Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité[Note_8] a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois.
Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité[Note_9] ; car quelle plus grande absurdité, qu’une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents ?
Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.
Dieu a du rapport avec l’univers, comme créateur et comme conservateur : les lois selon lesquelles il a créé, sont celles selon lesquelles il conserve. Il agit selon ces règles, parce qu’il les connaît ; il les connaît, parce qu’il les a faites ; il les a faites, parce qu’elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.
Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière, et privé d’intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables : et si l’on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il aurait des règles constantes ; ou il serait détruit.
Ainsi la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il serait absurde de dire que le créateur, sans ces règles, pourrait gouverner le monde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles.
Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mû et un autre corps mû, c’est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvements sont reçus, augmentés, diminués, perdus ; chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance[Note_10].
Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles, ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives ; c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux.
Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que s’il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d’un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance ; que si un être intelligent avait créé un être intelligent, le crée devrait rester dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal ; et ainsi du reste.
Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est, que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l’erreur ; et d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent pas eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives, et celles mêmes qu’ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu’il en soit, elles n’ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel ; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu’elles ont entre elles, ou avec elles-mêmes.
Par l’attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier ; et par le même attrait, elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentiment ; elles n’ont point de lois positives, parce qu’elles ne sont point unies par la connaissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles ; les plantes, en qui nous ne remarquons ni connaissance ni sentiment, les suivent mieux. Les bêtes n’ont point les suprêmes avantages que nous avons ; elles en ont que nous n’avons pas. Elles n’ont point nos espérances, mais elles n’ont pas nos craintes ; elles subissent comme nous la mort, mais c’est sans la connaître ; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.
L’homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables : comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise ; et cependant, il est un être borné ; il est sujet à l’ignorance et à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ; les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore : comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion : un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale : fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles[Note_11].
Avant toutes ces lois, sont celles de la nature ; ainsi nommées, parce qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connaître bien, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu’il recevrait dans un état pareil.
Cette loi, qui en imprimant en nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu’il aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives : il songerait à la conservation de son être, avant de chercher l’origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l’on avait là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages[Note_12] : tout les fait trembler, tout les fait fuir.
Dans cet État, chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercherait donc point à s’attaquer, et la paix serait la première loi naturelle.
Le désir que Hobbes donne d’abord aux hommes, de se subjuguer les uns les autres, n’est pas raisonnable. L’idée de l’empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d’autres idées, que ce ne serait pas celle qu’il aurait d’abord.
Hobbes demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés ? et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons ? Mais on ne sent pas que l’on attribue aux hommes avant l’établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu’après cet établissement, qui leur fait trouver des motifs pour s’attaquer et pour se défendre.
Au sentiment de sa faiblesse, l’homme joindrait le sentiment de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle serait celle qui lui inspirerait de chercher à se nourrir.
J’ai dit que la crainte porterait les hommes à se fuir : mais les marques d’une crainte réciproque les engageraient bientôt à s’approcher. D’ailleurs, ils y seraient portés avec le plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s’inspirent par leur différence, augmenterait ce plaisir ; et la prière naturelle qu’ils se font toujours l’un à l’autre, serait une troisième loi.
Outre le sentiment que les hommes ont d’abord, ils parviennent encore à avoir des connaissances ; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n’ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s’unir, et le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle.
Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité qui était entre eux cesse, et l’état de guerre commence.
Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers dans chaque société commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux, et c’est le droit des gens. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés ; et c’est le droit politique. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux ; et c’est le droit civil.
Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.
Toutes les nations ont un droit des gens ; et les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades ; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix : le mal est que ce droit des gens n’est pas fondé sur les vrais principes.
Outre le droit des gens qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. La réunion de toutes les forces particulières, dit très bien Gravina, forme ce qu’on appelle l’état politique.
La force générale peut être placée entre les mains d’un seul, ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns ont pensé que la nature ayant établi le pouvoir paternel, le gouvernement d’un seul était le plus conforme à la nature. Mais l’exemple du pouvoir paternel ne prouve rien. Car si le pouvoir du père a du rapport au gouvernement d’un seul, après la mort du père, le pouvoir des frères, ou après la mort des frères, celui des cousins germains, ont du rapport au gouvernement de plusieurs. La puissance politique comprend nécessairement l’union de plusieurs familles.
Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus conforme à la nature, est celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi.
Les forces particulières ne peuvent se réunir, sans que toutes les volontés se réunissent. La réunion de ces volontés, dit encore très bien Gravina, est ce qu’on appelle l’état civil.
La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre, et les lois politiques et civiles de chaque nation, ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.
Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles,
Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs : elles doivent se rapporter au degré de liberté, que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.
C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’esprit des lois.
Je n’ai point séparé les lois politiques des civiles : Car comme je ne traite point des lois, mais de l’esprit des lois ; et que cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses ; j’ai dû moins suivre l’ordre naturel des lois, que celui de ces rapports et de ces choses.
J’examinerai d’abord les rapports que les lois ont avec la nature et avec le principe de chaque gouvernement : et comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m’attacherai à le bien connaître ; et si je puis une fois l’établir, on en verra couler les lois comme de leur source. Je passerai ensuite aux autres rapports, qui semblent être plus particuliers.