Les Turcs, en 1913, fumant leur narguilé sur une pente invisible, perdirent la Macédoine. Voilà une nouvelle que vous jugerez probablement d'un intérêt refroidi. Vous aurez tort. C'est la clef du récit.
L'aventure se passa de cette façon : la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et feu le Monténégro déclarèrent en 1912 la guerre à l'Empire ottoman. Les Turcs furent battus. La Bulgarie ne se montra pas satisfaite de la part de Macédoine que ses alliés consentirent à lui abandonner. Elle se retourna contre eux et perdit la partie.
La Macédoine fut coupée en trois morceaux : le grec, le serbe et le bulgare, ce dernier trop petit au gré des intéressés.
En 1914, la Bulgarie, à la lueur de la nouvelle guerre, entrevoit une chance de s'annexer le reste de la Macédoine. Quatorze mois de réflexion, puis elle rejoint le clan qui la lui promet. 1918. Ce clan s'effondre. La Bulgarie roule sous les décombres.
Encore une fois, elle a manqué la Macédoine. Nos révoltés, les comitadjis, ne pouvant entrevoir, à l'époque où ils naquirent, la prise d'armes des Balkaniques, leur victoire, la disparition du Turc, luttaient pour l'indépendance de la Macédoine.
De plus vous avez vu que ces haïdoucs étaient de souche bulgare.
La partie principale de la Macédoine étant restée aux mains des Serbes, l'Orim considère aujourd'hui les Serbes du même œil qu'autrefois elle considérait les Turcs, comme les tyrans de la Macédoine.
Je dois ici vous parler de ce coin du monde.
Vous me permettrez au préalable de me boucher les oreilles, ensuite de ne m'exprimer qu'à voix basse. Je ne vois pas, en effet, quel homme ayant conservé ses facultés d'entendement, et traitant ce sujet, pourrait tenir un instant devant une assemblée compétente. Les Serbes crieraient :
« Vous en avez menti ! » alors que les Bulgares applaudiraient furieusement. Vous développeriez votre pensée. « Imposteur ! lanceraient les Bulgares, qu'on le pende ! » alors que les Serbes applaudiraient furieusement. Et cela se terminerait comme toujours se terminent ces affaires : par un pugilat monstrueux, du sang, des morts.
Prêtez donc l'oreille.
La Macédoine compte à peu près deux millions d'âmes. En 1912, ces habitants se partageaient, d'après les origines, en Bulgares, Turcs, Grecs, Albanais, Koutso-Valaques, Tziganes, Juifs et sans doute Serbes. Aujourd'hui (mes amis, ne me pendez pas !) la population serbe ne peut être mise en doute, des Serbes étant descendus du nord coloniser ce qu'ils n'appellent plus la· Macédoine, mais la Serbie du Sud...
Les Bulgares tirent leur argument de la langue. Ils disent : en Macédoine, on parle bulgare. Or (Bulgares, ne m'éventrez pas !), on parle le makedonski, qui n'est pas le bulgare pur, mais un mélange de grec, de turc, de bulgare, de serbe et d'albanais. De plus, la langue bulgare étant une sœur très proche de la langue serbe, les Bulgares en premier et les Serbes en second peuvent prétendre avec assurance comprendre comme un frère le Macédonien qui les aborde.
Français, qui de 1915 à 1918, soldats de l'armée d'Orient, offrîtes d'abord aux moustiques, dans ces vallées amères, une peau primitivement réservée aux Bulgares, souvenez-vous ; que remarquiez-vous en arrivant dans villes et villages ? Trois bâtiments souvent dressés l'un près des deux autres : l'école grecque, l'école bulgare, l'école serbe. La propagande s'arrachait les enfants. Nous avons tous connu des familles où un frère se déclarait serbe, l'autre bulgare et, quand ils étaient trois, le troisième optait pour la Grèce. Ces magnifiques plaisanteries n'étaient pas générales, nous l'accordons, encore montrent-elles la dramatique figure de la Macédoine.
Il peut vous sembler, ce pays étant divisé en trois, qu'une solution aurait dû intervenir, les Grecs allant chez les Grecs, les Serbes chez les Serbes, les Bulgares chez les Bulgares. Ce fantastique exode n'appartient pas à un rêve. Il eut lieu pour les Grecs et pour les Bulgares. Les peuples d'Occident, contemporains égoïstes, n'ont pas jeté un regard sur cette pitoyable migration : d'un côté huit cent mille Grecs d'Asie Mineure, de l'autre cent quarante mille Bulgares de Thrace, les uns après la victoire de Mustapha Kemal venant se réfugier dans la Macédoine grecque, les autres, pour leur laisser la place, se dirigeant vers la Macédoine bulgare : hommes, femmes, enfants, alors que la guerre n'était plus sur le monde, quittant la maison où tous étaient nés, les champs, de père en fils pétris de leurs pieds et, non sans se retourner, poussant leurs bestiaux aussi tristes qu'eux-mêmes.
Pas de mouvement en masse du côté serbe vers le côté bulgare. « Pardi ! répond Sofia, toute la population — un million d'êtres — aurait dû se mettre en marche. » « Ceux qui ont voulu partir sont partis, renvoie Belgrade. Le peuple est resté parce qu'il se sent chez lui. »
Le fait est là. Le traité de Neuilly a consacré le droit des Serbes. Tous les pays, la Bulgarie elle-même, ont reconnu le nouvel état de choses dans les Balkans. L'Organisation révolutionnaire macédonienne ne l'admet pas. Elle se dresse contre les décisions internationales
Il faut encore éclairer notre affaire.
Si l'Orim n'était qu'une réunion de mécontents tenus en respect par le gouvernement de son pays, il n'y aurait là rien de nouveau, le jeu ordinaire d'une politique intérieure. Mais l'Orim, exactement, est un second gouvernement en Bulgarie. D'autres disent que c'est le premier. Quoi qu'il en soit, l'autre, l'officiel, celui nommé par le roi, prétend n'avoir aucun moyen de se débarrasser de son jumeau. Le gouvernement-redingote reconnaît l'état de paix entre la Bulgarie et la Yougoslavie ; le gouvernement-revolver a déclaré la guerre à cette même Yougoslavie et la lui fait.
FIN DE L’EXTRAIT
______________________________________
Published by Les Editions de Londres
© 2012— Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-909053-69-4