Préface des Éditions de Londres

« La conquête du pain » est un essai de Pierre Kropotkine publié en 1892. « La conquête du pain » est la compilation d’une série d’articles publiés principalement dans « Le Révolté » et « La Révolte ». Bien que le résultat d’une compilation, « La conquête du pain » est un ouvrage homogène, et qui offre au lecteur l’une des meilleures représentations de la pensée anarcho-communiste de Kropotkine.

« La conquête du pain » expose les principaux thèmes de la pensée de Kropotkine : le capitalisme, comme le féodalisme autrefois, est destructeur et conduit à l’exploitation, l’appauvrissement et la misère physique et morale de la partie exploitée de la population, par la minorité qui exploite grâce à sa mainmise sur le pouvoir et les richesses, mainmise immorale sanctifiée par les lois. Le renversement de ce système inique passe par la Révolution, conduisant à la reconstruction d’une nouvelle société, fondée sur l’entraide, la décentralisation du pouvoir et des richesses, la communauté de biens.

La critique du capitalisme par Kropotkine

Plutôt que faire une exégèse de la pensée de Kropotkine, laquelle se trouve assez bien résumée dans « La conquête du pain », nous nous contenterons d’en montrer les spécificités. Pour des articles plus détaillés sur les principaux thèmes abordés par Kropotkine à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, nous vous encourageons à lire les préfaces des différents essais déjà publiés aux Éditions de Londres.

Au départ de la pensée de Kropotkine, il y a un constat : la mauvaise répartition des biens et des richesses parmi les hommes. L’originalité de sa pensée par rapport à celle des marxistes par exemple, c’est qu’il voit le capitalisme s’inscrire dans une continuité du féodalisme, et remet souvent en question la notion de progrès humain depuis le moyen-âge. Ainsi, il s’en prend au système féodal :

« Nous crions contre le baron féodal qui ne permettait pas au cultivateur de toucher à la terre, à moins de lui abandonner le quart de sa moisson. Nous appelons cela l’époque barbare. Mais, si les formes ont changé les relations sont restées les mêmes. Et le travailleur accepte, sous le nom de contrat libre, des obligations féodales… »

Il continue :

« Il résulte de cet état des choses que toute notre production se dirige à contre-sens. L’entreprise ne s’émeut guère des besoins de la société : son unique but est d’augmenter les bénéfices de l’entrepreneur. De là, les fluctuations continuelles de l’industrie, les crises à l’état chronique- chacune d’elles jetant sur le pavé des travailleurs par centaines de mille. »

 

La suite rejoint l’analyse marxiste :

« Les ouvriers ne pouvant acheter avec leurs salaires les richesses qu’ils ont produites, l’industrie cherche des marches au dehors, parmi les accapareurs des autres nations. En Orient, en Afrique, n’importe où, Egypte, Tonkin, Congo, l’Européen, dans ces conditions, doit accroitre le nombre de ses serfs. […] Et les guerres – la guerre en permanence- doivent éclater pour le droit de primer sur les marchés… »

On a ici l’analyse marxiste et l’analyse de Lénine sur l’Impérialisme.

Kropotkine fait parfois état d’une grande connaissance des théories économiques et d’un grand discernement des mécanismes qui sont à l’œuvre :

«…contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise –Malthus-, l’homme accroit sa force de production bien plus rapidement qu’il ne se multiplie lui-même. Plus les hommes sont serrés sur un territoire, plus rapide est le progrès de leurs forces productrices. »

Kropotkine a compris avant tout le monde ( ?) l’importance d’appréhender l’espace en économie politique.

Il critique la théorie marxiste de toujours plus grande concentration en de moins en moins de mains, et explique que le capital peut se concentrer de façon concomitante à une augmentation du nombre des oisifs vivant au dépendant d’autrui : visionnaire, il a déjà anticipé les cohortes de gens payés à ne pas faire grand-chose dans les belles administrations et les beaux sièges des « corporates ».

En le lisant, on comprend que le chômage est loin d’être un phénomène nouveau : « il y a en permanence une population d’environ deux millions d’individus qui demandent du travail, mais auquel ce travail est refusé. »

Il dénonce le gaspillage de l’Etat qui a intérêt à maintenir ce système d’exploitation en place : «les millions payés aux fonctionnaires de tout acabit dont la mission est de maintenir le droit des minorités à gouverner la vie économique de la nation ; les millions dépensés pour les juges, les prisons, les gendarmes et tout l’attirail de ce que l’on nomme justice, tandis qu’il suffit, on le sait, d’alléger tant soit peu la misère des grandes villes, pour que la criminalité diminue dans des proportions considérables. »

Là ou il nous semble moins réaliste, c’est quand il prône la fin de la propriété privée : Toute société qui aura rompu avec la propriété privée sera forcée, selon nous, de s’organiser en communisme anarchiste. »

Il rappelle l’expérience des communes du Moyen-Age : « De que les communes du Xe, XIe, XIIe siècles eurent réussi à s’émanciper du seigneur laïque ou religieux, elles donnèrent immédiatement une grande extension au travail en commun, à la consommation en commun. La cité- non pas les particuliers- affrétait des navires et expédiait ses caravanes pour le commerce lointain dont le bénéfice revenait à tous, non aux individus. »

Une société sans Etat ?

L’endoctrinement dure depuis des siècles ; c’est la différence principale entre Kropotkine et les Marxistes : « Tous, nous avons été nourris de préjugés sur les fonctions providentielles de l’Etat. Toute notre éducation, depuis l’enseignement des traditions romaines jusqu’au code de Byzance que l’on étudie sous le nom de droit romain, et les sciences diverses professées dans les universités, nous habituent à croire au gouvernement et aux vertus de l’Etat-Providence. »

On peut se demander : à qui profite le crime ? Et Kropotkine annonce la couleur :

« Une société fondée sur le servage pouvait s’arranger de la monarchie absolue : une société basée sur le salariat et l’exploitation des masses par les détenteurs du capital s’accommodait du parlementarisme. Mais une société libre, rentrant en possession de l’héritage commun, devra chercher dans le libre groupement et la libre fédération des groupes une organisation nouvelle… »

Il fait une critique très originale de la ville moderne : « Quand un sculpteur grec ciselait son marbre, il cherchait à rendre l’esprit et le cœur de la cité. Toutes ses passions, toutes ses traditions de gloire devaient revivre dans l’œuvre. Mais aujourd’hui, la cité une a cessé d’exister. Plus de communions d’idées. La ville n’est qu’un ramassis occasionnel de gens qui ne se connaissent pas, qui n’ont aucun intérêt général, sauf celui de s’enrichir aux dépens les uns des autres ; la patrie n’existe pas… Quelle patrie peut avoir en commun le banquier international et le chiffonnier ? »

Comme souvent avec Kropotkine, il développe une utopie d’un passé – âge d’or : « Mais nous avons toutes les peines du monde à reconstituer la vie d’une cité du Moyen-Age, à connaitre le mécanisme de cet immense commerce d’échange qui se faisait entre les villes hanséatiques, ou bien à savoir comment la cité de Rouen a bâti sa cathédrale. »

Sa vision du régime parlementaire : « Elaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté, consacrer en même temps et accroître sa domination sur les travailleurs, le système parlementaire est la forme, par excellence, du régime bourgeois. […] Par le régime parlementaire, la bourgeoisie a simplement cherché à opposer une digue à la royauté, sans donner la liberté au peuple. »

Il prône une économie sur la compréhension des mécanismes de consommation, et non pas de production, précédant ainsi les analyses « de gauche » s’opposant au marxisme. « Depuis Adam Smith jusqu’à Marx, tous ont procédé de cette façon. Dans la deuxième ou la troisième partie de son ouvrage seulement, il traitera de la consommation… »

Il annonce déjà la division internationale du travail et le développement du tiers-monde : « La colonie faisant concurrence à la métropole par ses produits manufacturés, voilà le phénomène déterminant de l’économie du dix-neuvième siècle. »

Il décrit la tendance naturelle de l’Etat à augmenter les impôts, préfigurant Illich : « les impôts, que l’Etat s’empressera encore d’élever si les prix montent. »

Sur la fin de l’ouvrage, conscient (ou non) de ses contradictions, Kropotkine s’égare un peu dans ses louanges sur le retour à la terre, qui nous semble contredire sa foi fondamentale en la cité du Moyen-Âge. Comme beaucoup d’hommes de gauche ou d’anarchistes, comprend-il vraiment la campagne aussi bien qu’il le croit ?

© 2015 - Les Editions de Londres