Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de deuxième classe au 41e d’artillerie. Six mois ôtés de soixante, restent cinquante-quatre.
— Ça commence à se tirer, dit mon camarade de lit, un Bordelais qui s’est engagé aussi, un cochon vendu comme moi.
— C’est égal, c’est encore rudement long.
— De quoi ? de quoi ? s’écrie un conducteur de la classe 76, un gros garçon qui va être libéré du service dans quelques jours et qui hurle : La classe ! Toute la journée. — De quoi ? On trouve le temps long ? On s’embête ? Est-ce qu’on a été te chercher, dis donc, pour t’amener au régiment ? Est-ce que tu n’y es pas venu tout seul ? Il faut avoir un sacré toupet pour se plaindre de ce qu’on a demandé ! Pourquoi t’es-tu engagé, alors ? Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi ?
Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des ricanements grincent.
— La planche à pain était tombée.
— Le four était démoli.
— Il avait mis sa soupière au mont-de-piété.
Ah ! Je les connais par cœur, ces vieilles railleries régimentaires, ces plaisanteries toujours les mêmes, qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au cœur, les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, elles me chatouillent désagréablement, mais elles ne me font plus monter le rouge au visage et ne me donnent plus l’envie de me jeter sur les blagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au risque de me rendre ridicule et d’ameuter contre moi la haine et le mépris. Je comprends qu’ils ont le droit de me regarder de haut, eux qui n’ont rejoint le régiment qu’au moment où les Pandores leur ont apporté leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps en rechignant, comme des chiens qu’on fouette, malgré les rubans de leurs chapeaux et leurs chansons mouillées d’eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand ils me font sentir, même un peu lourdement, leur mépris de paysans ou d’ouvriers obligés de quitter la charrue ou le marteau pour empoigner un fusil, quand ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse — que je commence à trouver légitime — pour les propres-à-rien incapables de faire œuvre de leurs dix doigts et réduits, aussitôt qu’ils s’aperçoivent que leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une tête dans l’armée.
Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver le temps très long.
Comment les ai-je passés ces six mois qui forment la dixième partie du temps que je me suis engagé à consacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon pays ? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je les ai passés, voilà tout.
J’ai appris à monter à cheval, à faire l’exercice du sabre, du revolver et du mousqueton. J’ai désappris la manière de marcher d’une façon convenable, porter les mains autrement que Dumanet et d’avoir l’air d’autre chose que d’un individu ficelé dans un uniforme terminé en bas par des bottes de porteur d’eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus raisonner. J’ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur laver la queue à grande eau. J’ai perdu l’habitude de me débarbouiller tous les jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porte plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle il faut cracher très longtemps pour la contraindre à conserver les huit plis réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas de chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes supérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter moi-même. Pour sortir en ville, je mets un dolman, et ça me fait plaisir, parce qu’il descend un peu plus bas que ma veste et qu’on ne peut pas voir quand je me baisse ou quand je m’assieds, combien ma chemise est sale ; je mets aussi des gants blancs et ça m’ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me moucher — avec le mouchoir du père Adam.
Je m’astique, régulièrement quatre heures par jour, les fesses sur une selle. Je manœuvre d’une façon passable. Quand je suis de garde et de faction, j’ai l’air tout aussi bête qu’un factionnaire quelconque. Je tiens ma place assez convenablement aux revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là, je l’avoue, je me pique d’honneur. Je ne voudrais pas ternir l’éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voit défiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinières bien peignées et aux sabots noircis, portant des harnachements astiqués au sang de bœuf — du sang qu’on va chercher dans des seaux, à l’abattoir, — des hommes fourbis, dorés, brillants sur toutes les coutures et dont pas un, sur cent, n’a du linge propre.
Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations intéressantes, les spectacles attrayants qui manquent ici, au contraire. Eh bien ! Malgré tout, je m’ennuie.
Je m’ennuie en me levant, à quatre heures du matin, pour la corvée d’écurie. Je m’ennuie au pansage, je m’ennuie à la manœuvre. Je m’ennuie en montant la garde ; je m’ennuie quand je sors en ville, la main gantée, tenant le sabre, à l’ordonnance, les yeux tournés à droite et à gauche pour chercher un supérieur à saluer. Je m’ennuie en pénétrant dans la cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons infects. Je m’ennuie de ne jamais trouver dans ma gamelle que de la viande qui est de la carne, du bouillon, qui est de l’eau chaude, et des légumes qu’on a cueillis sur les tas d’ordures d’un marché au lieu de les récolter dans les champs. Je m’ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salir ma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drap jaune — qui empeste la sueur de cheval.
Et je m’ennuie surtout le soir, lorsque, étendu dans mon lit où les puces et les punaises ne me laissent pas fermer l’œil, je pense à la fatigante tristesse de la journée qui vient de finir.
Je m’embête furieusement, mais je fais les plus grands efforts pour ne pas le laisser voir. J’espère que ça finira par se passer. Je prends mon courage à deux mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J’y mets du mien, tant que je peux.
Je n’en mets pas assez, cependant. Il y a différentes choses… la théorie, notamment… Je la récite à peu près, pas trop mal — pas trop bien non plus — mais toujours d’un ton gnangnan, indifférent, sans conviction. Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je n’ai pas l’air de me figurer que l’avenir de la France est là-dedans.
— Aucune de ces phrases : « Au commandement, Haut pistolet ! La baguette en avant, les rênes passées sur l’encolure » ne font bondir votre cœur dans votre poitrine, m’a dit l’autre jour le capitaine-instructeur.
C’est juste, il est peu rebondissant, mon cœur. Si jamais on me dissèque, je crois que les carabins auront bien du mal à jouer à la raquette avec.
Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré de luisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.
— Alors, vous n’arriverez à rien.
Ça ne m’étonnerait pas.
— Vous devriez demander à vous faire rayer du peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar’chef, un assez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement et personne ne vous punirait. Réfléchissez à ça.
J’y réfléchirai.
En attendant, je couche en permanence à la salle de police.
Un soir, on vient m’y chercher. Il paraît qu’il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l’envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers.
— Quand part-on ?
— Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux, sans harnachement, sans rien, et vous allez vous faire armer à Vincennes.
À Vincennes ? Pour aller en Tunisie ? Pourquoi pas à Dunkerque ?
Quelle drôle d’idée ! Enfin, tant mieux ! Je reverrai peut-être Paris, en passant.