Raphaël fêta son retour au pays chez Nadia et Vincent. Au menu : couscous et vieux souvenirs, le tout accompagné d’une bouteille de Sidi Brahim qu’il avait apportée.
Les murs s’animaient de stucs italiens, reflétant la lumière par un jeu de matières. Le mobilier était disparate, composant un patchwork chaleureux. Les gravures et bibelots provenaient des deux rives de la Méditerranée. Rive Sud pour Nadia, rive nord pour Vincent.
Les trois amis s’étaient connus à l’Université. Ils évoquèrent ces années avec nostalgie. Quand il le pouvait, Raphaël descendait en famille retrouver le soleil de son enfance, les odeurs au milieu desquelles il avait grandi : celles, entêtantes, des eucalyptus et des mimosas ; les parfums persistants des pins, du genévrier. Il aimait aussi le souffle de la mer. Celui, léger, qui vous rafraîchit au creux d’une crique, ou celui des ports qui vous apporte le monde.
Devant un thé à la menthe, ils firent la liste de tout ce qui avait changé à Nice ces dernières années. Raphaël devina qu’il devrait se réhabituer, réapprivoiser sa ville natale.
Ensuite ils parlèrent longtemps d’Alicia, puis, pour détendre l’atmosphère, Vincent raconta les dernières blagues de sa collection. Il les racontait déjà avec talent quand ils étaient en fac de droit... Raphaël se dit qu’il devait être excellent lors des plaidoiries.
Vers minuit, il se leva et les remercia. Vincent proposa de le raccompagner en voiture. Raphaël déclina.
La nuit avait fraîchi et il ferma son blouson de cuir. Il en avait pour dix minutes en coupant par les ruelles. De rares lumières filtraient à travers les persiennes.
Il n’avait pas fait un kilomètre qu’il vit deux hommes marcher dans sa direction, lui barrant la route.
— Hé, mec ! Tu vas où là ? Faut payer, la nuit, pour passer par ici !
Le plus grand tenait une barre de fer. Il vit deux autres gars, plus jeunes, s’approcher par-derrière. Ceux-là tenaient des couteaux à cran d’arrêt. Raphaël était sorti sans arme. Il n’était pas en service et n’était pas du genre à frimer en laissant négligemment dépasser l’étui pour impressionner le quidam. Il se mit de côté pour avoir un œil sur tous ses assaillants.
— Ho, bouffon ! t’es sourd ? Vas-y, envoie les euros ! dit l’homme à la barre de fer.
Raphaël savait que donner son portefeuille ne lui éviterait pas les ennuis, mais il n’avait pas l’intention de fuir non plus.
— Va falloir que tu viennes les chercher...
— Oh, putain ! Un super héros, les mecs.
Le type pencha la tête.
— Ou alors, il est plein de thunes !
Il fit un signe à ses hommes qui se précipitèrent sur Raphaël, lame en avant.
Il évita le premier en pivotant. Agrippant sa manche, il tira violemment vers le sol, posant un genou à terre. Le type bascula, pieds par-dessus tête, et tomba sur le dos avec un bruit sourd.
Le deuxième visait l’abdomen. De sa main gauche, Raphaël saisit l’avant-bras de son agresseur et pivota en un éclair vers la droite. Dos contre le sien, il l’entraîna dans son élan en le tirant vers le bas. Puis, de sa main droite, il lui enveloppa le poignet et fit un brusque pivot à gauche en remontant. Son adversaire était déjà en déséquilibre et se retrouva à plat dos. La tête du voyou heurta le sol, une douleur insupportable au poignet le terrassait. Raphaël l’obligea à mettre face contre terre. La clé était terrible, tordant à la fois le bras et l’épaule.
Tout en la maintenant, il cueillit le couteau comme une fleur. Le Tsuki-kote-gaeshi n’avait pas duré trois secondes, et il leur lançait un regard si calme qu’ils en étaient pétrifiés. De plus, il était armé à présent.
Celui qui semblait être le chef soupesa sa barre de fer, en hésitant. Raphaël s’en aperçut et serra encore la clé, arrachant un cri à son prisonnier. Alors le meneur recula en sautillant, fit signe à son acolyte de laisser tomber, et disparut. L’autre suivit. Celui qui était au sol se releva et leur emboîta le pas, mal en point.
C’était tout ? Raphaël n’en revenait pas. Ils devaient être plus combatifs avec les petites vieilles…
— Si j’étais toi, je changerais de copains… dit-il en relâchant la prise. Fous le camp !
Le type ne se fit pas prier, et s’enfuit en tenant son bras endolori. Raphaël n’était pas enchanté de laisser courir des oiseaux pareils, mais il n’avait pas encore pris ses fonctions et il n’avait pas envie qu’ici aussi on l’appelle Steven Seagal.
Les lumières commençaient à s’allumer derrière les persiennes battantes, il pressa le pas et tourna au coin de la rue. Il parcourut le dernier kilomètre jusqu’à sa destination. Il actionna la télécommande du volet d’acier, fit coulisser la baie vitrée : il était chez lui.
L’ancien garage avait été transformé en loft. Il était à un ami de son père assez friqué qui lui louait pour une somme dérisoire, surtout pour une telle surface en plein centre-ville. Ancien concessionnaire Alfa Roméo, il avait dit à son père avec son accent du pays :
— Il est bien ce petit, je suis content qu’il revienne. Il a de la valeur, c’est pas comme tous ces falabraques qui traînent à rien foutre. Je l’ai toujours bien aimé, en plus il nous défend de la racaille ! Quel malheur quand même cette histoire... Elle va comment la petite ?
La surface était de 80 m2 pour sept à huit mètres de hauteur de plafond, la lumière tombait directement du ciel par une grande verrière. La mezzanine, qui autrefois servait à stocker les pneus, avait été transformée en chambre à coucher. Le matelas était à même le sol, la déco était spartiate. Au mur était accroché un portrait de Morihei Ueshiba, le maître fondateur de l’aïkido. Sur une étagère de bois brut se tenait un Daisho sur son présentoir : un ensemble de sabres japonais, comprenant un Katana et un Wakizashi, plus court. Ce Daisho, constituant les armes du guerrier samouraï dans leurs étuis de magnolia, lui avait été offert par ses camarades du dojo à son départ pour Paris. En face, une grande affiche de Don Giovanni marquait de rouge sang le haut mur.
Au rez-de-chaussée, un canapé faisait face à un téléviseur à écran plat. Une chaîne hi-fi occupait un angle. Raphaël alluma le lecteur et la musique de Haendel se répandit à travers le loft. Sur le côté, une étagère portait une impressionnante collection de disques d’opéra. Une bibliothèque abritait près de trois cents livres.
Il flottait une odeur d’huile et de mécanique. D’ordinaire, la moto dormait dans le salon, mais Raphaël venait de la vendre. Demain on lui livrerait son premier engin neuf, un missile.
Raphaël ouvrit le portefeuille qu’on avait voulu lui prendre, et le vida : cartes de crédit, permis de conduire, carte d’identité, et cinquante euros en liquide. Tout cela pouvait être remplacé. Pas la photo d’Alicia, qu’il sortit en dernier. Il y déposa un baiser, fixa un instant les boucles brunes, puis remit le tout en place, les yeux humides.
La voix du célèbre castrat Farinelli, reconstituée par mixage numérique d’un contre-ténor et d’une soprano, élevait la musique vers les cieux.
« Cara sposa, amante cara, dove sei?
Deh ! Ritorna a’pianti miei. »
« Chère épouse, chère amante, où es-tu ?
Les larmes me reviennent. »
Un jour, Alicia avait fait un malaise et il l’avait emmenée à l’hôpital. Elle souffrait d’insuffisance cardiaque, aucune opération n’aurait pu y remédier. Elle était rentrée à la maison en attente d’une greffe qui n’était jamais arrivée. Des mois d’attente, d’impuissance.
Il connaissait depuis longtemps les murs trop blancs et trop longs, les visages compassés des professionnels débordés, l’odeur de cantine et celle du désinfectant. Sa mère avait eu une longue maladie et, dans son enfance, il l’avait vu faire des séjours de plus en plus longs à l’hôpital. Souvent, il pouvait lire dans les yeux de son père la colère et la tristesse, dissimulées derrière un douloureux sourire. Il n’avait pas vraiment connu la douce insouciance de l’enfance. Il ne s’était pas non plus amusé comme les autres à l’adolescence. Toujours cette épée de Damoclès. Elle frappa alors qu’il venait d’avoir son bac. Sa mère avait souvent été hospitalisée. Raphaël s’y était presque habitué et elle finissait toujours par rentrer à la maison. Alors pourquoi pas cette fois-là ? Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ? Il n’y avait pas de pourquoi et il le savait. Sa mère ne verrait jamais son fils avoir vingt ans. Elle ne le verrait pas se marier ni réussir dans son travail. Elle ne le verrait jamais être père.
Alors, quand un matin Alicia ne se réveilla pas, il eut l’impression d’être foudroyé une deuxième fois. Il resta seul avec leur fille Lila, son soleil, sa seule raison de rester en vie.