Un salon d’entrée chez Judith.
LE JOSEPH, JEAN, LE PROPHÈTE, UN DOMESTIQUE.
Avant que le rideau se lève, on entend une sorte d’appel déchirant. Une voix d’homme, aiguë, qui crie : « Judith ! Judith ! » Au lever du rideau, des domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L’oncle de Judith
LE JOSEPH.
Dans l’escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à qui le trouve.
UN DOMESTIQUE.
On ne le trouvera pas.
LE JOSEPH.
Cherchez, mes amis. Il est sûrement là.
LE DOMESTIQUE.
Il est là, et il n’est pas là.
LE JOSEPH.
Qu’as-tu à raconter ?
LE DOMESTIQUE.
Sa voix est là, c’est évident. Son corps n’est pas là. C’est un fantôme qui appelle. À tous les carrefours, dans tous les bazars, on entend ce cri depuis hier. Ce sont les morts qui appellent ta nièce. Tout le monde le sait. Judith seule peut nous sauver, Judith, Judith !
Il a répété, malgré lui, l’intonation de l’appel. Les autres domestiques tressaillent.
LE JOSEPH.
Tais-toi… Vous n’avez rien trouvé, vous autres ?
LE DOMESTIQUE.
Rien.
Les domestiques sortent. Le Joseph regarde autour de lui, soupçonneux, puis sort aussi. A peine est-il sorti que la fenêtre s’ouvre doucement. Un homme paraît, à cheval sur la croisée. Il met ses mains en cornet devant sa bouche, et crie de la même voix stridente : « Judith ! Judith ! Sauvenous ! » Le Joseph et les domestiques surgissent. Mais déjà la fenêtre s’est refermée. Presque aussitôt on frappe violemment à la porte.
LE JOSEPH.
Qui est là ?
JEAN.
C’est moi, Jean. Ouvrez, Joseph. Je le tiens.
On ouvre. Jean, jeune officier, jette devant lui l’homme qui avait crié à la fenêtre.
JEAN.
Il sautait de la fenêtre. Je l’ai pris au vol. Nous allons apprendre à cette ignoble bouche à toucher certains noms… Qui es-tu ?
LE JOSEPH.
Il est sale et il sent mauvais… C’est sûrement un prophète…
UN DOMESTIQUE.
La ville en est pleine… Sur le chien mourant les poux, sur le peuple malade les prophètes.
JEAN.
Vas-tu parler ! Dis ton nom !
LE PROPHÈTE.
Se soulève comme s’il allait parler.
Judith ! Judith !
LE JOSEPH.
Ils sont tous ainsi. Cette nuit, pour rentrer, j’ai dû bousculer les mendiants endormis sous le porche. Ils ont crié : Judith ! L’excrément rêve de Judith… Bâillonnez-le…
JEAN.
Qu’il achève sa phrase ! Cela peut nous servir…
LE PROPHÈTE.
La plus belle de nos filles, la plus pure…
LE JOSEPH.
Oui, c’est toujours leur prétendue prophétie… La plus belle de nos filles, la plus pure doit se rendre chez Holopherne.
JEAN.
Et c’est Judith !
LE PROPHÈTE.
Judith ! Sauve-nous !
LE JOSEPH.
Le bâillon, et dans la cave !
Les domestiques emportent Le Prophète. Seul le premier reste là, debout.
LE JOSEPH.
Qu’as-tu, toi ?
LE DOMESTIQUE.
Que Judith nous sauve, maître !
Sur une menace de Le Joseph, il disparaît.
JEAN.
Judith n’est pas ici, j’espère ?
LE JOSEPH.
Elle est encore à l’hôpital, chez ses blessés… Je l’attends.
JEAN.
Tu l’as prévenue ?
LE JOSEPH.
De quoi ? Que sais-tu, toi ?
JEAN.
On la sacrifie. La décision est prise. C’est ce soir, c’est dans une heure que le conseil veut l’envoyer à Holopherne. Je précède le grand prêtre de quelques minutes. Il vient lui-même convaincre Judith.
LE JOSEPH.
Il me trouvera.
JEAN.
Que peux-tu contre lui ! Il a la ville entière. Tu es sorti cet après-midi ?
LE JOSEPH.
Je suis sorti.
JEAN.
Tu as vu sur toutes les vitres des boutiques, sur chaque piédestal de réverbère, gravée au diamant ou tracée au charbon, suivant les moyens de fortune de l’écrivain, cette phrase stupide sur la plus belle et la plus pure de nos filles séduisant Holopherne ?
LE JOSEPH.
Je l’ai vue.
JEAN.
Et sur chaque place, cet amalgame de vieillards hystériques, d’enfants à bec-de-lièvre et de femmes étoilées de lupus qui s’assemblent autour de chaque miracle en gestation, tu l’as entendu appeler sans répit Judith ?…
LE JOSEPH.
Écoute-les !…
On entend les cris : Judith !
D’autres nations mâchent la gomme. Aux Juifs, il faut toujours un nom propre à sucer. Leur admiration n’est qu’un prétexte à s’occuper des affaires des autres. Ils sont pieux pour pouvoir s’occuper des affaires de Dieu.
On entend crier : Judith !
JEAN.
Judith ! Judith ! Ce nom, qui a toujours désigné chez nous la fleur, le secret à son terme, tant de velours, tant de tendresse, écoute-les le marteler, l’aboyer, en faire pour l’éternité un appel de dureté, de stérilité… Ils sont des milliers derrière le grand rabbin… Que pourras-tu contre eux ?… Judith a vingt ans, d’ailleurs, elle est majeure.
LE JOSEPH.
Si Judith veut le recevoir, elle le recevra. Elle a de la défense et de la raison…
JEAN.
La seule raison, là où nous en sommes, affamés, à la veille du massacre, c’est le déraisonnable. En ce sens, l’invention des prêtres est logique. Eux ont raison.
LE JOSEPH.
C’est pour me dire cela que tu es venu ?
JEAN.
Je suis venu pour essayer de sauver Judith. Elle n’est pas là, tant mieux ; mais si les rabbins parviennent à la joindre, obtiens qu’elle ne décide rien avant de m’avoir vu… Je reviens dans l’heure et j’ai mon plan…
Il ouvre la porte principale.
Quel silence, tout d’un coup !… Ah ! c’est le cortège !… Quel sinistre silence ! Il crie Judith plus fort que leur vacarme ! Criez donc, imbéciles ! Judith ! Judith !
LE JOSEPH.
Va… Va…
Jean sort par une porte de côté.
JOACHIM, PAUL, LE JOSEPH
JOACHIM.
Ta nièce est là ?
LE JOSEPH.
Que lui veux-tu ?
PAUL.
Joachim est grand rabbin. Il peut s’approcher d’une petite Juive sans fournir d’explications.
LE JOSEPH.
Pas pour faire d’elle ce qu’il médite…
JOACHIM.
Que voulé-je faire d’elle ?
LE JOSEPH.
Une grande Juive, une héroïne : une femme hors de son destin, une déclassée.
JOACHIM.
Prends-t’en au peuple juif, qui s’est jeté sur la prophétie. Depuis trois jours, à défaut de pain, il en vit. Il n’y a plus un moment à perdre pour qu’elle s’accomplisse.
LE JOSEPH.
Tu es rabbin, je suis banquier, et tu oses me parler de prophéties. Parlons d’hystérie collective !
JOACHIM.
Et je dois croire que j’ai devant moi le seul lucide, sans doute ?
LE JOSEPH.
Si tu n’es pas le plus hypocrite, oui…
JOACHIM.
Et de ces yeux que rien ne brouille, tu vois évidemment notre ville libérée du siège et de la ruine, notre commerce en plein trafic, le peuple juif repu et gras ? Du seul nez juif raisonnable, tu aspires printemps et parfums ?
LE JOSEPH.
Je vois autour de moi la faim, la peste. Le moindre vent, du nord ou du sud, me rappelle qu’entre Holopherne et nous une armée de cadavres aussi nous assiège… Mais mon peuple se sauvant par des pratiques de sauvage, par l’infamie, je regrette, cela je ne le vois pas encore.
PAUL.
Que vois-tu donc alors, entre la famine d’aujourd’hui et le massacre sans merci de demain, où ta nièce sera aux prises non plus avec le chef, mais avec la brute ? Tu vois ce que la bourgeoisie et sa lâcheté appellent dans les calamités le miracle ? Tu vois nos morts se relever dans les tranchées en entendant crier : « Debout les morts ! », des anges combattre devant l’infanterie avec des épées lumineuses et incassables, et l’apoplexie ou le remords foudroyer à point le maréchal ennemi ? C’est ainsi sans doute, dans la banque, qu’on se représente l’issue à des situations sans remède ?
LE JOSEPH.
Si vous voulez. Attendons le miracle.
JOACHIM.
Le miracle n’est plus à venir, Joseph. Il est là. Le miracle est qu’au terme de son martyre cette ville, depuis deux mois aveugle et sourde, au seul nom de ta nièce, entend et voit. L’idée lui est venue de faire d’elle son chef. Tant mieux. Quand les plus terribles engrenages semblent vouloir se mordre pour toujours, seul un doigt d’enfant ou de femme peut se glisser entre eux et stopper la machine, le doigt de David, le doigt de Jahel, le doigt de Judith…
LE JOSEPH.
Laisse tranquilles les doigts de Judith…
JOACHIM.
Elle est ici ?
LE JOSEPH.
Un seul mot : pars avant qu’elle n’arrive.
PAUL.
La garde est là, Joseph.
JOACHIM.
Le peuple de la rue a choisi Judith, et, plus je songe à elle, plus je crois à Judith. Je la connais, ta nièce. Je l’observe depuis des années. Elle est belle, et elle le sait… Avoue que les miroirs ne manquent pas ici. Et elle sait le prix de la beauté. L’état-major est peuplé de soupirants qu’elle éconduit. Elle est riche, et elle entend ne pas négliger un seul des avantages ou une seule des joies que donne la fortune. À vingt ans elle a sa cour d’hommes de lettres et sa ferme modèle, son hôpital et ses collections. À la fin de chaque journée, elle a caressé de la main un étalon et un lépreux, des yeux une statue médiocre et un beau statuaire. Des sports et des talents, elle choisit peut-être trop volontiers ceux qui valent des succès et des succès de foule. Elle monte à cheval, et en garçon. Elle danse, et quelquefois dans un lieu public. Elle aime l’entrée brillante au théâtre, au restaurant, et maintenant dans ce harem sans danger qu’on nomme l’hôpital militaire. Je me suis jadis irrité de voir la mode coiffer ce beau cerveau, gonfler cette belle gorge… Aujourd’hui je m’en félicite, car dans ces imperfections la main de Dieu va trouver les poignées pour la prendre…
LE JOSEPH.
Laisse tranquille la gorge de Judith…
JOACHIM.
Et que dit-elle, elle-même, de ce choix ?
LE JOSEPH.
Nous avons d’autres sujets de conversation.
PAUL.
Mais… elle sait ?
LE JOSEPH.
Comment ne saurait-elle pas ? Notre maison est plus assiégée que nos remparts… Les offrandes, les bouquets la remplissent. À mesure que disparaît une de nos denrées ou un de nos régiments, il naît pour Judith dans la ville une nouvelle variété de fleurs… Nous en sommes aux orchidées, aujourd’hui… Évidemment, elle sait !
JOACHIM.
Sa vie en est modifiée ? Sa toilette ? Ses repas ? Quel est ce parfum ? Cela sent bon chez toi. Elle écrit, le soir, dans sa chambre ? Elle reçoit Jean ou Uzra à la nuit tombante et donne son portrait ? Ce passage de l’humain au héros, qui s’effectue toujours par le don de menus cadeaux à des amis et à l’aide de quelques pressions physiques sur des proches, il s’opère naturellement ? Elle embrasse Jean ? Toi, l’oncle, elle t’a pris dans ses bras, sous le prétexte de brosser ton col ou d’ajuster ta raie et t’a pressé sur elle, cependant que tu pestais contre Dieu dans cet endroit déjà sacré ?
LE JOSEPH.
Sacré ? Pourquoi sacré ? J’espère bien que ce lieu ne sera jamais sacré ! C’est le salon où mon père a eu sa première attaque, où Judith rassemblait ses poupées et a perdu sa première dent, où sa mère a eu le premier malaise de sa grossesse… On y mange, on y pleure, on y crache. Tiens, j’y crache ! Sa sainteté est d’être un lieu humain, et non sacré…
JOACHIM.
C’est à Judith de décider de cette vertu, non à toi…
LE JOSEPH.
Elle décidera demain, si elle veut. Ce soir elle est en lieu sûr.
PAUL.
Je l’ai envoyé chercher de ta part… La voilà…
JUDITH, JOACHIM, PAUL, LE PETIT JOSEPH, LE PETIT JACOB.
JUDITH.
Salut, Joachim. Bonsoir, mon oncle… Tu as du pain pour le petit Jacob ? Je l’ai cueilli dans l’escalier. Regarde-le. Il meurt de faim.
LE PETIT JACOB.
Je ne veux pas de pain.
JUDITH.
Que veux-tu alors, mon petit ?
LE PETIT JACOB.
Je veux que la plus belle et la plus pure de nos filles se rende au camp d’Holopherne.
JUDITH.
Très bien. Tu sais très bien ta leçon. Et qu’est-ce qu’elle y fera, au camp d’Holopherne ?
LE PETIT JACOB.
Je ne sais pas.
JUDITH.
Elle lui coupera le cou ? Elle dansera avec lui ?
LE PETIT JACOB.
Je ne sais pas.
JUDITH.
Tu es gentil ! Et tu ne mangeras pas de pain avant ?
LE PETIT JACOB.
Je ne mangerai pas de pain avant.
JUDITH.
Et de la viande, est-ce que tu en mangeras ?
LE PETIT JACOB.
De la viande ? De la viande ?
JUDITH.
Mon oncle, donne-lui la boîte de conserve…
LE JOSEPH.
Maintenant, file…
Le Petit Jacob s’en va.
JUDITH.
Cher petit oncle, ne t’emporte pas. Il répète ce qu’on lui apprend à l’école… Calme-toi… Jusqu’à ce pauvre cheveu blanc qui se révolte !… Là… Laisse-moi t’embrasser un peu… Ne te dérobe pas… Je suis sûre que le grand rabbin nous permet cette petite scène de famille… Elle est trop juive pour lui déplaire… Et maintenant, veux-tu, laisse-nous !
LE JOSEPH.
Méfie-toi de Joachim, ma petite Judith, je t’en supplie…
JOACHIM.
Il n’y a pas de Joachim, ici. Il y a Dieu…
LE JOSEPH.
Méfie-toi de Dieu, Judith…
Sort Le Joseph.
JUDITH, PAUL, JOACHIM.
JOACHIM.
En effet, Judith, Dieu est ici.
JUDITH.
Eh bien ! j’ai grand-peur qu’il ne se trompe de maison, cher Joachim.
JOACHIM.
Moins de façons. La prophétie a dit : la plus belle et la plus pure. Elle ne dit pas la plus modeste.
JUDITH.
Dit-elle la plus frivole, la plus coquette, la plus changeante ? Je suis tout cela aussi. Croyez-moi. Mes chevaux et mes robes abusent la foule. Il ne s’agit pas aujourd’hui de prix de beauté.
JOACHIM.
Si tu en connais de plus dignes, nomme-les.
JUDITH.
Désigner une amie pour une aventure aussi douteuse, ce serait assez lâche. D’ailleurs, dénonce-t-on la pureté, l’éclat ?
JOACHIM.
Au monde aveugle, oui, et à l’œil étincelant de Dieu. J’attends les noms.
JUDITH.
Toute femme sera belle et pure, quels que soient son visage et son corps, qui aura cette audace. C’est ce que les prophéties ont voulu dire.
JOACHIM.
J’ai peur que non, Judith. La lettre de nos livres est implacable… Notre Dieu n’est pas un dieu grec. Il ne parle point par rébus et par calembour. Il appelle chaque être par son nom et par ses entrailles, et l’hermine, et le bouc.
JUDITH.
C’est curieux. Je ne l’entends pas encore nommer Judith.
JOACHIM.
L’entends-tu nommer Marthe, Ruth, Esther, ou toute autre de tes camarades ? Depuis des semaines, je les scrute une par une, en maquignon. De ces beautés et de ces vertus sans tache, je connais maintenant les rides, les amants, les gencives. Peu de sourires chez elles, qui ne dévoilent un scorbut. Toi, montre-moi une dent qui ne soit pas éclatante.
JUDITH.
Alors cherchez dans les classes plus modestes, chez les petits fonctionnaires, par exemple : les ongles sans envie et la virginité y abondent.
JOACHIM.
Judith !
JUDITH.
Ou chez les ouvriers. Soyez plus démocrate… Vous vous entêtez à croire que Dieu réserve aux familles dirigeantes l’héroïsme et la sainteté. Notre histoire devient un dictionnaire mondain. C’est un fils d’armateur qui a tué Goliath, un neveu de banquier qui a arrêté le soleil… Ce qui reste à accomplir d’exploits dans notre peuple, il serait équitable vraiment de le passer, non à la naissance et à l’or, mais à quelqu’une de ces tribus encore anonymes qui végètent entre les élues. Donnez une chance aux Lévy.
FIN DE L’EXTRAIT
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