Sergueï Rachovsky vivait maintenant sur la Côte d’Azur et ne voulait plus jamais avoir froid. Il était à l’initiative de cette réunion ; Nicolaï Sbarov en était l’organisateur. Les deux hommes se connaissaient depuis un séjour dans un pénitencier disciplinaire de Sibérie orientale.
C’était il y a bien longtemps. Rachovsky l’ancien soldat et Sbarov l’escroc étaient sortis en même temps et avaient aussitôt commencé à collaborer. La force et l’autorité de Rachovsky en avaient fait un caïd craint et respecté. L’intelligence et la perversité de Sbarov lui avaient valu l’estime grandissante de Rachovsky : de pourvoyeur d’affaires, il était devenu son comptable et le business se montrant florissant, il s’était chargé avec un talent certain des opérations de blanchiment.
On vint annoncer à l’oreille de Rachovsky que le bateau entrait dans les eaux internationales. Il fit un léger signe de tête à Sbarov qui prit la parole. Silitch, le spécialiste en informatique, lança le PowerPoint sur son portable. Tous purent suivre sur l’écran les schémas et animations, sous le commentaire de Sbarov.
Ces hommes d’affaires avaient commencé petitement, puis avaient ensuite amassé des fortunes colossales lorsque l’Union Soviétique s’était effondrée. Pétrole, minerais, métallurgie, énergie, communications, industries de pointe : l’état russe exsangue avait vendu à bas prix ses grandes entreprises nationalisées. Ceux qui avaient su en profiter avaient décroché le jackpot.
Implantés depuis plusieurs années en Europe, les deux complices connaissaient toute une liste de sociétés ou de projets immobiliers à proposer aux investisseurs. Il y avait également nombre d’affaires à se partager, comme la réalisation d’un chantier naval pour navires de gros tonnage en Russie, ou encore la construction de plateformes pétrolières en mer de Chine et en Inde.
Sbarov et Rachovsky ne furent pas déçus : leur auditoire se montra réceptif et les plans progressèrent au-delà de leurs espérances. On fêta ce Yalta des affaires par un dîner de Tsars. Ensuite, une partie des hôtes embarqua sur une vedette Merry Fischer qui fila jusqu’à Nice.
Ceux qui restaient à bord de l’Ulan Ude avaient d’autres propositions à traiter. Du genre de celles qui permirent à Rachovsky de grimper les échelons. Il ne s’agissait plus d’investissements proprement dits, mais d’offrir à certains fonds davantage de « respectabilité ». Sbarov joua de ses talents. Ce qu’il énonça était bien plus élaboré que ce qu’il avait proposé au groupe précédent.
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Les Officiers de police judiciaire s’entraînaient. L’agent Leroux mit le casque antibruit et en tendit un à Raphaël. Il l’emmena sur le stand de tir. Une odeur de poudre se répandait dans les locaux. Les claquements des coups de feu retentissaient avec une résonance métallique. Lucchi se préparait à tirer.
— Tenez ! Vous tombez bien ! Regardez un peu ça...
Le capitaine enclencha rapidement le chargeur, arma, et le vida à la vitesse de la lumière. Autour de lui, tous s’étaient arrêtés de tirer : les performances de Lucchi étaient une attraction. Les quinze balles de neuf millimètres touchèrent la région du cœur. Raphaël haussa les sourcils et ouvrit la bouche. Il ne savait pas s’il fallait prendre ça comme une bonne nouvelle.
Leroux souleva une partie du casque de Raphaël et lui glissa à voix basse.
— On l’appelle Lucchi Luke pour déconner. Ne le faites pas, il déteste !
Raphaël sourit furtivement. Il pensa à « Steven Seagal ». Lucchi posa l’arme, puis retira son équipement. Il leva la tête et s’approcha des deux hommes.
— Vous êtes le lieutenant Larcher ? Bonjour. Ugo Lucchi.
Raphaël serra les doigts le premier pour ne pas se les faire broyer. Il connaissait bien ce genre de test. Lucchi s’en rendit compte et esquissa un sourire.
— Bonjour, dit Raphaël en fixant les yeux bruns.
Lucchi était tout en muscles, vêtu d’un jeans bleu et d’un blouson de cuir marron. Son crâne était rasé.
— Merci Leroux, je vous libère, dit Lucchi.
L’agent les salua et sortit. Il se tourna vers Raphaël.
— Et si on commençait tout de suite ? Je dois auditionner un suspect, une saloperie de chauffard. On y va ?
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Ceux qui restaient à bord de l’Ulan Ude développaient leurs activités dans nombre de domaines lucratifs : prêt à usure, trafic d’armes et de véhicules volés, détournement, racket, fraude aux télécommunications, escroquerie aux assurances, extorsion de fonds.
La prostitution à elle seule, sous l’égide des proxénètes russes, albanais ou kosovars générait une recette de cent millions de dollars par jour. Mais le plus gros des revenus provenait de la drogue. Le marché était russe, allemand et surtout américain.
Sbarov présenta de multiples mécanismes de blanchiment, du compte offshore à l’achat pur et simple de banques. Investissements dans le secteur financier et immobilier, négoce, transport, extraction de pétrole et de minerais précieux. Des possibilités quasi infinies. Le principe étant d’organiser l’opacité dans un magma de sociétés, valeurs et fonds disparates. Les sociétés pouvant être propriétaires les unes des autres de façon à ce que les noms des possédants s’effacent devant la somme des appellations et la complexité du montage. En cas d’accord, les commissions consenties aux deux associés Rachovsky et Sbarov étaient purement vertigineuses.
Les derniers invités de l’Ulan Ude n’étaient pas des enfants de chœur. Montrer sa compétence est une chose, se faire respecter de tels individus en est une autre. Rachovsky prit la parole. Il avait organisé quelque chose en ce sens.
— Soyez certains que nous vous assurons une entière confidentialité, ainsi qu’un maximum de sécurité. Nos experts en cryptologie nous assistent de façon à garantir en permanence le secret des données transmises.
Deux hommes se placèrent derrière le fauteuil de Silitch.
— Cette connaissance aiguë nous permet également de nous assurer de la parfaite loyauté de nos collaborateurs, et cela quel que soit leur niveau de compétence.
Il pointa son regard sur Silitch. L’ingénieur en informatique était livide.
— Silitch, nous avons identifié le serveur sur lequel vous abritez l’ordinateur miroir de celui de Sbarov…
— Je… non…. Qu’est-ce que vous racontez ?
— Vous pensez, petite merde, être le seul hacker à travailler pour nous ? Vous avez injecté un cheval de Troie dans nos systèmes pour détourner des sommes à nos clients.
— Vous êtes fou !
La sueur coulait sur son col de chemise.
Sbarov lui posa alors un dossier sous le nez.
— Alexander Crichton a identifié le code source et mis à jour vos magouilles, Silitch !
— Crichton ? C’est absurde.
Nul n’osait bouger ou parler. Le regard de Sergueï Rachovsky brilla. Les spectateurs le virent sous un autre visage ; c’était ce qu’il voulait. Silitch lut la première page d’un air incrédule, puis se leva soudain comme pour s’enfuir. Le geste était insensé. Les deux hommes derrière lui l’immobilisèrent. D’un signe de Rachovsky, ils l’entraînèrent à l’extérieur du carré, l’emmenant par les escaliers vers l’étage inférieur, à la poupe du navire. Demeuré sur le pont supérieur, Rachovsky s’adressa à l’assemblée.
— Venez, messieurs ! Venez voir quel est le prix de la trahison !
En bas, les deux hommes avaient lâché Silitch. Les hélices projetaient une rivière d’écume à l’arrière. Sur le plancher en teck, côté bâbord, un grand jacuzzi bouillonnait. Suivant la poupe arrondie, un haut bastingage formait un ring de circonstance au bout duquel se tenait un colosse, cent vingt kilos de muscles pour deux mètres et sept centimètres : Oulov.
Torse nu, il portait un pantalon blanc. Un tatouage représentant un tigre de Sibérie recouvrait son dos. Oulov avait connu Rachovsky dans les geôles de l’extrême orient russe, et travaillait pour lui depuis. L’ancien lutteur, doté d’une force presque surhumaine, tuait sans scrupules du moment que ça payait bien.
Silitch était acculé, les hommes de main barrant l’escalier. D’un geste désespéré, il se jeta sur Oulov qui lui saisit le bras et le projeta sans difficulté. Silitch se releva en tenant son épaule meurtrie, et leva la tête vers le pont supérieur. Il défia l’assemblée.
— Je vous emmerde. Allez tous vous faire foutre !
Il s’approcha de son adversaire pour lui décocher une droite. Oulov évita le coup et saisit le bras, puis le souleva brutalement pour déboîter l’épaule. Silitch hurla. Oulov passa le bras droit autour de son cou et serra en se plaçant derrière lui. Il posa une énorme main gauche sur la tête de sa victime, puis leva son regard vers Rachovsky. Ce dernier regarda les hommes sur le pont supérieur. À sa grande satisfaction, il y lut suffisamment de terreur ou de dégoût. Il se tourna vers le géant et hocha brièvement la tête. Les vertèbres craquèrent. Oulov relâcha la prise, le corps sans vie s’effondra.
Un lourd silence se fit, puis Oulov marcha vers sa cabine. Deux hommes emmenèrent l’informaticien hors de vue de l’assemblée. Un troisième jeta son ordinateur à la mer. Fin de session.
Posant la main sur l’arrière du bras de Sbarov, Rachovsky s’adressa à ses hôtes.
— Où en étions-nous ?