Front français, juillet 1917
C'est pour tous ceux à qui la guerre ne parle plus que j'écris aujourd'hui. Je débarque de Salonique. Pendant vingt-sept mois j'ai accompagné nos armées en exil. J'étais avec elles aux Dardanelles, cul-de-sac de la mort, en Serbie dans les villages aux maisons noires, en Macédoine sous la fièvre. J'arrive de chez Sarrail et tombe chez Pétain.
France, depuis le temps que je t'avais quittée, je n'avais pas vu qu’on avait massacré tes maisons, tes églises, tes cathédrales, qu'on avait coupé tes arbres comme on rase les cheveux d'un criminel, qu'on avait vidé tes villes et tes hameaux. Je n'avais pas vu ce que ces trois rudes années avaient déposé chez tes soldats de sérieux dans les yeux et de croix sur les poitrines. Je l'avais su, je ne l'avais pas vu. Aussi, que ceux qui n'aperçoivent plus distinctement le paysage tragique de la guerre parce qu'il leur est trop familier ou qu'ils en sont trop loin, viennent avec moi. Je vous emmène, suivez le nouveau débarqué : nous allons voir.
Les Boches ont dévasté une partie de la France. Sur des cinquantaines de kilomètres, il ne nous reste plus qu'à mettre des gardiens chargés de faire visiter les ruines. En marchant des journées entières dans ce qui fut une terre heureuse, vous n'entendez plus que des phrases dans ce goût : « Ici, ce devait être un four. » « Là, c'était vraisemblablement l'école. » Ce sont les paroles que les touristes prononcent à Pompéi. Tout le nord de la patrie est devenu Pompéi. Sur ces lieux, on comprend tout, on perçoit que le plan de l'Allemagne n'était pas seulement de nous battre, qu'il était de nous assujettir. S'ils ont démoli notre pays, c'est qu'ils voulaient, après l'avoir pris, le rebâtir à leur goût. Nos églises étaient trop fines d'allure, leur vieux bon Dieu était habitué à quelque chose de plus confortable, ils lui construiraient ça. Ils pulvérisaient les maisons pour que leurs habitants, n'ayant plus d'abri et s'étant arrangé une vie ailleurs, ne soient pas tentés de revenir chez eux. Ils enverraient des Boches à leur place et leur élèveraient des demeures de Boches. Etouffant, ils se donneraient de l'air. Ils coloniseraient à leur porte. Ils traiteraient la France comme le Cameroun. Mais quelqu'un se mit en travers et ce quelqu'un est le poilu.
Le poilu n'est plus celui de 1914. Remisons les images d'Épinal. Le soldat qu'une ivresse neuve emballait a disparu. Il reste un homme sentant l'âpre grandeur du rôle qu'il joue et ne se payant plus d'encens. C'est un héros à froid et ce héros n'admet plus qu'on se croie quitte envers lui en composant quelques ritournelles autour de son héroïsme. Ce qu'il a fait, il le sait aussi bien et mieux que nous. Quand on parle de lui, les trémolos dans la voix ne l'impressionnent plus. Une bonne réalité palpable l'intéresse davantage qu'un murmure d'admiration. Il a appris à voir, à juger. Nous n'avons plus à lui en remontrer. Quand on lui commande un acte, il est inutile de lui en faire mousser l'importance. Si c'est important, il le comprend tout seul. Quant à la beauté du geste, maintenant il s'en moque. Il consent bien à risquer la mort, mais n'entend plus se suicider.
Trois ans d'expérience implacable lui ont démontré qu'à la guerre contre les Boches on ne mourait plus en gants blancs. Il est devenu ce que la nécessité exigeait qu'il devint pour tenir le coup : pratique. Il n'a pas perdu le nord, il ne demanda pas plus que son droit, mais son droit il le veut. Sa sensibilité n'est pas éteinte pour tout cela, il sait la réveiller quand il faut. Si les grands mots ne le secouent plus, ce qui mérite réellement son émotion, il sait encore où le trouver. Le même soldat que sur ce trottoir de village nous rencontrerons pensif, inquisiteur même, nous le verrons une heure après, sous les armes, le regard haut et fier parce que l'on accroche la croix de guerre à son drapeau. Le poilu n'est pas une machine, c'est un homme et c'est cet homme qui battra la brute.
Et c'est aussi l'immense effort qui a surgi de la France. Regardez ce régiment. Ce n'est plus un défilé d'hommes prêts à bondir, c'est une masse d'ouvriers partant travailler à l'usine de la patrie. Ce ne sont plus des soldats, ce sont des spécialistes. Chacun est à ses pièces : voilà le bombardier, puis le mitrailleur, puis le torpilleur, puis tant que vous en voudrez, voilà encore d'autres insignes. Ils ne vont plus le drapeau en tête, l'âme fébrile et je ne sais plus quelle vision d'épopée devant les yeux. Ils ne marchent plus vers l'aventure mais à la besogne. Chacun sait la place qu'il occupera, la fatigue qui l'attend et les risques du métier. Les ouvriers de la France, tous en uniforme, froids, montent vers le feu.
Et de ces usines, j'en reconnais. Voilà trente-quatre mois, j'étais sur cet observatoire, je m'y retrouve aujourd'hui. Ces batteries que je vois, là au pied, je les avais vues : ces marmites boches qui tombent là sur cette route, je les avais vues tomber là sur la route ; la ligne des nôtres, les lignes des autres, que je vois en avant, je les avais vues. Si, en septembre 1914, quand je contemplais tout cela, un homme m'avait frappé sur l'épaule et dit : « Dans trente-quatre mois, tu reviendras à cette même place, tu seras adossé au mur de cette même petite maison et, là, où tu vois cet éclair, ces marmites et ces lignes, tu verras encore cet éclair, ces marmites et ces lignes. » Si cet homme m'avait dit cela, je me serais senti écrasé par l'impossible. Et cela est.
Alors, pendant que l'on essayait de prendre la Turquie, de sauver la Serbie, de rentrer en Bulgarie, alors, pendant toutes ces dizaines de mois où sous un autre soleil, avec d'autres de vos frères, je cheminais en Orient, vous, silencieusement, vous avez tenu dans la même boue et sous la même mort.
Holà ! Français de l'arrière, qui seriez déjà fatigués, voilà trente-quatre mois que des Français aussi — mais dans la boue et la mort — n'ont pas bronché !
Le Petit Journal 7 juillet 1917
Front français, juillet 1917
Le Téton, le Casque et toute la chaîne de ce front de Champagne prennent, cet après-midi, quelque chose pour leurs crêtes. Les Boches ne se faisant décidément pas à nos coups de main et sortant d'en écoper un, tapent comme des sourds. C'est à croire qu'ils veulent, sous leur mitraille, river les ouvertures d'où, enveloppées de feu et de fumée, surgissent nos sections.
Mais, à proximité de là, une autre musique se joue. Au Casque, au Téton — au Casque qui n'a plus de crinière et au Téton qui n'a plus de forme, car les obus ont grillé le bois de l'un et trituré la ligne de l'autre -, au Casque et au Téton, est le vrai concert qui s'exécute ; ici ce ne sont que des mesures pour rien : on répète. Parfaitement, on figure une attaque. Ainsi, quand le rideau se lèvera franchira-t-il plus facilement la rampe — pardon ! le parapet.
Que supposiez-vous donc qu'était la guerre ? En étiez-vous encore à penser que des hommes, tous bien en rang, baïonnette au fusil, attendaient dans leurs tranchées le signal de s'élancer en chœur et des cris dans la bouche sur l'ennemi ? La guerre, si loin de là, la victoire ne se conquiert plus, elle se forge, nous n'avons plus de champ de bataille, mais des usines de mort.
Donc, nous sommes dans cette plaine et, tandis que lorsque nos yeux se portent à gauche, nous voyons des geysers de fumée sourdre de la colline champenoise ; là, à trente mètres, nous assistons au « montage » d'un assaut. Où sont les guerres où il suffisait d'avoir son enthousiasme à la pointe de sa baïonnette ? Une bataille, aujourd'hui, est comme une montre, si on veut qu'elle marche il faut que chaque pièce soit bien taillée et à sa place. Et ces pièces-là ce sont les hommes. Quand une compagnie désormais part à l'assaut, chacun sait ce qu'il doit faire, non seulement il le sait vaguement, mais il doit le savoir par cœur ; les fusiliers mitrailleurs partiront d'un pas réglé, soutiendront leur arme de belle façon et ne se livreront à aucune fantaisie, les grenadiers suivront leur marche et leur mouvement seront cadencés, ils ne jetteront pas leurs bombes comme un enfant jette un caillou sans aucune discipline, ils les prendront d'une manière apprise et tendront le bras à tant de degrés et projetteront la mort mathématiquement, au commandement du chef de section : « À quinze mètres, à vingt-cinq mètres, à quarante mètres ! », leur crie-t-il. À force de répétition, ils ont ces mesures dans le geste : les tromblons, c'est-à-dire, les grenadiers à fusil, partiront à leur tour, ils ne dépasseront pas les précédents ; un assaut n'est plus une course, c'est un système ; ils avanceront dans une certaine ligne d'où ils ne s'écarteront pas, car les mitrailleuses les flanquent. Puis se démasquera l'homme de feu, l'homme qui porte sur son dos un petit réservoir comme s'il allait sulfater les vignes, mais en fait de sulfate, c'est une flamme dévorante qu'il cache et ses vignes à lui sont les gueules des Boches. Ne criez pas, c'est nous qui avons reçu les premiers du feu dans les yeux : et ce n'est pas cesser d'être humains que de cesser d'être poires. Quelques hommes avec une baïonnette seront également de l'équipe, ils sauront piquer et dépiquer une panse avec méthode ; on leur a appris ça comme aux jeunes filles à broder. Ce groupe terrifiant, appuyé de petites bêtes pouilleuses de tranchées, tels ce canon de 37 et d'autres, progressera au milieu d'une cage de feu dont l'artillerie par-derrière se chargera d'élever les barreaux :
Mitrailleurs, grenadiers, tromblons, piqueurs, sulfateurs, où sont nos petits pioupious à baïonnette ? Nos petits pioupious à baïonnette sont sur la Marne, sur l'Yser, sur Verdun, dans l'Histoire. Aujourd'hui, tous à vos pièces, représentez-vous les soldats de France : voilà le mitrailleur qui s'est habitué à faire des poids, car son instrument pèse plus qu'une paille ; voilà le grenadier qui ressemble à la Semeuse de nos pièces de vingt sous quand il prend le fruit de mort dans son tablier et au discobole quand il allonge esthétiquement le bras pour le lancer ; voilà le tromblon qui, avec son fusil à tumeur, a l'air de ces quêteurs de cavalcade qui, du sol, sollicitent les sous aux balcons ; voilà le piqueur qui découd les Germains ; voilà le sulfateur qui les sulfate en rouge, et le crapouilloteur qui les amoche.
Et voilà l'enfer. Car tout ce que je vous ai dit là ne vous a rien fait entendre. Et l'enfer c'est par l'oreille aussi qu'il vous apparaît.
D'ailleurs, si vous aviez été dans cette plaine avec moi, en vue du Téton et en vue du Casque — le Téton et le Casque, ah ! les bons boxeurs ! Qu'est-ce qu'ils encaissent ! -, si vous aviez été avec moi sur le rowail vous n'auriez rien vu. Rien, sinon de la fumée et quelle fumée ! Il parait qu'il ne fallait pas de fumée au début de la guerre sur les champs de bataille ! Si le théoricien de cette atmosphère libre revenait, ce qu'il éternuerait ! Mais ce que vous auriez entendu ! Et ce qu'il faut, pour vous épater, c'est entendre. L'infanterie n'est plus une infanterie, c'est une artillerie sur jambes. L'artillerie, l'autre, celle qui est sur roues, « encage », la nouvelle, celle qui est sur jambes, déblaie ; elle précède le combattant mieux que son nez. L'infanterie française est maîtresse de son barrage.
Quand une section se déclenche, elle fait cent fois plus de bruit que jadis une compagnie. Cela siffle, éclate, tonne. A vingt pas derrière, cette fureur me tassait le coeur. On n'avait pas l'impression d'une attaque, mais d'un cataclysme. La puissance de destruction dépassait tout héroïsme concevable. Pas un être ne pourrait tenir, même se présenter devant. À quoi bon ? C'était comme un ouragan qui déracinerait les chênes et emporterait les maisons.
Au milieu de cette fumée géante, de ce vacarme infernal, s'élevaient des couleurs. C'était un 14 juillet sur le Pont-Neuf. Parmi le tromblon qui striait l'air, le fusil mitrailleur qui bégayait en vitesse, la grenade qui, ayant copié son éclatement, jouait à l'obus, des danses serpentines se pavanaient ; elles se pavanaient parce qu'il y a grenades et grenades et que puisqu'il y en avait une à main, une autre à fusil, il pouvait bien s'en trouver une troisième à chimie. Très belles couleurs ! Le beau bouquet ! Ah ! Boches ! sacrés veinards, vous allez mourir maintenant en lumière !
Un coup de clairon est lancé. La répétition se termine. Le Casque et le Téton ingurgitent toujours du 120 et du 150.
... « La troupe qui est uniquement brave à l'heure actuelle est une troupe qui meurt glorieusement, c'est tout. »
Qui prononce cette phrase derrière moi, alors que j'ai encore les yeux et les oreilles dans la fumée et le bruit ?
C'est Gouraud. Il passe en vous flanquant son regard dans le corps et il s'en va, sa manche vide.
Le Petit Journal, 11 juillet 1917
Front français, 15 juillet 1917
C'est quand ils sortent des tranchées et vont se mettre le ventre au soleil à l'arrière.
Je sais parfaitement qu'en lisant cette phrase, les poilus hurleront. Ces hurlements, je n'ai aucun mérite à les deviner, je les ai entendus. Ils diront que je fais partie de cette bande d'aboyeurs qui jappent sans rien savoir, dans la mesure, du moins, où il est possible à un aboyeur de japper. Ils se tromperont : si je les ai vus le ventre au soleil, je ne veux pas dire qu'ils y passent leur vie. C'était, comprenez-le, une façon de m'exprimer et ce que je voulais exprimer, c'est que, pour la première fois depuis un nombre de jours qui part de quinze et atteint même trente, vous pouviez, sans crainte d'y recevoir quelques kilos de fer, étaler votre panse à la face du ciel. Vous allez encore crier en assurant que vous n'avez pas de panses parce que pour avoir une panse il faut faire de bons dîners. Ce n'est pas ce que j'ai voulu insinuer. Ce n'était qu'un mot. Mais, je vous connais, je sais que vous êtes susceptibles et, ne voulant pas me brouiller avec vous, j'explique mes mots.
Hurlez d'autant moins ; si je dis : « hurlez », ce n'est pas encore que je veuille prétendre que vous n'avez pas de bouches. Je dis « hurlez » parce que c'est plus fort et que tout ce qui est faible ne vous va plus. Hurlez donc d'autant moins que je sais ce qui vous touche. Ce qui vous touche, c'est qu'alors que, les mains derrière le cou, les genoux en l'air et le ventre au soleil, vous goûtez enfin le bonheur de ne pas être mort, on vienne vous dire : « Allez, prenez le fusil, il y a revue ou exercice. »
Carrément, ce n'est pas un coup à vous faire. Ce n'est pas un coup non plus à vous frapper. Il y a exercices et exercices. Il faut voir. Si on vous tire de vos positions couchées pour vous mener à un maniement d'armes d'avant 1914, c'est avec joie que je vous écouterai rouspéter, mais si on vous dit ; « Réveillez-vous, venez faire du football, venez apprendre à lancer des grenades sur leur trogne, venez essayer de la gymnastique Hébert », eh bien, c'est à essayer.
Mais je ne suis pas là pour plaider. Et, en plus, ce n'est pas pour vous de l'avant que je pensais me démener aujourd'hui sur le papier, c'est pour les autres, je voulais leur dire ce qu'était une relève, aussi bonsoir.
Ils venaient de tenir la tranchée plus que de coutume. Et si ce n'avait été que ça ! Mais c'est qu'ils avaient, le dernier jour, subi l'attaque du chemin des Dames. Ç'avait été un cas spécial ! Le secteur était calme, on avait dit : « Ça peut aller. » Mais, un secteur est calme jusqu'au jour où il rentre en fureur et ce jour-là fut le dernier.
Enveloppés de boue, comme l'hiver les dames le sont de fourrures, les lèvres noires, ils descendaient. Leurs souliers, leurs chaussettes et leurs pieds ne faisaient plus qu'un tout cimenté. Si c'étaient eux qui portaient le bardas ou le bardas qui les poussait, cela j'aurais bien voulu le savoir, de même que j'aurais désiré connaître de quoi était faite la peau de leurs joues et celle de leurs mains : ce devait être en taffetas. C'est que, non seulement ils avaient le dernier jour essuyé l'attaque du chemin des Dames, mais c'est que l'attaque du chemin des Dames avait été l'un des coups les plus sauvages du grand pays barbare des tranchées. Les feux qui, pour toute l'Histoire, illuminent le nom de Verdun, n'avaient pas l'intensité de ceux qui tombèrent sur votre chemin, ô dames ! Et si le fait est croyable c'est que ceux qui le reçurent ici l'avaient déjà reçu là-bas. Seulement, là-bas, cela dura des jours et encore des semaines tandis qu'il ne sévit que trois quarts d'heure ici. Ce n'est pas la bataille que je vous raconte, c'est la relève. Mais pour bien vous faire voir la relève, il faut vous dire la bataille. Et le Boche, cette fois, avait attaqué à la flamme. Les fusils ne sont plus que de pauvres vieilles choses de panoplie.
Pas plus qu'avec des sabots on ne fait maintenant la guerre avec ces instruments-là. Ce fut à trois heures du matin qu'ils tombèrent sur les tranchées du chemin, ils y tombèrent la flamme au poing. Autrefois, ceux qui étaient frappés mouraient au feu, disait-on ; que va-t-on dire aujourd'hui ? A trois heures du matin, le feu lui-même, le feu avec ses flammes, ses étincelles, ses fumées, ses brûlures, sa terreur, courait sur eux. La flamme qui brûle le bois et fond l'acier n'est pas contente de la chair. La chair se défend mieux que tout, mais la flamme est plus forte encore. Et c'est d'elle que sortaient ces hommes. Ils n'avaient pas que les lèvres noires, ils avaient les yeux tout éblouis et ce qu'ils avaient surtout, ou plutôt ce qu'ils n'avaient plus, est la vieille clarté de leur esprit. Leur esprit fut tant secoué qu'il avait comme moussé et la mousse n'était pas encore tombée. Est-ce le barda qui les poussait, est-ce eux qui traînaient le barda ? Ils arrivèrent.
Ils se regardèrent d'abord personnellement. Ils cherchaient par quel bout se reconnaître. Par les pieds ? Impossible. Par le ventre ? Ils n'en avaient pas. Par la figure ?
— Prête-moi ta glace.
— Ah ! font-ils, même ma mère ne me retrouverait pas.
Puis ils veulent s'asseoir, il fait beau, l'herbe est chaude ; ils essayent, ils ne peuvent pas ; ils sont comme dans un pot de fleur au milieu de la boue sèche de leur capote. S’entraidant, ils sortent de leur moulage. Puis ils pensent :
— Quand on réfléchit, on est saoul sans boire, dit l'un d'eux.
C'est exact. Figurez-vous que vous dégringoliez du ciel, eux remontent de l'enfer.
Puis ils se réveillent.
— Eh ! Bertrand ? Qu'est devenu l'autre Bertrand ?
— L'autre Bertrand ? Il n'est pas là.
— Alors, il s'est fait « cueillir ».
Et ils se mettent à chercher ceux qui manquent. Il en est déjà qui commencent à dormir.
T'endors pas, mon vieux tu vas avoir le cauchemar.
Et peu à peu, dans leur regard, la vie revient.
Le Petit Journal, 17 juillet 1917
Front français, juillet 1917
Eitel de Prusse est aussi un voleur. Cet « aussi » ne veut pas dire que d'autres également de sa race sont des voleurs, cela se comprend tout seul, il est là pour indiquer que le mot « voleur » doit prendre rang, dans le Gotha, à la suite de ses autres qualités.
Je ne viens pas vous apprendre le fait, mais vous montrer les lieux du crime. Eitel a déménagé deux châteaux : ces deux châteaux, je viens de les voir. Quand j'écris : « Je viens de les voir », cela prouve que je m'exprime mal : pour voir quelque chose, même un château, il faut que ce quelque chose existe. L'un est au Frétoy, il a encore ses murs ; l'autre était à Avricourt, car maintenant il n'y est plus : le gentilhomme prussien, en décampant le fit sauter.
Avricourt et Frétoy sont voisins, Pour tromper les bombes, le prince du sang habitait l'un ou l'autre. Le prince du sang est un garçon qui a du cœur : il ne peut pas rencontrer deux fois les objets sans s'y attacher.
— Ah ! fauteuil, s'écriait-il, ah ! fauteuil, je te reconnais, je me suis déjà assis sur toi.
Et se tournant vers son déménageur :
— Emballez.
Il reconnut ainsi quinze pièces au moins, quinze sur seize : ce qui reste ne remplirait pas la seizième. Et il a brisé, parce que trop lourdes, les statues du parc.
Le prince du sang n'a pas uniquement du cœur, il a du tact. Le châtelain d'Avricourt ne lui était pas étranger. Il l'avait rencontré plusieurs fois à Monte-Carlo à la table du prince de Monaco. Aussi, châtelains, profitez de la leçon. Si jamais un jour vous apprenez qu'un prince du sang — du même sang — fait partie d'un dîner auquel vous êtes priés, fuyez : « Cet honneur-là vaut un château. »
Le propriétaire du Frétoy a déposé une plainte contre lui. Ce n'est pas assez, que la bienséance universelle en fasse autant.
Le Petit Journal, 18 juillet 1917
Front français, 24 juillet 1917
Est-ce un nouveau Verdun ? On dit que oui dans les journaux. Ici, sur place, cela ne nous apparaît pas.
La rage est peut-être la même, non l'envergure. Pour les défenseurs qui luttent sous la pluie incessante du fer, c'est Verdun qui recommence ; pour les chefs qui percent les desseins, c'est simplement une attaque sur le chemin des Dames.
C'est une attaque formidable et qui nécessite dans les communiqués, pour que l'intensité en soit rendue, l'emploi des mots qui dépeignaient Verdun.
Le front dans toute sa longueur est maintenant blindé. Cette ruée furieuse le signifie et au fond ne signifie que cela. Quelles que soient les ambitions de l'adversaire, même si elles sont courtes, il sait que pour les atteindre, il devra payer cent fois leur valeur. Tout désormais est hors de prix et l'achat de deux kilomètres de tranchée vaut, à la fin de cette troisième année de guerre, ce qu'on n'aurait pas payé pour une victoire en 1914.
C'est ce que l'on se dit devant Craonne. Depuis deux jours et deux nuits que, sous nos oreilles, nous entendons rouler le canon et que, sous nos yeux, nous voyons, noirs le jour et rouges la nuit, les obus perforer le plateau, si nous avions consenti à oublier un moment la portée de leur attaque, nous aurions pu nous croire sur le front d'une grande bataille. La Marne, pour nous, et Charleroi, pour eux, furent moins infernales. Jadis, le sort des pays coûtait moins d'efforts qu'aujourd'hui la conquête d'un chemin.
Ils ont bombardé, pendant huit jours et après, avec leurs troupes de tempête et les nouveaux engins d'infanterie, se sont rués le feu au poing. Le plateau de Californie n'avait pas volé son nom, c'est sans doute en prévision de ces journées-là qu'on l'avait baptisé. Pour y faire chaud, il y faisait chaud. Et le plateau des Casemates avait chaud aussi. « Intensité de feu inouïe », disait le communiqué. Le communiqué, qui est une personne froide, trouvait que ce qu'il voyait était inouï, que devions-nous trouver, nous, alors ?
Nous trouvâmes d'abord que nous étions confondus. On a beau avoir vu beaucoup de choses, on n'en avait pas vu autant. Des obus qui tombent, ce n'est pas nouveau, n'est-ce pas ? Ni une pluie d'obus non plus, ni même une avalanche. Mais ce n'était ni une pluie ni une avalanche, c'était une nouvelle nature qui se superposait à l'autre, une nature de feux, de bruits, de fumées et de geysers. Le monde n'était plus le monde, c'est comme si tout d'un coup un homme s'était changé devant vous en quelque chose d'inconnu.
Pour ça, c'était Verdun. Les blessés qui sortaient des boyaux le disaient, ils disaient davantage :
— C'est plus fort que Verdun.
C'est que ça ne s'arrêtait pas ! Une vision, si fantastique qu'elle soit en vous passant devant les yeux, peur bien vous jeter dans un pays irréel, mais vous en sortez dès qu'elle est passée. Ici, vous y restiez, la vision ne passait pas car, renversement de la raison, ce qui vous jetait dans un pays irréel, c'était la réalité. Et ce pays était habité. Dans ce lieu, qui confondait l'esprit, des hommes se battaient. Où aucun être connu par sa constitution même vous aurait semblé pouvoir vivre, des êtres vivaient. C'étaient des Tourangeaux.
Les Tourangeaux reçurent l'attaque. Une infanterie qui avance, vous savez ce que c'est, nous vous l'avons dit une fois. Ce n'est pas des coups de fusil qui pleuvent, le fusil est pour les enfants quand ils veulent jouer à la guerre : c'est une artillerie portée à bras d'hommes. Les Tourangeaux l'eurent sous le nez. « Ils se dressèrent », dit le communiqué. Ils se dressèrent sous les grenades, il y en a de deux sortes, à main et à fusil, sous les mitrailleuses ; il y en a de deux sortes, celles qui se portent et celles qui guettent, et sous la flamme il n'y en a que d'une sorte, terrifiante.
C'était plus que Verdun. Tout n'était pas inventé le 21 février 1916. On a fait des progrès depuis. C'est aux Tourangeaux qu'ils étaient réservés.
Qu'a le kronprinz à cogner ainsi pour avoir un chemin ?
Il a Michaelis à qui il faut un premier bulletin, il a l'Autriche qui a besoin de réconfortant, il a son père qui veut tenter un nouvel emprunt.
Comme c'est le kronprinz et qu'il a droit au choix, il avait pris ce qu'il avait de mieux comme bélier. Les stosstruppen avaient été choisies. Craonne ne fut pas Verdun, ce fut plus, ce fut Verdun concentré.
Et ce fut moins, puisque Pétain, cet après-midi, loin de Craonne et l'œil tranquille, passe une revue.
Le Petit Journal, 25 juillet 1917
Front des Flandres, 3 août 1917
C'est la plus grande bataille de la guerre, ont déjà dit des chroniqueurs. Peut-être, mais pas quand il pleut. Or, il pleut.
Il pleut depuis soixante heures, sans pitié et sans justice. C'est à croire que les Allemands ont véritablement dans un coin du ciel un vieux dieu qui n'est pas le bon et qui profite des distractions de l'autre pour trahir.
Douze jours de canon avaient nivelé les deux premières lignes ennemies. Nous sommes sur la troisième. Il pleut.
La petite armée française, la petite armée française enclavée dans les lignes anglaises, est dans la boue. C'est d'elle qu'il faut vous parler, c'est avec elle que nous sommes.
Pendant douze jours, le canon fut le maître de cette Flandre ; aujourd'hui, c'est la pluie. Les Allemands ont subi le premier, nous subissons la seconde. La volonté de personne n'y peut rien. Nous sommes arrivés quelquefois à commander aux forces de la terre, jamais encore aux nuages. Ils comptent sans nous, nous comptons avec eux.
Le départ avait été fougueux. Nos divisions, les nôtres, celles qui forment l'enclave, avaient dépassé au premier soir la ligne fixée. Elles ne devaient pas prendre Bixshoste ; elles prirent Bixshoste, Elles ne devaient pas entrer dans le cabaret de Corteker : ayant soif sans doute, elles y entrèrent. Nous voulons dire qu'elles touchèrent la place où se trouvait jadis le cabaret. C'était splendide. Le champ de cette bataille est glacial. C'est la Flandre, la Flandre nue. Regardez bien où vous puissiez accrocher votre regard, nul plateau : l'espace. Sur cet espace, de-ci, de-là, quelques bouts de quelque chose, bouts d'arbres, bouts de maisons, bouts de fil de fer, et par terre des mares, toujours des mares. Nous sommes en été, il fait froid, c'est le mois d'août et c'est un paysage de décembre qui nous enveloppe. Rien qu'à contempler cette plaine humide, on relève le col de son manteau. La grosse cote, la voilà, c'est la cote 14. À part cela, tout est plat. La Flandre est une mer boueuse qui, depuis trois ans, n'a encore conduit à aucun port. C'est sur cette mer que nous naviguons. On ne voit plus devant soi et on reste collé au sol. Ni le regard, ni les jambes ne peuvent manœuvrer. Dans ce pays sans observatoire, sans tranchée, où l'on ne montre pas sa figure sans risquer de la faire abîmer, seuls les avions servent de guides. Or, les avions restent chez eux. L'horizon a mis sa voilette, il pleut depuis soixante et une heures maintenant.
Le Petit Journal, 4 août 1917
Front des Flandres, août 1917
L'ombre était tombée sur elle ; depuis deux ans et demi, la bataille, ailleurs, avait porté ses coups, mais la guerre est remontée dans les Flandres et, de nouveau, voici la Belgique.
Dunkerque est toujours son unique porte. Sévère, la cité paye de temps en temps de certains coups de 380 la joie d'être restée inviolée. Ses blessures ne se voient pas ; où est né Jean Bart, on demeure fier. La trace de l'affront dure peu, sitôt les rafales passées, le mur est redressé, le trou comblé. L'église seule garde sa plaie ouverte ; on ne lui a pas remis les deux larges morceaux de toit qui lui manquent, c'est sans doute pour que Dieu, quand on le prie de ne pas faire pleuvoir, entende mieux ce qu'on lui dit. L'uniforme français est rare, vous circulez entre Anglais et Belges. À la porte des bureaux de tabac, vous voyez des affiches qui vous annoncent, dans la langue de Kipling : « À lire ce matin dans le Daily Mail : Récit de M. Beach Thomas sur la grande bataille. » Vous entrez dans le débit... Vous désirez acheter les journaux français... il n'y a que les journaux anglais. Ils sont bien installés, chacun dans une belle case peinte et définitive et, quand vous sortez les mains vides, un jeune Dunkerquois, à l'accent déjà britannique, vous passe entre les jambes en braillant : « Le Daily Telegraph ! le Daily Chronicle ! » Dans la rue, on dit : « Good bye ! » et on fume des cigarettes anglaises. À la fin du jour, vous voyez des femmes, un oreiller sous le bras, s'en allant ; elles gagnent une cave où elles dormiront. Puis, la nuit tombe et des étoiles, par trois, se mettent à circuler dans le ciel. Elles avancent sur un même front ; l'étoile de droite est rouge, celle du milieu blanche, celle de gauche verte. C'est un avion. Il n'est pas seul. Et le jour arrivera et vous prendrez la route de Belgique.
Trois gendarmes ne se quittant pas de la main, à la sortie de la ville, demanderont à savoir qui vous êtes, un Anglais, un Belge, un Français. Ayant su, ils vous feront, tous les trois à la fois, un salut différent, puis vous irez.
Vous longerez le canal, derrière ce pont, vous reverrez le poteau-frontière et, saisissants, vos souvenirs de 1914 reparaîtront devant vous. Vous vous rappellerez qu'il y a longtemps, très longtemps, trois ans bientôt, vous avez fait souvent cette route, que vous alliez à Furnes, puis à Nieuport, mais pas plus loin, et vous découvrirez subitement, dans une minute de béante réflexion, que c'est encore à Furnes, puis à Nieuport, mais pas plus loin, que vous allez. Vous reconnaîtrez tout : les péniches qui ne glissent pas plus vite ; l'encombrement du port d'Adinkerque où vous attendiez pour passer ; les groupes de Belges, leurs cheveux blonds, mais pas leur costume : habillés en kaki, ils semblent tout neufs. Puis, pressé par le désir de retrouver vos émotions, vous rentrerez dans Furnes.
Il reste six villes à la Belgique, trois qui sont les clous sanglants où depuis trente-trois mois s'accrochent les armées ; Nieuport, Dixmude, Ypres ; deux dont le seuil plus accueillant attirent ceux qui, repris d'amour, viennent revoir le royaume : La Panne, Poperinghe, puis, une sixième qui vit déserte : Furnes.
Furnes est la couronne qu'il faut poser aujourd'hui sur le front de la Belgique, Furnes est la douleur. Il est juste d'entrer chez le roi Albert par la ville de Furnes, cela vous met tout de suite dans le ton. Furnes est à la Belgique ce que sont les tentures noires aux portes d'une église. Ces tentures vous disent : « Là, on enterre. » Furnes vous annonce : « Tout, à partir d'ici, est sous le cilice. » Cela vous saisit au cœur. La grande place aux maisons de poupées, où pas un mur n'est par terre, mais où tous ont besoin de charpie, ne compte que cinq âmes : trois gendarmes à ses trois sorties, trois gendarmes belges de la vieille Belgique, de la vieille Belgique qui n'était pas en kaki mais en uniforme sombre, uniforme sentant le musée ; la quatrième âme est au milieu : c'est la plaque blanche où on lit : « Ostende ! » Une main noire en indique la route. Ce n'est qu'une chose... elle est vivante. Cette plaque qui, pour ce qu'elle offrait, a vu passer devant elle tant d'autos joyeuses, ne trouve plus aujourd'hui un seul acquéreur pour sa direction. « Ostende ! » crie-t-elle... mais c'est un obus qui répond. Quant à la cinquième âme, c'est en pénétrant dans l'église qu'on la découvrira ; c'est une femme, mal vêtue, agenouillée, et qui seule, les bras en croix, dit un chapelet. Cela vu, inutile de rester, vous n'apercevrez plus rien à Furnes, rien.
Vous laisserez la route d'Ostende, prendrez à gauche et pousserez dans les dunes. Vous ne les reconnaîtrez pas. Ce qu'il y a d'africain dans ce paysage mouvant est toujours là ; ce qu'il y a de nostalgique dans ce paysage africain n'a pas disparu, mais ces montagnes de sable se sont peuplées. Faites pour le désert, ces dunes sont grouillantes. C'est si peu naturel qu'on croit de suite à une invasion. Tous ces occupants ont l'air d'avoir débarqué ce matin ; on cherche, sur la mer, les pirogues qui les ont amenés et la curiosité vous brûlerait d'apprendre le nom de ces pirates si vous ne saviez d'avance que ce sont nos alliés.
Ils se sont installés là comme sur de la bonne terre. On est Écossais ou on ne l'est pas. C'était du sable, ils ont construit sur du sable. D'ailleurs, ils ignorent nos proverbes. Les petites plages, fouettées d'obus, de Loxyde, d'Oost-Dunkerque, dans une solitude peureuse, les regardent, effarées. Avec leur plat à barbe sur le crâne, leur jupe plissée sur le derrière et leur poil sur les jambes, ils s'occupent froidement, sous la tourmente de fer qui claque, à bâtir comme si c'était sur du roc. Les Boches en sont épatés. Aussi, dernière ressource, les asphyxient-ils. Tout le long de ces plages où la mer est grise, les obus à gaz traînent leur fumée vert tendre. Les Ecossais ont le nez dans le sable. Ces gars-là, sûrement, se sont fait tatouer sur le cœur la main noire du mur de Furnes, la main noire impérieuse qui commande : Ostende !
Le Petit Journal, 11 août 1917
Front français, 16 août 1917
Hier, ils ont exécuté celle de Saint-Quentin, ils ont incendié la cathédrale sans tour.
On allait la voir quelquefois à deux ou trois kilomètres. C'était, à cette distance, une grosse maison ; elle surplombait de sa masse imposant la ville où l'on ne peur pas encore entrer. Des bois d'Haumont, l'esprit reporté sur son passé avec intensité, on la regardait dans le ciel ; elle était complète, c'était la cathédrale.
Ils l'ont flambée cette nuit.
Un peu avant une heure du matin, un coin de grand paysage lunaire des tranchées s'éclaira, c'était Saint-Quentin.
À la lueur qui était haute, on vit que c'était bien davantage, c'était la maison de Dieu jetée en pâture aux flammes allemandes. Elle brûla toute la nuit.
De leurs tranchées, de leurs postes de guetteurs, de leur route de ravitaillement, nos soldats, l'insulte au cœur, virent se consumer la torche nationale. Elle ne subissait pas son supplice en silence ; par moment des explosions s'entendaient. Ils avaient savamment préparé son bûcher : un foyer d'incendie en allumait un autre. Les saligauds l'eurent tout entière.
Ce matin nous la vîmes fumer. Elle ne flambait plus, elle n'avait plus assez de forces pour cela : elle était morte. La mort l'avait tellement changée que nous ne la reconnûmes pas. Nous avions son cadavre là, devant nous, et nous la cherchions encore. C'était elle. Son toit s'est effondré sur ses dalles, elle est scalpée. Sa longue arrête qui tranchait le ciel a disparu. En une nuit elle a perdu ses siècles.
Nous ne la quittions pas des yeux. Nos mains qui tenaient nos jumelles tremblaient, son cadavre paraissait tout écorché et l'ennemi se promenait devant.
Sur la droite, par la deuxième échancrure d'une chaîne de montagne, tragiquement les tours de celle de Laon contemplaient cela.
Le Petit Journal, 17 août 1917
Front de Verdun, 20 août 1917
En deux bouchées, les troupes de France ont dévoré ce matin le nombre de Boches que le commandement leur avait fait servir. C'est devant Verdun que cela se passa.
Nous sommes dimanche 19 août, il est onze heures du soir, nous attendons dans la cité le moment de monter à l'affaire.
C'est hallucinant. Verdun n'est plus une ville, c'est un fantôme immobile. La nuit est couleur de suie et, sur cette suie, de seconde en seconde, de tous côtés, passent des lames lumineuses. Ce sont les lueurs de l'ouragan que les canons, cette fois, en complète furie, déchaînent devant eux. Les squelettes, les moignons, les poussières des maisons apparaissent, puis disparaissent sous ces éclairs ; tous ces débris gigotent blancs ou noirs ; les ruines rient, on croirait entendre La Danse macabre de Saint-Saëns.
Depuis cinq jours, notre rage est la même. C'est le grand déballage ; on leur montre tout ce que nous avons en artillerie. Il y a du fin, du moyen et du gros ; on ne cherche pas à faire des bénéfices : on leur livre ça à prix coûtant et à domicile ; cette nuit, par-dessus le marché, on leur offre un bouquet. Vos yeux vacillent. C'est comme si quelqu'un s'amusait dans un salon à éteindre et à rallumer sans arrêt et à grande vitesse les lampes électriques.
Le bruit n'est pas infernal, ni multiple, c'est qu'il a de l'espace pour se répandre et que les plus petits avant de parvenir sont avalés par les autres.
Les troupes de brancardiers, leur litière sur l'épaule, montent aussi. Va-t-on mettre le masque ou le garder autour du col ? Le masque est un instrument de supplice sur quoi, dès qu'ils le connaîtront, les Chinois sauteront. Il vous empêche doucement de respirer, c'est le même plaisir que si vous vous mettiez à vous étrangler vous-même à petites doses.
Cette lutte se livrera dans le gaz. Les nôtres partiront à l'assaut sous la figure horrifiante de cette cagoule aux yeux de mica. Pour le moment, il n'arrive que quelques fusants ; ne nous martyrisons donc pas déjà.
Un convoi vient d'être attrapé en plein milieu, deux camions, leurs chevaux et leurs conducteurs sont couchés morts sur l'angle du trottoir.
Les lames lumineuses coupent le ciel de plus en plus ; gravissons encore et, infernale vision de la terre en folie, voici le champ.
À gauche, le Mort-Homme, la cote 304, le Talou, la cote 344 ; c'est aux Boches, c'est ce qu'on veut leur reprendre ; c'est pourquoi depuis cent vingt heures, on fait voler sur eux des copeaux de fer ; c'est pourquoi tout l'horizon, par mille petits coins à la fois, furieusement, crache du feu. Douaumont, Vaux sont aussi en face. Toutes les glorieuses vedettes saignantes de la Meuse sont présentes.
De quel espoir charge-t-on tant de puissance de destruction, qu'attend-on de cette colère sans borne de la patrie ?
Tant d'incroyables moyens ne cherchent-ils pas la défaite immédiate de l'ennemi ? L'effort inouï de cette attaque, cet effort dont le cinquantième aurait autrefois suffi pour doubler le pays, cet effort, héroïsme tendu et toutes forges allumées, tout est donné pour vous ravoir, vous petite cote du Mort-Homme et vous 304 et 344 qui n'avez même pas de nom et que l'on désigne, comme les enfants trouvés, par un numéro.
C’est sans arrêt. La canonnade roule comme la fusillade roulerait. Derrière les crêtes fumeuses et déchirées, d'immenses bouffées de flammes surgissent d'un coup et teignent en rose jusqu'à des mille mètres de ciel : ce sont des dépôts de munitions qui sautent ; il en saute au moins quatre par heure ; la lumière de la poudre et le fracas des explosions habitent les deux rives de la Meuse. Vingt-cinq kilomètres du pays de France sont désormais rayés de la nature terrestre : on attaque sur vingt-cinq kilomètres.
Mort-Homme et 304 étaient des clés entre les mains des Allemands, tant qu'ils les détiendraient ; il fallait laisser tout espoir de gravir n'importe quel autre point de ces marches meusiennes ; la possession de cette rive gauche les assurait contre n'importe quel désir de notre part ; sur la rive droite, ils ne cessaient aussi de la défendre de toutes leurs dents ; c'est là qu'ils nous tenaient.
Le bruit était si régulier et si uni qu'il devenait une espèce de silence sur lequel tous les autres bruits s'entendaient.
On percevait les sirènes des ambulances américaines, le chant du cuivre des gargousses que l'on ramenait et l'appel d'un chat. La nuit perdait peu à peu de son obscurité, les flammes des canons semblaient moins durement trempées ; nous approchions de quatre heures et demie du matin. Une émotion sainte mordit le cœur et l'esprit de tous ceux qui étaient là, êtres fantassins ; c'est à quatre heures quarante que, cagoules dans leurs masques, se lançant à travers les gaz qui traînaient leur mort hideuse dans toutes les courbes du terrain, les ouvriers de la patrie, sous le fer pleuvant comme de la pluie, à leur héroïque travail allaient monter. Tel un chauffeur se trouvant soudain devant une route magnifique, les canonniers triplèrent la vitesse, ce dernier quart d'heure fut un délire de flammes, de fumées, de vacarme ; les flammes se pourchassaient à toute allure, les fumées s'écrasaient les unes sur les autres, le vacarme régnait. La mort française, assoiffée, renversant tout, cherchait du sang allemand.
Quatre heures quarante, ils partaient ; cette orgie de poudre avait embrumé le pays, ils partaient invisibles, c'étaient des gars du Midi et c'étaient d'une division illustre ; les deux firent pareil.
« Ils en mirent ». Chacun poussait sur son but, sur Mort-Homme, sur 304 sur Talou, sur 344. Le canon s'allongeait. Étouffant, ils allaient. Nos ballons discrètement avaient montré leur nez et curieux regardaient. Hommes sans autre figure que deux yeux de mica, ils allaient. L'attaque était préparée en deux étapes. Minute par minute, ils passaient où ils devaient passer. C'étaient des gars du Midi et d'une division illustre.
À cinq heures trente, un de nos avions laissa tomber un pli lesté, ce pli était un croquis du Mort-Homme et, sur ce croquis, trois croix étaient marquées et, sous ces trois croix, on lisait : « Français ! Français ! Français ! » L'aviateur avait ajouté : « Nombreux et tranquilles » Il en était de même sur toute la ligne, la première étape était atteinte.
À six heures trente, un pigeon qui avait traversé les gaz apportait que la deuxième l'était aussi. Le Mort-Homme, 304, le Talou, 344, tout était à nous, tout était à eux plutôt, en moins de deux heures. C'étaient des gars du Midi et d'une division illustre.
Le Petit Journal, 21 août 1917
Samogneux, 23 août 1917
Nous venons de traverser toute la victoire. Par le Talou, harassés, nous entrons à Samogneux.
De Paris vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce qu'elle est. En grosses lettres, les journaux vous disent : « Regnéville et Samogneux sont pris. Les défenses ennemies sont enlevées. Les prisonniers augmentent. » On vous complète cela de cartes, de photos, mais pas plus manchettes que cartes et photos ne vous apportent la lumière. Vous connaissez que nous avons battu le Boche, c'est tout, ce n'est pas assez. Ce qu'il faut savoir, ce n'est pas qu'ils ont perdu, c'est ce qu'ils ont perdu. C'est sur place que, touchant soudain l'ébranlement allemand, étonné de la valeur du terrain perdu, vous concevez dans sa vérité le succès des armes françaises.
FIN DE L’EXTRAIT
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