La date de la composition du Pédant joué est à peu près fixée, on peut la placer dans les derniers mois de l'année 1645 ou au début de 1646. Cette pièce était achevée et connue bien avant 1649, il en est question dans Le Parasite mormon, satire contre Pierre de Montmaur attribuée à l'abbé La Mollie Le Yayer par l'abbé de Marolles, et à Ch. Sorel par M. Emile Hoy. C'est certainement l'abbé La Mothe Le Vayer fils, l'ami de Cyrano, qui a écrit le passage suivant auquel nous venons de faire allusion :
« Ha ! croyez-vous de bonne foi que le Don Quichot, le Berger extravagant, les Visionnaires, la Gigantomachie et Le Pédant joué aient moins acquis de gloire à leurs auteurs que pourroient avoir fait les Ouvrages les plus sérieux de la philosophie ? Non, non. »
Le Pédant joué n'est pas, comme on l'a cru jusqu'ici, une comédie dont le plan appartient en propre à Cyrano — cet ennemi des plagiaires— mais bien, comme l'a indiqué M. Emile Roy, l'adaptation d'une petite pièce de Lope de Vega, publiée en 1644 : L'Enlèvement d'Hélène dont voici le scénario :
« Un médecin très avare est père d'une jolie fille, aimée de l'étudiant Paez, Il permet aux deux amoureux de représenter devant lui, le jour de sa fête, une comédie : L'Enlèvement d’Hélène. Paez invite sa partenaire à le suivre sur son vaisseau ; comme Hélène préfère une voiture, il en ramène une de chez le loueur, y monte avec elle et se sauve avec la caisse du médecin. Celui-ci les rattrape dans une auberge et accepte en maugréant les faits accomplis ».
Inutile, dit M. Emile Roy, d'indiquer les rapprochements, tout l'essentiel de la comédie de Cyrano est là.
Quant aux personnages on ne peut accepter les identifications de P. Lacroix. Sauf Granger qui est sans doute Jean Grangier, principal du collège de Beauvais, les autres noms choisis par Cyrano n'ont aucune signification. Il n'a jamais pu avoir la pensée de représenter dans le matamore Chasteaufort l'ancien capitaine de la compagnie des gardes où il avait pris du service, pas plus que Corbinolli n'a le moindre rapport avec le compilateur des Sentiments d'Amour (1665) et des Extraits des plus beaux endroits des plus célèbres auteurs de ce temps.
« LE PÉDANT JOUÉ» A-T-IL ÉTÉ REPRÉSENTÉ
Le Pédant joué a-t-il été représenté au XVIIème siècle ? Toutes les présomptions militent en faveur d'une réponse négative. La Mort d'Agrippine est dédiée au duc d'Arpajon ; elle a eu les honneurs d'une impression séparée avec frontispice ; Le Pédant joué, an contraire, n'a pas d'épitre laudative, c'est-à-dire qu'aucun notable personnage n'a été intéressé à son sort ; il se cache modestement, à la suite des Lettres, dans le volume des Oeuvres diverses de 1654, et on sait que les pièces qui ne devaient pas affronter les feux de la rampe étaient toujours imprimées de la sorte. Le scandale de la représentation de La Mort d'Agrippine - elle avait valu à son auteur la réputation d'athée ou de fou — n'était pas fait pour inciter les comédiens à offrir immédiatement au public un second échantillon du talent de Cyrano ; comme auteur dramatique, il s'était trouvé disqualifié du coup. De plus, la façon dont parle, dès 1650, l'abbé La Mothe Le Vayer du Pédant joué en le mettant, on l'a vu, au même rang que le Don Quichotte de Cervantes, le Berger extravagant de Ch. Sorel et la Gigantomachie de Scarron, laisse à penser que cette comédie n'avait pus encore paru sur la scène. Il est même probable que l'abbé Le Vayer a fait là tout simplement une amabilité à Cyrano. L'amitié est coutumière de ces coups d'encensoir ! Il nous parait également impossible que Molière ait osé introduire dans Les Fourberies de Scapin la scène « de la galère d'un Turc» si elle était connue du public de l'Hôtel Guénégaud ou de l'Hôtel de Bourgogne. Enfin en 1671 l'avocat Gabriel Guéret regrette que quarante vers libertins aient empêché La Mort d'Agrippine de tenir longtemps l'affiche, sans mentionner Le Pédant joué dont il aurait certainement rappelé le succès.
Mais ce qui ne s'était pas réalisé au XVIIème siècle devait l'être deux cent quarante-cinq ans plus tard, et cela grâce au Cyrano de M. Rostand, non en France mais en Amérique, comme le prouve la publication suivante :
« Le Pédant Joué », comedy by Cyrano de Bergerac. With a life of Cyrano by H. B.Stanton (H. U. 1900). And a preface by Professor Ferdinand Bôcher. Published under the auspice of the Cercle français of Harvard University Boston, Jean de Peiffer, 175, Tremont Street, 1899. In-8. Titre, 4 pp. chiff." 40 pp. chiff., 2 fl., puis. Le Pédant joué Adaptée en trois actes et avec ballets pour la treizième représentation annuelle du Cercle français de l'Univertité de Harvard par M. C.-H.-L.-N. Bernard, Membre du corps enseignant de « Massachusetts Institute of Technology» Boston. 1899, 80 pp. chiff.
Il est vrai que cette édition a été expurgée des obscénités qui trahissaient le libertin !
« LE PÉDANTJOUÉ » ET MOLIÈRE
La question du plagiat de Molière, qui aurait pris au Pédant joué la scène dite de « La Galère », a fait couler beaucoup d'encre sans grand résultat. Inutile de discuter le petit roman du Pédant joué composé par Cyrano en collaboration avec Molière. Le plagiat existe cependant, et il serait puéril de le nier.
On a vu que Le Pédant Joué a été écrit en 1645, qu'il n'a jamais été représenté ni avant ni après son impression de 1654.Or en 1645 Molière était depuis deux ans comédien et courait la province, il ne se souvenait déjà plus d'avoir fréquenté avec Cyrano chez Gassendi ; ses préoccupations étaient ailleurs. Il avait assez à faire pour apprendre ses rôles et les jouer, la vie de comédien ambulant n'étant rien moins qu'une sinécure Molière a seulement lu Le Pédant joué dans l'édition originale ou dans ses réimpressions qui se sont succédées de 1655 à 1670. Au moment où il a composé Les Fourberies de Scapin des réminiscences de cette pièce se sont présentées à sa mémoire, il a peut-être alors plagié inconsciemment, ou même, en le sachant, la chose n'aurait pas pris à ses yeux l'Importance qu'elle a aujourd'hui aux nôtres où la recherche des sources est devenue une véritable hantise, comme si la même idée ne pouvait naitre spontanément dans deux cerveaux. Nous sommes d'autant plus enclins à considérer cette hypothèse comme exacte que Molière n'est nullement un écrivain ayant eu des prétentions philosophiques. Le comédien, chef d'une troupe importante et auteur dramatique pour vivre, n'avait guère le temps de se livrer à des méditations de ce genre. Observateur profond et sagace, Molière, sans s'en douter, a mis de la philosophie en action. Son but a été d'amuser ses contemporains et non de leur faire la leçon ; il a cherché le succès et non les suffrages de la postérité. En voulant le grandir on le transforme. Il ne gagne rien à cette métamorphose, d'ailleurs bien improbable, si on réfléchit un peu.
LE MANUSCRIT DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
Le manuscrit du Pédant joué de la Bibliothèque nationale est important, moins pour les changements apportés à quelques scènes et les remaniements de style dont le but a été d'affaiblir certaines expressions trop libres ou trop osées, que pour le couplet d'athéisme qui termine cette comédie, couplet ne rimant à rien, sinon à ce besoin qu'ont éprouvé tous les libertins du XVIIème siècle d'étonner et de scandaliser. Il y a là une de leurs caractéristiques saisie sur le vif.