Le clairon électronique percute mes tympans. Déjà la cafetière se met en marche tandis que mon lit se replie lentement comme une boîte à chaussures. J’émerge en vitesse. Slip, chaussettes, tout l’attirail. J’écarte le rideau sur la ville en transe. Une pluie acide dégouline sur les impers et les parapluies, toujours la même, depuis des années.
À la cuisine, j’avale des tartines beurrées par un robot ménager, un ersatz de café au goût d’évier et un bon verre d’une eau courante saturée de particules chimiques et de rouille. Je pète la forme.
Je dévale l’escalier, hèle un taxi qui, lentement, se fond dans le vortex du trafic matinal. Lorsque je rejoins Sabrina, des cendres se mélangent aux gouttes d’eau et forment une bouillie visqueuse dans le caniveau. Nous avons rendez-vous avec trois messieurs des bureaux du Service pénitentiaire. Un chauve, un maigre, un Chinois. Mission : visiter le nouveau Centre de détention haute sécurité, puis rédiger un rapport. Nous prenons place dans un véhicule d’État – vitres teintées, carrosserie blindée –, Sabrina et moi à l’arrière avec le Chinois qui suce un bâton d’amiante.
Cette sortie me rappelle notre dernière balade, dix-sept ans plus tôt, quand la nature s’épanouissait encore à nos pieds. À vélo, nous avons pris les chemins de traverse, pédalé loin, très loin avec l’impression que le béton rampait derrière nous, dévorant le paysage. Impression fugace… mais bien réelle. À notre retour, tout était figé, construit, aligné, désherbé, érigé, déshumanisé. Routes, bâtiments, usines, bretelles, quartiers d’habitation avaient poussé tels des tubercules imbibés d’engrais.
« Voici le Centre », explique le maigre tandis que la voiture franchit une grille entre deux murs épais, que prolonge une muraille criblée de miradors et de gardes surarmés. À l’intérieur, je manque vomir d’horreur. Des arbres, des fleurs, du gazon, tout cela sous un ciel bleu ruisselant de soleil. Je ne suis plus habitué. À l’époque, il a fallu s’adapter ou disparaître. Ceux qui ont survécu ne supportent plus le goût du lait bio, de la salade sans additifs et tournent de l’œil à la vue d’un arc-en-ciel. Quelqu’un ouvre la fenêtre. Une épouvantable odeur de terre fraîche et d’herbe grasse me lacère les narines. Mon Dieu, lâché-je, comment des prisonniers vont-ils supporter pareil endroit ?
— Si prison plus confortable que ville, pourquoi rester dans droit chemin ? observe finement le Chinois.
Je suis bien d’accord, mais j’ai l’impression que l’État exagère. Cela dit, je me sens de plus en plus mal sous cette affolante lumière gorgée de chlorophylle et les autres commencent à pâlir. Nous rentrons ventre à terre.
Chez moi, je procède à une inhalation de CO2 pendant que Sabrina s’injecte une infime dose de mercure. Nous reprenons vie. Toutefois, cette idée de Centre me préoccupe. Qui peut nous assurer que cet îlot de verdure, soudain animé de ce désir de vengeance propre aux laissés-pour-compte, ne contaminera pas un jour notre belle société urbaine ?