Je lance les dés, avance de cinq cases. Sautez votre tour. J’attends. En face de moi, à moitié vautré sur la table, Jérémie sourit. Son premier jet le projette trois rangs devant moi, son second le porte vers une victoire qu’il savoure déjà même si le jeu ne fait que commencer. Perdre, il déteste. Surtout lorsque le hasard s’en mêle. Il avance son pion rouge sang. Vous avez seize ans, vivez en Irlande, un inconnu vous a engrossée un soir de beuverie. Que faites-vous ?
— Une IVG, clame Jérémie.
Je retourne la carte, lis la réponse.
— Tu dois prouver que la mère est en danger de mort. Sinon, c’est interdit.
— Je ne vivrai jamais en Irlande.
— T’es un mec, de toute façon, et c’est un jeu.
Il fait la moue. Réponse incomplète, il ne pourra avancer que de la moitié des points au coup suivant. À mon tour. Cinq. J’arrive une case derrière lui. Votre vie, voici vingt-cinq ans, a pris un virage dramatique. Elle ne tient plus qu’à un fil, suspendue au chapelet de gélules que vous ingurgitez quotidiennement. En tant que miraculé, vous avez accepté de témoigner dans les écoles. Avancez de dix cases. « Putain ! lâche Jérémie ; tu prends la tête. »
Voilà, il s’énerve. Ça ne rate jamais. Dès qu’il se sent impuissant, que la maîtrise des événements lui échappe sans qu’il puisse intervenir, il part en vrille. J’ai l’habitude. Bientôt le dé va gicler. Pour l’instant, il se concentre sur la question suivante. Citez trois pays où trafic et consommation de drogues sont passibles de la peine de mort.
— Pakistan, Singapour, Arabie Saoudite.
— Juste.
— On ne saura plus où aller, pour finir. Tout est interdit, on risque la décapitation ou la tôle à perpète, c’est trop ouf…
Je lui rappelle nos dernières vacances en Europe de l’Est. Des types louches nous ont braqués dans un parc, l’un d’eux brandissait une seringue remplie de je ne sais quoi, heureusement que des keufs en civil zonaient dans les parages. « Ouais, l’été prochain je loue un chalet d’alpage. » Il rit. Nettement moins lorsque mon dé affiche un six. Quel pays détient le record de suicides par armes à feu ? Un instant de réflexion.
— Biélorussie.
— Faux, jubile Jérémie. C’est la Suisse.
— Suisse, suicides… Ouais, y’a une relation étymologique non ?
La partie s’emballe. Mon pion bleu acier entame une lutte au couteau avec le sien, le dé tournoie, les réponses fusent, je prends le large. Jérémie montre d’évidents signes d’agacement. Comment appelle-t-on le sabre utilisé pour se faire hara-kiri ? Seppuku. Quel type de violence touche tous les pays, quels que soient le milieu social, la race ou le niveau d’éducation ? Domestique.
Par malchance, Jérémie atterrit sur la case « prison ». Vous avez commis un assassinat. Relancez le dé. Si vous obtenez un ou deux, vous êtes blanc, un avocat vous tirera de ce mauvais pas – sautez un tour. Si vous obtenez trois ou quatre, vous êtes une femme, vous avez toutes les chances d’être violée en prison – sautez trois tours. Si vous obtenez cinq ou six, vous êtes black, le couloir de la mort vous attend, retournez au départ.
Jérémie relance. Six. « Putain de merde », hurle-t-il avant de dégager dé et plateau à travers la table. Je m’y attendais et ne bronche pas. Je le regarde fulminer. Il cherche quelque chose à frapper, mais il n’y a plus rien, à part moi. Un instant, je crois qu’il hésite. Tandis que l’inquiétude me gagne, mon œil tombe sur le livre qu’il m’a apporté tout à l’heure et qu’il a oublié sur le buffet en entrant : L’importance du jeu dans la formation des interactions sociales.
Je suppose qu’il ne l’a pas lu.