« Aurélia ou Le rêve et la vie » est une nouvelle poétique de Gérard de Nerval, écrite par fragments entre 1853 et 1858, au moment de sa mort. Mais il est fort possible que la genèse de cette nouvelle, aussi énigmatique que la vie de son auteur, soit beaucoup plus complexe, et qu’elle s’étale à travers les années et les expériences douloureuses autant qu’étranges, à la façon du manuscrit que présenta Nerval, et pour lequel il nous faut citer Apollinaire : « il mettait sa prose par petite tranches de dix lignes au plus sur des bandes de papier reliées entre elles par des pains à cacheter. », ou encore Ulbach, qui reçut le manuscrit d’ « Aurélia » : « des bouts de papier de toutes dimensions, de toutes provenances, entremêlés de figures cabalistiques…des fragments sans lien que l’auteur reliait entre eux dans le travail pénible de correction des épreuves… ».
Le rêve est une seconde vie
Nous pensons que ce contexte est important pour comprendre Aurélia. La nouvelle est unique, un des plus grands moments de la littérature française, un moment de vertige littéraire qui nous laisse abasourdis, l’équivalent en littérature d’une incursion extra-terrestre qui change la perception du monde que nous habitons. Il est dès lors difficile d’envisager une composition précise, de planifier un enchaînement des multiples scènes avec un mécanisme d’horloger. Nous pencherions plutôt pour une composition chaotique comme rendant le plus justement cet itinéraire d’un personnage sans nom qui s’identifie à l’auteur mais aussi se retrouve et se confond dans des multitudes de personnages, de visages qu’il rencontre dans le présent, le passé, à travers l’espace, le temps, mais aussi au-delà du rêve et de la réalité que l’on ne sait plus du tout distinguer après un moment. L’image de ces petits bouts de papier qui s’emmêlent et s’entrecroisent, nous permet mieux de saisir cette invraisemblable composition en abyme multidimensionnelle.
Nerval aborde tellement de thèmes, et sait si bien les entrelacer, avec une virtuosité presque musicale, que nous avons à chaque lecture l’impression de relire Aurélia pour la première fois, sans pour autant échapper à ce sentiment bien connu de déjà-vu. Les dimensions multiples, les plans, les chevauchements qui émaillent l’oeuvre sont tellement nombreux que nous envisageons mal qu’il n’y ait une part de hasard et aussi, disons-le, de génie, derrière leur composition. Il y a de nombreux moments où l’on peut se demander si le narrateur décrit ses songes à partir d’un plan de réalité, ou s’il se décrit en songe s’imaginant sur le plan de la réalité en train de raconter ses songes. A cela, il mêle des appels constants à la mémoire, mémoire immédiate ou mémoire enfouie dans le temps que réveillent des enchaînements d’idées, lesquels renvoient toujours au personnage d’Aurélia, qui le hante et l’habite comme une présence surnaturelle, laquelle d’ailleurs est en partie responsable de son dédoublement.
Pour résumer Aurélia, il faut donc imaginer une présence féminine distante, morte et fantomatique, qui se déplace à travers l’espace et le temps, déclinant comme des octaves le rêve, le songe, la réalité et l’au-delà, attirant et repoussant un narrateur au bord d’un désespoir lucide et de la folie, qui pourtant n’altère en rien ses facultés intellectuelles et visuelles, tandis qu’il découvre des scènes du passé, des scènes d’un réel imaginaire, et qu’il retrouve à chacune de ses expériences des vestiges et des indices de la présence féminine qui le hante. C’est par un constant jeu de miroirs, mais des miroirs qui se multiplient devant ses yeux, et dont il imagine aussi la multiplication, à la façon d’un écran de cinéma qui se subdivise en de multiples petits carrés animés, que l’on peut se promener dans Aurélia, d’une façon en théorie linéaire, puisqu’il faut bien tourner les pages dans un ordre préétabli, mais la récurrence des évènements, le va-et-vient constant entre les plans du réel, donne ce curieux sentiment de répéter l’expérience des pages précédentes avec à chaque fois de légères modifications, un peu comme une suite harmonique, ou mieux comme une fugue.
D’ailleurs, la musicalité des phrases de Nerval, leur équilibre, et l’incroyable précision de ses descriptions nous renvoie à la trinité de la folie, de la drogue et de la maladie. Nerval disait « Je suis l’autre » ; il est un et il est tout, et il nous raconte ses impressions de voyage, de retour de l’au-delà, mais lequel ? Voilà, imaginez cela, et vous aurez une petite idée, imprécise et diffuse, fausse et trompeuse, de ce que peut être l’expérience d’Aurélia.
Lovecraft, Dick, Proust et Rimbaud
Nous avons menti. Nous avons dit que nous n’en mettrions pas une louche, mais… Pour finir, le texte de Nerval est un pont jeté entre une multiplicité de thèmes littéraires, qui seront plus tard développés d’une façon systématique par d’illustres successeurs. Il y a évidemment Proust pour ce travail sur la mémoire, ces promenades à demi éveillées dans des paysages nostalgiques et déprimants plus que franchement tristes ou goethiens. On pense à Lovecraft et "Démons et merveilles", mais les paysages de Lovecraft relèvent davantage de l’onirique et du surnaturel. On pense aussi par moments au Bateau ivre de Rimbaud, et même à Philip K.Dick, avec les objets qui semblent réels, mais se déplacent, rétrécissent, et ces visages qui s’échangent comme des métaux n’arrivant pas à se stabiliser. Voilà, il faut le lire, et le relire. Pour emprunter cette fois-ci à Borgès, et le choix n’est pas anodin, « Aurélia » est un zahir littéraire.
© 2011- Les Editions de Londres