Chapitre 3.
Où nos deux héros en fuite découvrent la littérature italienne du Quatorzième siècle.

Tompkins Park. Aujourd’hui, ce n’est pas terrible. A l’époque, c’était carrément déprimant.

Alors pourquoi Tompkins Park ?

Mon collègue l’auteur et moi, nous ne connaissons pas encore bien le lecteur, alors nous hésitons à lui dire la vérité, comme ça, brut de décoffrage, pourtant, vu que cette histoire est vraie, il faut bien m’y résoudre. Alors, voilà, moi le narrateur, histoire de protéger la réputation de l’auteur, je me lance.

La vérité, c’est que peu de temps après notre départ, trois jours de pillages et d’incendies volontaires allaient rompre la sérénité de la vieille Cité de Nouvelle-Angleterre. Je veux dire New Haven. Enfin…ce qu’il en reste.

La populace s’en était prise à nos fantômes. L’émeute, qui avait commencé un peu comme un épiphénomène, une sorte de violence microclimatique, l’émeute avait gagné le reste du quartier avec la célérité d’un virus.

Les communautés s’entredéchiraient avec une frénésie que seule une franche malignité peut déchaîner. Les noirs s’en prenaient aux commerces coréens, les hispaniques se battaient contre les blancs, les irlandais chassaient les italiens, tous s’en prenaient aux juifs, tandis que les partisans de la Nation aryenne attaquaient les noirs et les coréens. La chaîne de la prédation humaine semblait tourner à plein régime. Même les policiers s’en prirent à leurs collègues, puisque l’on déplora deux cas isolés d’inspecteurs en civil abattus par des policiers en uniforme, un noir tué par un hispanique, un hispanique tué par un blanc de trois balles perdues en plein cœur.

Et la liste des chefs d’inculpation menaçait de rendre notre compagnie assez rébarbative. Outre l’incitation au désordre, à la haine intra-communautaire accompagnée de violences, j’étais accusé d’avoir séquestré et violé une mineure. Léo était recherché pour complicité dans un trafic de drogue de grande envergure, obstruction à la justice, refus d’obtempérer, association de malfaiteurs avec le gang portoricain local, mais aussi, vandalisme, coups et blessures volontaires dans l’enceinte d’une chambre froide.

Tout ceci était évidemment faux. Tout ceci était fabriqué.

Oui, mais par qui ?

Nous vivions à une époque où le vrai se dissimulait dans l’innocence des regards, où le faux avait pignon sur rue, où les vecteurs de la réalité se noyaient dans la contemplation de leurs images.

Alors, Léo avait eu une idée brillante, incroyable : nous allions nous réfugier dans l’endroit le plus sordide de la ville la plus catacombesque du monde.

A l’époque, cet endroit idéal, là où les oies blanches se transforment en hétaïres au premier coup de gong, c’était Tompkins Park.

Parce que le Tompkins Park de l’époque, c’était un fond assez insondable, ça se nichait bien en dessous des fondations. En sus des habituels dealers de cocaïne et de crack dont nous étions coutumiers (nous arrivions tout de même de New Haven), Tompkins Park offrait de faux airs de refuge de montagne pour déjantés de tous genres, de curieux alpinistes à l’assaut des sommets enneigés, là où la poudreuse fait place à la neige éternelle, où derrière les brumes bleutées emmaillotant les glaciers affleurent les paradis artificiels ; nos apprentis lamaïstes avaient trouvé leur Xanadu à eux, les bancs publics des parcs, sous lesquels s’entreposait tout un attirail de secours : seringues usagées, souillées, partagées, pipettes à crack, et une ribambelle de petites pilules.

En revanche, question parfum, c’était plutôt homogène.

Odeur de sueur, d’éther, de cataplasmes tuberculeux, de sperme et d’urine, tout ça mêlé et emballé dans un flacon qu’un petit malin s’était amusé à déverser tout autour du parc, comme pour isoler le territoire.

D’ailleurs, à force de tourner en rond dans les rues A, B, C, D, un quartier pour analphabètes, les habitants avaient pris l’habitude de pisser autour des arbres, transformant leur cénacle en zoo abandonné, où les gardiens sous-payés refusaient de nourrir les bêtes.

Vingt minutes plus tard, nous étions au Palladium. Sûrement un mécanisme de compensation visuelle, en quelques blocks l’envers du décor de l’existence post-moderne, la salle de bains en azulejos éblouissants pour dissimuler le tout-à-l’égout.

C’est là que l’on nous brancha. Deux blondes aux racines brunes. Elles nous abordèrent, de longues cuisses, les yeux trop faits pour être honnêtes, trop écarquillés pour que les avant-bras soient immaculés.

Cette nuit-là il soufflait un vent d’Ouest, dissimulant l’odeur du péché.

On s’engouffra dans une cave aménagée sous un édifice de briques rouges. Deux cerbères à catogan nous reluquèrent d’un œil curieux.

Après une première volée de marches, on passa devant un mur de crépis où, écrite en majuscules rouges, il y avait cette inscription :

« Passant, toi qui entres ici, abandonne tout espoir ».

(Et ceux qui disent que l’auteur ne se fend pas de références littéraires…)

C’était une boîte underground.

A l’intérieur, c’était coquin : toutes les tendances sexuelles, les goûts les plus stupéfiants, les pigmentations de l’épiderme les plus insolites, tout y était représenté.

Dans cette crypte ensorcelée, les jeunes filles de bonne famille devenaient putains d’un soir, les chaussures en croco écrasaient les lunettes d’écaille, les pervers de tous bords, les margoulins, les aigrefins dictaient leurs règles à ces amateurs de sensations fortes.

Cette promiscuité eut tôt fait d’épuiser nos réserves d’oxygène, et je conduisis Léo vers le bar où flottait un air moins malsain.

Nous commandâmes quelques boissons fortes, essayant de reprendre une posture sur l’imposture. Lorsque je me retournai, nos petites camarades avaient disparu.

En lieu de chattes ronronnantes, trois dogues nous observaient, goguenards, leurs crocs blancs comme nos visages blêmes. Les trois Portoricains nous offrirent à boire.

Les quelques consommations envoyées, Léo et moi, on les a suivis. Pourquoi ? A ce jour, je ne le sais pas. West Side Story ? Jennifer Lopez ? Les ouragans des tropiques ? Je ne sais pas.

Mais bien que j’appartienne à ceux qui croient en une chaîne de causalité invisible liant le moindre de nos errements à des conséquences qui nous dépassent, je crois que je regrette.

Sous les lampes falotes qui éclairaient le chemin par épisodes, la détresse humaine nous saisit au ventre. Des corps mollassons, encore chauds, inanimés sur la pierre froide, des masses gémissantes, anéanties par leur difficulté d’être, un mal de vivre qu’ils soignaient par le vide, à gonfler leurs neurones comme du pop corn, puis à les crever comme du papier à bulles.

Des filles pratiquaient la fellation contre des pipettes à crack qui irisaient notre descente de halos rouges. Les seringues poursuivaient leur course, de main en main, comme un bâton de relais. Les tremblements et les toux tuberculeuses écumaient la nuit, les galeries finirent par se confondre dans leur triste uniformité. Et incertains, nous progressions vers notre déchéance, jouant des coudes dans ce défilé des Thermopyles, au diapason sonore des épaves silencieuses.

J’eus soudain une violente envie de vomir, et cherchant le confort de l’émail, j’ouvris le placard de Barbe Bleue.  Deux macchabées frais de la criée du matin reposaient dans une pièce moite. A leurs airs paisibles, on aurait pu les croire évanouis, mais leurs regards figés laissaient peu d’espoir quant à leur future clientèle.

Ceci n’eut pas l’air d’émouvoir les latinos brillantinés. En guides consciencieux, ils offrirent quelques explications :

— On les laisse là, et quand la pièce est pleine, on la vide et on les amène au chantier. Le ciment, c’est une bonne sépulture, non ?

Là, Léo et moi, quoique pris d’une compassion naturelle pour nos prochains, pitoyables et fraîchement dessoudés, en attente de rejoindre le ciel d’une façon peu conventionnelle, coulés dans le béton d’un mur au trentième étage, Léo et moi nous fûmes pris d’une furieuse envie de déguerpir.

La sépulture on l’imaginait plus basse sous terre, et la mort, plus tardive. Donc, la tombe avec vue sur les fondations, l’avenir tout tracé chez les fossiles, nous n’étions guère preneurs.

Mais le Latino devait avoir un mauvais fond car il ne l’entendit pas de la sorte. Il pointa son doigt, jeta un éclat d’escarboucle, et nous dit :

— Vous voyez les deux blanchettes, au fond, dit-il, c’est des mauvais payeurs. Alors, vous allez me les ratiboiser sur les encolures, leur passer la collerette à béton, les trucider si vous voulez bien…

Très vite il m’apparut que tout ceci n’allait pas bien se terminer.

Dans un premier temps, histoire de reprendre notre souffle, je clamais l’amour de mon prochain, je montrais mon missel au demi-sel, j’insistais sur ma foi catholique et romaine.

A contrecœur nous vilipendions la loi du talion, leur suggérant de tendre la joue gauche aux provocations. Nos bétonneurs restaient de marbre.

Puis ils sortirent de leurs poches des rasoirs un peu trop gros pour tailler les rosiers.

L’un d’entre eux, un beau parleur, la crosse de flingue apparente, poursuivit :

— Vous avez pas le choix, les gars, il y avait un truc dans votre whisky, et vous pourrez pas décarrer, même si on vous donnait le plan des lieux, donc, vous moufetez pas ou vous rejoignez la « chambre froide », là derrière.

Il fit une pause, contempla sa pétoire, frotta son pouce sur les petites encoches qui en jalonnaient la crosse, et reprit:

— Allez, soyez raisonnables, vous butez les deux mecs, et vous dealez pour nous, bonne dope, des nanas à foison, des décapotables de bon goût, avec les sièges en peau de zébu, la vie de château, quoi ? Qu’est-ce qui vous arrête, vous ne voulez pas de la vie qui fuse, la vie sans bornes ni contraintes ?

Comme pour illustrer ses propos, il sortit deux béliziennes de son chapeau. Les deux petites noires comme de la suie déroulèrent des langues roses de caméléon. Des mains menues glissèrent le long de nos ventres et soudain leurs bouches plongèrent sans bruit, comme des oiseaux de proie. Les portoricains étaient au spectacle.

— Ce serait dommage de refuser notre offre, non ? dit Pablo, en tirant sur un cigarillo. Vous êtes des privilégiés, on vous fait un pont d’or…Vous avez le choix, des pipes à volonté ou on vous sèche comme du tabac froid ?

Mais Léo interrompit les civilités.

Ce qu’il y avait d’incroyable avec Léo, c’est que même dans les cas désespérés, il ne désespérait pas.

Il repoussa la fille, lança un pain maison qui fendilla le mur déjà lézardé. Sous l’effet de la drogue Léo voyait double. Il récupéra sa main aux phalanges couvertes de sang.

Je me jetai à son secours, mais je m’effondrai aussitôt, écrasé sous une chape de  béton. Quelque chose ne tournait pas rond. Je vis des cornes qui poussaient sur les têtes de nos tortionnaires, puis des queues fourchues, la marque de la Bête…

Les rasoirs sortis des poches ébauchaient une danse du sabre devant nos visages atterrés, taillant des estafilades sur nos cous d’oies blanches.

Puis ils nous poussèrent dans le long couloir tortueux.

On marcha une cinquantaine de mètres jusqu’à une porte de bois vert. La serrure rouillée céda sous un coup de botte. Le Latino partit d’un rire caverneux qui ne nous disait rien qui vaille.

C’est là qu’il nous fit un cours…sur les affaires :

— Les gars, c’est ça la libre entreprise américaine : on vous fait une proposition honnête, vous la refusez, mais maintenant, nous devons officialiser cette rupture…Alors, préparez vous à mourir…On va vous « fumer », vous allez voir, c’est pas si douloureux. D’ailleurs nous vous laissons le choix de la sentence : Beretta ou navaja, bastos ou rasoir ?

— Mais pourquoi nous ? dit Léo dans un sursaut de conscience. Quel est notre crime ?

— Les gars, la vie est un chaos incohérent, reprit Pablo, un chemin pavé d’intentions émoussées et de rêves déçus. Que l’on puisse refuser une telle place dans ce grand foutoir coloré qu’est le monde, je dois avouer que je ne comprends pas…Alors, bastos ou rasoir ?

C’est ça qui est dommage dans la vie. On se satisfait de petits plaisirs dont on ne profite guère, puis un jour, au détour d’un chemin, une chance s’offre à nous, une chance de modifier ce scénario sans aspérités, mais on hésite, et puis on s’en mord les doigts.

Or, le libre-arbitre ça se travaille.

Au lieu d’adorer notre image comme une icône médiévale, on ferait mieux d’ouvrir les yeux, car rares sont les secondes chances.

Lorsqu’elle survient, la seconde chance, c’est là qu’il faut être bien éveillé, courir à l’église sans trébucher sur sa bure, allumer les cierges au chalumeau, et remercier Dieu, les anges et sa bonne étoile.

Soudain, on se sent en résonance avec le monde, à faire s’écrouler tous les ponts construits par l’homme, au dessus des fleuves et des mers, à plonger au cœur des océans, nager entre les transepts corallins, saluer les mérous qui regardent l’univers de leur chaire de coquillages, on vole, accrochés aux plumes du goéland ; on ne compte plus, car on sait qu’on mange son rab, on est exceptionnels, car d’un seul individu, on vient de faire deux vies, d’un seul coup de glaive, le mur de béton qui nous bouchait l’horizon s’effondre dans un fracas fumant de graviers et de rocailles, et alors on court, on vole, on batifole dans l’antichambre de l’éternel, on fait la nique au destin, on le croque comme une pomme humide, pas de quartiers, on vit sans questions métaphysiques, on en oublie le sexe de l’ange.

On vit sa survie.

Je récitai une rapide prière, et je jurai de la saisir, la seconde chance, si elle voulait bien se présenter… Nous savions bien qu’il était trop tard, que ce genre de retournements n’arrive que dans les films, que les arrêts sur image ne se produisent que dans les rêves ; sinon, ce serait trop beau, tout le monde croirait, et la chrétienté perdrait de son mystère…

Mais on pouvait toujours rêver, et je me dis que ma vie serait autre, elle serait belle comme les pépiements des oiseaux sur la cime des arbres, généreuse comme les quartiers de lune, lumineuse comme les sourires des enfants, s’il m’était donné de la prolonger…

J’eus une dernière vision trouble, et ces mots qui se répétaient inlassablement, glacés comme des couperets d’acier :

— Alors, bastos ou rasoir ?