Biographie de l’Auteur

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Charles Pierre Péguy, né à Orléans le 7 Janvier 1873, meurt le 5 Septembre 1914 à Villeroy, dans les premiers jours de la Première Guerre Mondiale. Personnage fascinant, dont on connait beaucoup le nom mais peu l’œuvre, il continue à intriguer de par ses textes, ses idées, ses positions politiques, qui aujourd’hui seraient vues par nos penseurs obligatoires comme « contradictoires ». C’est un poète et essayiste français.

Brève biographie

Péguy nait en 1873 à Orléans au sein d’une famille humble. Sa mère rempaille les chaises. Son père menuisier meurt d’un cancer de l’estomac quand Charles n’a que dix mois. L’enfance de Péguy, élevé par une mère seule, qui se sacrifie pour son fils, construira son système de valeurs, fondé sur l’honneur, le travail bien fait, le respect, les valeurs éternelles d’une certaine France. Elève brillant à l’école primaire, le directeur de l’école Normale, Théodore Naudy, le remarque et le fait entrer au lycée à Orléans. Il est studieux, est fort influencé par la poésie de Hugo. Il passe son Baccalauréat, entre à l’Ecole Normale Supérieure. Pourtant de forte culture chrétienne, il devient anticlérical. Au cours de ses études, il est très influencé par ses illustres professeurs, Romain Rolland et Henri Bergson. En 1897, il épouse Charlotte-Françoise Baudouin. Ils auront quatre enfants. Il fonde la libraire Bellais, lieu de ses activités dreyfusardes. Il échoue à l’agrégation de philosophie et se lance dans l’écriture. Sa librairie fait faillite, et il fonde une revue littéraire, les « Cahiers de la Quinzaine ».

Il retourne progressivement au Catholicisme. Comme il le dit lui-même, il retrouve la foi, et devient mystique, ce qui lui inspire en 1910 « Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc ». Sa foi mystique fait douter tous les camps. Vu comme trop passionné par les catholiques, il critique l’Eglise, acquise à la droite et aux bourgeois, et les socialistes, en raison de leur anticléricalisme.

Les idées et prises de position politiques

Il se pense d’abord comme socialiste, mais son socialisme n’a rien à voir avec l’héritier du Marxisme ; ce serait presque un socialisme chrétien, un rêve de société fraternelle fondée sur le respect, l’équité et un amour des uns pour les autres.

Au moment où éclate l’affaire Dreyfus, il est résolument dreyfusard. Très hostile aux antisémites qui abondent à l’époque, ce combat marquera sa vie.

Il s’engage aussi pour la cause arménienne au moment du génocide.

D’abord admirateur de Jaurès, il écrit en 1913 dans le Petit Journal qu’il faudra le fusiller dès que la guerre sera déclarée. Bon, pas très fraternel, c’est sûr. Et il est probable que les socialistes qui lisent ne lui ont pas pardonné que l’on appelle ainsi au meurtre de leur icône. La façon dont il justifie son hostilité envers le Parti Socialiste (après s’être senti socialiste dans sa jeunesse) a en revanche de troublants parfums d’actualité : « le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l’outil. Pour ne point parler ici de la désertion militaire […] Ce sont eux qui ont fait croire au peuple que c’était cela le socialisme et que c’était cela la révolution. »

Autre débat intéressant et o combien d’actualité, sa vision de la France. Pour lui, la France n’a rien à voir avec la France de Mélenchon, simple communauté juridique dont on cherche à gommer l’héritage ou les héritages au nom d’un universalisme parfois associé à un multiculturalisme. La France de Péguy est une entité éternelle associée à une terre, et imprégnée de culture judéo-chrétienne et gréco-romaine. Rien de plus évident, car le nier c’est nier l’histoire, ce qui est aujourd’hui acceptable au nom d’une morale supérieure à la réalité. Au passage, dire que la France est une terre de culture judéo-chrétienne et gréco-romaine, c’est aussi réduire un peu l’histoire, c’est atténuer le fonds celte et le fonds germanique. Reconnaitre l’histoire ce n’est pas admettre que cette France là est éternelle. En revanche, nier que cette France existe, que c’est celle du passé et celle du présent, c’est refuser la réalité historique. Qu’aurait dit Péguy de nos jours face à certains des débats surréalistes qui font rage sur le petit (ou grand) écran. Nous ne pouvons que le supputer. C’est assez évident. On l’aurait rangé parmi les Frontistes et ultra-catholiques. Eh oui, c’est cela la plèbe de nos jours, un peuple daltonien qui ne voit pas les nuances ou les couleurs. Lui le Dreyfusard, lui qui se battit en duel contre des antisémites, lui qui admira la Commune, lui qui mourut pour la France, il aurait été rangé par les petits scribouillards qui dominent l’actualité aux oubliettes des fachos.

Voici ce que dit Péguy, brûlant d’actualité, à une époque où l’Europe de l’Ouest, seule entre toutes, cherche à évacuer son fonds culturel et à nier ses racines au nom d’un universalisme vertueux : « Je ne veux pas que l’autre soit le même, je veux que l’autre soit autre. C’est à Babel qu’était la confusion, dit Dieu, cette fois que l’homme voulut faire le malin. »

L’incompréhension moderne

Le progressisme de Péguy, qui souhaite une société fraternelle, fondée sur le respect, la fraternité, et des valeurs éternelles définissant l’âme et la nation françaises, ce progressisme ressemble bien à un fort traditionalisme et conservatisme. Sans nul doute. Il suffit de lire des pages de L’argent pour s’en rendre compte. Et pourtant. A-t-on déjà vu des traditionnalistes ou conservateurs mystiques ou illuminés, ou qui pleurent à l’évocation du martyre de Jeanne d’Arc ? Des conservateurs, donc des gens de droite dans la terminologie usuelle, qui embrassent les milieux populaires, qui sont prêts à mourir pour la France plutôt que d’envoyer mourir les autres. Des militaires à particules ? Alors, connait-on beaucoup de militaires à particules nés dans un foyer où l’on rempaillait les chaises, des militaires à particules qui combattent en duel celui qui insulta leur ami juif, en 1897, une époque où l’antisémitisme était généralisé, pas généralisé à certains milieux comme de nos jours, à savoir sympathisants d’extrême droite, ou familles des ghettos urbains ?

Alors, le nom de Péguy est encore terni par la récupération du régime de Vichy. Il est encore associé au courant nationaliste et catholique, avec toute sa signification d’intolérance, religieuse, sociale, volonté de figer la société en castes distinctes et que rien ne rapproche si ce n’est le drapeau et la langue. Péguy n’a rien à voir avec cela. Le critiquer sans l’avoir lu fait partie de la panoplie des gens de gauche. Rien de plus ringard ou « catho » que de dire que l’on aime ou que l’on lit Péguy. Rien de plus absurde que de laisser dire de telles choses. Ce genre de jugement par ceux qui croient tout savoir, qui croient juger tous et toutes, c’est une dénégation de la liberté de pensée, pour laquelle on a fait une Révolution. Finalement, refuser à Péguy sa mémoire et l’espace public, c’est nier les idéaux de la Révolution.

L’œuvre de Péguy

Le problème de Péguy, c’est qu’on en parle trop et qu’on ne le lit pas assez. Nous vivons à une époque curieuse où les écrivains sont des marques avant d’être des écrivains. Lorsque l’on est lisse, on a déjà joui du plaisir de lire son auteur favori par anticipation. Lorsque l’on est polémique ou clivant, on lit comme on converserait avec l’auteur sur le plateau télé il vient de nous balancer une de ses saillies, nous émouvoir, dire des choses bien morales qui ont mérité les applaudissements (on n’applaudit qu’au plat sur les plateaux télé, pour que le son passe mieux, me suis-je laissé dire).

On parle trop de Péguy. Ce qu’il faut, c’est le lire. Lire « Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc », « Le Porche Mystère de la deuxième vertu », « La tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc », « La Tapisserie de Notre-Dame », ou encore ses essais : « L’Argent », « De la raison », « Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne »…

©2016-Les Éditions de Londres

L’ARGENT

L’auteur de ce cahier, – du cahier qui vient, du cahier dont celui-ci n’est que l’avant-propos (septième cahier de la XIVe série), – est l’homme à qui je dois le plus. J’étais un petit garçon de huit ans, perdu dans une excellente école primaire, quand M. Naudy fut nommé directeur de l’École normale du Loiret.

Rien n’est mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l’homme au seuil de toute vie. Tout est joué avant que nous ayons douze ans. Vingt ans, trente ans d’un travail acharné, toute une vie de labeur ne fera pas, ne défera pas ce qui a été fait, ce qui a été défait une fois pour toutes, avant nous, sans nous, pour nous, contre nous.

Dans toute vie il y a de ces quelques recroisements, toute vie est commandée par un très petit nombre de ces certains recroisements ; rien ne se fait sans eux ; rien ne se fait que par eux ; et le premier de tous commande tous les autres et directement et par eux tout le reste.

C’était le temps des folies scolaires. Les réactionnaires nommaient folies scolaires, dans ce temps-là, de fort honnêtes constructions, en briques ou en pierres de taille, où on apprenait à lire aux enfants. Ces folies scolaires étaient commises par l’État, par les départements, par les communes ; et quelquefois par un généreux donateur. C’étaient généralement des maisons fort propres, et qui en tout cas valaient beaucoup mieux pour les enfants que la boue du ruisseau. Et que le ruisseau de la rue. Il faut avouer que dans ce temps-là, elles, (ces folies scolaires), avaient en effet l’air un peu insolent. Non point parce qu’elles étaient somptueuses. On mettait ça dans les journaux, qu’elles étaient somptueuses. Elles étaient simplement propres ; et décentes. Mais parce qu’elles étaient un peu trop voyantes. Elles avaient poussé un peu trop partout à la fois. Et peut-être un peu trop vite. On les avait trop mis en même temps. Et celles qu’on voyait, on les voyait trop. Elles étaient trop blanches, trop rouges, trop neuves. Quarante ans sont passés sur ces coins de la terre. Un simple voyage à Orléans vous convaincrait sans peine qu’aujourd’hui tous ces bâtiments scolaires sont comme nous : ils ne sont pas trop voyants.

Par quel recroisement fallut-il que ce fût dans le vieux faubourg, à trois ou quatre cents mètres de la maison de ma mère, peut-être à moins, car j’avais les jambes courtes, qu’on venait d’achever ce palais scolaire qu’était alors l’École normale des instituteurs du Loiret. À sept ans on me mit à l’école. Je n’étais pas près d’en sortir. Mais enfin ce n’était pas tout à fait de ma faute. Et les suites non plus ne furent sans doute point tout à fait de ma faute.

On me mit à l’École normale. Ce ne devait pas être la dernière fois. Cela signifiait cette fois-là qu’on me fit entrer dans cette jolie petite école annexe qui demeurait dans un coin de la première cour de l’École normale, à droite en entrant, comme une espèce de nid rectangulaire, administratif, solennel et doux. Cette petite école annexe avait naturellement un directeur à elle, qu’il fallait se garder de confondre avec le directeur de l’École normale elle-même. Mon directeur fut M. Fautras. Je le vois encore d’ici. C’était un grand gouvernement. Il avait été prisonnier en Allemagne pendant la guerre. Il revenait de loin. Cela lui conférait un lustre sévère, une grandeur dont nous n’avons plus aucune idée. C’est dans cette même école que je devais rencontrer quelques années plus tard le véritable maître de tous mes commencements, le plus doux, le plus patient, le plus noble, le plus courtois, le plus aimé, M. Tonnelat.

Si nous vivons assez pour atteindre à l’âge des confessions, si tant d’entreprises commencées de toutes mains nous laissent l’espace de mettre par écrit un monde que nous avons connu, j’essaierai de représenter un peu ce qu’était vers 1880 cet admirable monde de l’enseignement primaire. Plus généralement j’essaierai de représenter ce qu’était alors tout cet admirable monde ouvrier et paysan, disons-le d’un mot, tout cet admirable peuple.

C’était rigoureusement l’ancienne France et le peuple de l’ancienne France. C’était un monde à qui appliquer ce beau nom, ce beau mot de peuple recevait sa pleine, son antique application. Quand on dit le peuple, aujourd’hui, on fait de la littérature, et même une des plus basses, de la littérature électorale, politique, parlementaire. Il n’y a plus de peuple. Tout le monde est bourgeois. Puisque tout le monde lit son journal. Le peu qui restait de l’ancienne ou plutôt des anciennes aristocraties est devenu une basse bourgeoisie. L’ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d’argent. L’ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d’argent. Quant aux ouvriers ils n’ont plus qu’une idée, c’est de devenir des bourgeois. C’est même ce qu’ils nomment devenir socialistes. Il n’y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans.

Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. On peut même dire qu’il en a participé entièrement, car l’ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.

Nous essaierons de le dire : Nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connue intacte. Nous en avons été enfants. Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un. Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l’ancienne France et aujourd’hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras n’est pas pour un atome un homme de l’ancienne France.

Nous essaierons, si nous le pouvons, de représenter cela. Une femme fort intelligente, et qui se dirige allègrement vers ses septante et quelques années disait : Le monde a moins changé pendant mes soixante premières années qu’il n’a changé depuis dix ans. Il faut aller plus loin. Il faut dire avec elle, il faut dire au-delà d’elle : Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans. Il y a eu l’âge antique, (et biblique). Il y a eu l’âge chrétien. Il y a l’âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité, (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n’était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres-penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d’aujourd’hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle.

C’est pour cela que l’on est exposé à être extrêmement injuste envers Michelet et tous ceux de sa race, et ce qui est encore peut-être plus grave à être extrêmement inentendant de Michelet et de tous ceux de sa race. À en être inintelligent. Quand aujourd’hui on dit le peuple, en effet on fait une figure, et même une assez pauvre figure, et même une figure tout à fait vaine, je veux dire une figure où on ne peut rien mettre du tout dedans. Et en outre une figure politique, et une figure parlementaire. Mais quand Michelet et ceux de sa race parlaient du peuple, c’est eux qui étaient dans la réalité même, c’est eux qui parlaient d’un être et qui avaient connu cet être. Or cet être-là, ce peuple, c’est celui que nous aussi nous avons connu, c’est celui où nous avons été élevés. C’est celui que nous avons connu encore dans son plein fonctionnement, dans toute sa vie, dans toute sa race, dans tout son beau libre jeu. Et rien ne faisait prévoir ; et il semblait que cela ne dût jamais finir. Dix ans après il n’y avait plus rien. Le peuple s’était acharné à tuer le peuple, presque instantanément, à supprimer l’être même du peuple, un peu comme la famille d’Orléans, un peu moins instantanément peut-être, s’est acharnée à tuer le roi. D’ailleurs tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république.

Voilà ce qu’il faudrait marquer dans des Confessions. Et tâcher de le faire voir. Et tâcher de le faire entendre. D’autant plus exactement, d’autant plus précieusement, et si nous le pouvons d’autant plus uniquement que l’on ne reverra jamais cela. Il y a des innocences qui ne se recouvrent pas. Il y a des ignorances qui tombent absolument. Il y a des irréversibles dans la vie des peuples comme dans la vie des hommes. Rome n’est jamais redevenue des cabanes de paille. Non seulement, dans l’ensemble, tout est irréversible. Mais il y a des âges, des irréversibles propres.

Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent ; se tuent.

De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps-là.) Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.

On ne saura jamais jusqu’où allaient la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d’aujourd’hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. À onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre-penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au moyen-âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.

Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l’histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire.

Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan.

FIN DE L’EXTRAIT

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