebande de cigares, l’existence de cette plante rare et pacifique dont la consommation donne accès à l’Autre Monde fournit des éléments explicatifs solides aux mystères qui hantent depuis des lustres l’inconscient de l’humanité, à savoir la disparition de La Pérouse au large de Vanikoro, la composition des Chants de Maldoror, la percée de l’Armée Rouge en 1944, le scandale du Watergate, la recette des tamales par la grand-mère de Carlos Santana, et j’en passe…Cette révélation a un effet dévastateur sur le jeune Bonhomme qui se met malheureusement en tête de trouver l’apoyotl et qui intuitivement devine le lien unissant l’apoyotl et la disparition (inexpliquée à ce jour) du fondateur de Furtado’s par une nuit sans lune.
Au moment où ils se décident enfin à partir vers le Pacifique afin d’y trouver l’apoyotl, une explosion de violence interethnique secoue le quartier où ils vivent depuis quelques mois…Poursuivis par la police pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, Gaspard et Léo prennent la fuite dans leur Buick. Ils savent que leur seul espoir est de trouver l’apoyotl avant qu’il ne soit trop tard… »
L’homme pausa, et pour la première fois regarda son interlocuteur. Ce dernier était dissimulé derrière un rideau d’ombre, un peu comme le tireur d’élite qui vous observe du haut d’un canyon écrasé de soleil.
Finalement, sans prévenir, puisque l’on ne le voyait pas, que sa voix semblait s’élever d’un espace compris entre le contour du bureau, et la fenêtre derrière laquelle on distinguait le Capitole illuminé dans la nuit washingtonienne, il dit :
— Nous n’avons plus le choix. Ecoutez-moi bien…
— Oui, chef !
— Il vous faut les retrouver avant qu’ils ne le trouvent.
— Ah ? Et ensuite, on fait quoi ?
— Quoi ?
— S’ils le trouvent ?
— Avant que vous ne les trouviez ?
— Oui.
— Quand vous les trouvez vous les neutralisez par tous les moyens pour pas qu’ils ne le trouvent, sinon c’est moi qui vous trouverai. C’est clair ?
— Oui, chef !
Inutile de vous le dire, avant même d’avoir commencé, cette histoire était déjà très mal partie.