Ysaline et Attila avaient envie de manger au Ben’Jo du coin. Marge, leur mère, a acquiescé : « Ça te fera un jour de repos », lança-t-elle dans ma direction. Comme je n’avais pas encore commencé à préparer le dîner (et qu’une trêve dans mes corvées ne se refusait pas), je me suis mis au diapason.
Tous les Ben Joseph (communément appelés Ben’Jo) se ressemblent. Normal, c’est une chaîne. LA chaîne, en fait. Tables en formica, chaises de plastique bleu, espace enfants peuplé de bambins hilares qui jouent à empiler des cubes ou à se filer des baffes. Le comptoir self-service se dresse au fond, rempart infranchissable entre la nourriture et le consommateur – les Mexicains, Palestiniens ou nostalgiques Est-allemands pourraient y déceler une métaphore de leur condition, mais lâchons ici la politique.
Marge et moi avons commandé deux Ben menus. Ysaline a choisi un Ben chicken, Attila un double Big Ben (auquel ses concepteurs ont jugé bon d’ajouter une sonnerie bien connue pour annoncer son achat), le tout arrosé de Moka Moka, ce soda riche en glucides, d’un bleu pétrole suintant la chimie, dont plus personne ne saurait se passer.
Repas mastiquant, ma femme a évoqué la suite du programme, une feuille de Ben salade coincée entre une incisive et une canine.
— On pourrait passer au Ben fringues, chéri, mon imperméable n’a plus très bonne mine.
— Tu n’en as pas acheté un au Ben Souk de Casablanca ?
— Il y a une année, Chouchou, tu te rends compte.
— On pourrait aussi aller au Ben Kids, suggéra Attila.
— Et au Ben Bijoux, ajouta Ysaline, dont la bimbeloterie cliquetait à son cou et à ses poignets comme des décorations de Noël.
— Tu pourrais en profiter pour faire un saut au Ben Car-wash, mon chéri ; le pare-brise arrière est affreusement sale.
J’ai accepté. Il fallait bien occuper notre samedi. Depuis que la multinationale Ben Joseph dominait le monde, nous n’avions plus guère le choix. Les rares boutiques non estampillées Ben’ Jo périclitaient et mouraient la trésorerie exsangue, vitrines éviscérées, personnel moribond, pareils à des sans-abri couchés dans le caniveau. La plupart des marques de jadis, Chanel, Kenzo, Benetton, Sisley, pour ne citer qu’elles, avaient été avalées par le géant. Les accros du shopping déprimaient. Les gastronomes aussi puisque les Ben’Jo fast-food avaient quasi éradiqué toute autre forme de nourriture.
Repus, gavés, la glotte submergée, nous sommes sortis du Ben’Jo telles des oies avant les Fêtes. Il faut dire que les quantités servies sont copieuses et que, un peu sottement, par atavisme, nous avalons tout pour ne pas gaspiller cette précieuse nourriture. Un vent frais nous a accueillis sur le trottoir. Un groupe de gens débraillés également, qui scandaient des slogans antimondialistes. « Ben’Jo, ghetto, les anarchos auront ta peau », criaient certains ; « Ben’ Jo pire que le cancer » ou « La nature aura le dernier mot », pouvait-on lire sur des banderoles. Alors que nous bifurquions devant ce groupuscule d’agités, quelques-uns nous ont balancé des projectiles. Un chou a télescopé le visage de Marge, Attila s’est ramassé un steak bien saignant sur sa chemise blanche et j’ai évité de justesse le sac de patates qui s’est écrasé contre un mur. Des fous. Illuminés ricanant. Peste moderne. Des inadaptés à enfermer de toute urgence, me suis-je dit avant qu’une vague de protestation, plus dense et puissante encore, nous ralentisse dans notre début de fuite.
« Les centrales Ben’Jo nous rendront tous barjots », hurlait la déferlante. Têtes de mort atomiques barrées, slogans antinucléaires, photos agrandies d’enfants irradiés… La panoplie complète du contestataire rétif à l’atome. Nous sommes tous conçus d’atomes, voulais-je rétorquer puis j’ai aperçu, dans cette mêlée cacophonique, une pancarte à l’intitulé plutôt saugrenu (qu’en pensent les poissons ?) assorti d’une photo montrant l’océan tellement submergé de fûts de déchets radioactifs qu’il en paressait quasi asséché.
— Ils veulent dire quoi, avec leur histoire de poissons qui pensent ? demanda Attila, dont la chemise maculée ressemblait maintenant à un drapeau de la Croix-Rouge.
— Rien, c’est du délire, il faut qu’on parte d’ici, ta mère n’a pas l’air bien.
Congestionnée, Marge serrait contre elle une Ysaline plus pâle qu’un archiviste après six mois de travail intensif. Esquivant projectiles et quolibets, nous avons rejoint notre voiture avant de rentrer pied au plancher.
Le lendemain, Attila est venu m’interrompre alors que je préparais le repas de midi d’après le livre des Recettes authentiques de la mère Ben’Jo. Il m’a tendu un carré Hermès dont j’avais totalement oublié l’existence.
— Papa, j’ai trouvé ce truc au fond d’une armoire. C’est quoi ?
— Euh…
Le cadeau pour les vingt-cinq ans de Marge, six cents balles, démodé comme jamais…
— Je peux l’utiliser pour nettoyer mon vélo, steuplé ? insista Attila.
— Oui, tu peux, dis-je en m’étranglant.
Satisfait, il est retourné à ses occupations. Je l’ai regardé s’éloigner, le carré Hermès déjà déchiré, et j’ai pensé à mon pull Lacoste, acheté avec mon premier salaire – trois cents balles. Parfait pour nettoyer les vitres du salon, me suis-je dit en découpant les bâtonnets de poisson selon les instructions de la mère Ben’Jo.