Honoré de Balzac est un écrivain français né à Tours en 1799 et mort à Paris en 1850. Balzac est probablement, avec Victor Hugo, le plus connu des écrivains du Dix Neuvième siècle, mais à la différence de Victor Hugo, il ne fait pas l’unanimité. Il est souvent associé avec la peinture cruelle du monde bourgeois, ou alors avec une tendance à faire des descriptions à n’en plus finir. De lui, on retient La Comédie Humaine, comprenant plus de quatre-vingt-dix œuvres dont les plus célèbres sont « Les Chouans », « Le père Goriot », « Les Illusions perdues »… Balzac est aussi l’un des auteurs les plus méconnus. Bien plus qu’un écrivain réaliste du siècle bourgeois, Balzac s’est essayé à de nombreux styles, roman historique, fantastique, ésotérisme, espionnage, policier… Il laisse une œuvre considérable et dont l’influence n’est pas encore bien comprise.
Biographie de Balzac
Honoré de Balzac est l’un des quatre enfants de Bernard François Balssa et d’Anne-Charlotte-Laure Sallembier. Son père est secrétaire au conseil du roi et sa mère vient d’une famille de passementiers. Il a une affection particulière pour sa sœur Laure. A partir de 1807, il est pensionnaire au collège des oratoriens de Vendôme, puis à partir de 1814, il étudie au collège de Tours. Puis il continue ses études à Paris, bientôt rejoint par sa famille. Honoré obtient son baccalauréat, suit des cours de Droit puis devient clerc de notaire. Peu à peu il se découvre une vocation littéraire, et commence à écrire. C’est une rupture avec son milieu bourgeois. Il devient l’amant de Laure de Berny, femme de vingt ans son aînée, et dont l’influence traversera son œuvre, et surtout dans les personnages de femme. Admirateur de Walter Scott, Balzac s’essaie au roman historique. Mais la plupart de ses romans de jeunesse sont des échecs commerciaux. Il les considérera comme des échecs littéraires, indignes de figurer aux côtés de ses autres œuvres, les cent trente-sept…Et elles tomberont dans l’oubli. Balzac veut devenir riche. Comme beaucoup de ses contemporains, il se lance dans les affaires. Il sera imprimeur, il cultivera même des ananas, exploitera des mines d’argent désaffectées en Sardaigne. Il échoue partout. Il se lance aussi dans l’édition. Il fait rapidement faillite (en 1826), et se relance dans l’écriture. Il connaît enfin le succès avec « Les Chouans » en 1829, publié chez l’un de ses anciens associés (un de ceux avec qui il avait précédemment connu la faillite). Devenu célèbre, il s’essaie aussi au journalisme, expose ses opinions politiques, monarchistes et conservatrices. Quelques années plus tard, en 1834, année de la parution de « Le père Goriot », Balzac achètera même un journal, La Chronique de Paris, qui fera également faillite deux ans plus tard.
En 1831, la parution de « La peau de chagrin » est un succès majeur. Au fur et à mesure qu’il écrit, la Comédie Humaine s’ébauche. Plusieurs liaisons amoureuses marqueront sa vie. D’abord il y son amitié avec Zulma Carraud, puis évidemment, il y a la passion, longuement épistolaire, avec la Comtesse Hanska. Il séjournera plusieurs fois en Ukraine chez la Comtesse, et finira par l’épouser en 1850. Entre temps, travailleur infatigable, acharné (avec sa cafetière qui lui tenait compagnie pendant qu’il écrivait toute la nuit) il aura laissé l’une des œuvres les plus magistrales de la littérature française. A partir de 1843, sa santé devient fragile, et les déceptions s’accumulent : il n’est pas élu à la Constituante en 1848, il n’est pas élu à l’Académie Française. Toute sa vie, Balzac aura cherché la reconnaissance de ses contemporains. Il aura rajouté une particule à son nom, cherché le succès dans l’édition, voulu faire de la politique, et être reconnu par ses pairs, mais l’homme qui écrivit l’une des œuvres les plus ambitieuses et les plus lucides sur la nature humaine n’aura jamais su se connaître et s’accepter. Lucide sur ses contemporains, il n’en exigeait pas moins qu’ils l’aiment et l’admirent. Peut être que le meilleur éclairage nous est apporté par l’un de ses romans, « Louis Lambert », le plus autobiographique de tous ; il décrit l’itinéraire d’un jeune homme génial, inspiré, assoiffé d’absolu, mais mal aimé et incompris.
La Comédie Humaine
Si Zola s’est « officiellement » inspiré de La Comédie Humaine (le nom est inspiré de la Divine Comédie de Dante), et que l’intention de dépasser l’œuvre de Balzac est derrière l’idée des Rougon-Macquart, Balzac ne s’inspire pas vraiment d’un modèle pour façonner la Comédie Humaine. Et d’ailleurs, l’idée ne lui vient pas tout de suite. Entre 1830 et 1834, Balzac expérimentera avec les personnages récurrents, et de là lui viendra l’ambition de peindre son monde contemporain. Il regroupera les œuvres par thèmes, accumulera les personnages, les fera revenir, leur trouvera des parentés, des liens, des itinéraires communs, croisés (d’où sa constante réécriture de romans précédemment publiés), et des thèmes récurrents qui fondent la vraie structure de l’ensemble, pourtant divisé en partie distinctes d’une façon qu’il expliquera mieux lui-même : « à la base de l’édifice : les Etudes de mœurs représentent les effets sociaux. La seconde assise est les Etudes philosophiques, car, après les effets viendront les causes…Puis, après les effets et les causes, doivent se chercher les principes. Les mœurs sont dans le spectacle, les causes sont dans les coulisses et les machines. Les principes, c’est l’auteur, mais, à mesure que l’œuvre gagne en spirales les hauteurs de la pensée, elle se mesure et se condense. »
C’est la théorie. Mais nous ne sommes pas sûrs que Balzac ait été un génie du plan et de la structure, comme Zola, disons. Contrairement aux Rougon-Macquart, il faut prendre beaucoup de recul afin d’apprécier l’œuvre, sa logique etc…Car l’œuvre est tout bonnement gigantesque : si l’immense richesse offerte par la juxtaposition de deux mille personnages parsemant cent trente sept œuvres dont quatre-vingt dix romans donne le tournis, chaque roman peut être appréhendé séparément. Ce sont les mêmes thèmes qui apparaissent encore et toujours, beaucoup plus comme le produit d’un compositeur génial qui donne dans les variantes, et reprend la même architecture, mais avec de subtiles variations derrière des extérieurs d’apparence distincte. Beaucoup de personnages se ressemblent. Si les extérieurs et les histoires changent, le lecteur non spécialiste de Balzac a le sentiment d’une éternelle répétition des mêmes schémas humains, de la même dynamique sociale, que les mêmes obsessions reviennent, encore et toujours, avec évidemment quelques notables exceptions, telle l’extraordinaire « La peau de chagrin », un des plus beaux textes de la littérature française, et le meilleur livre de Balzac assurément.
Finalement, que Balzac ait refusé que ses premières œuvres soient incluses dans l’ensemble de La Comédie Humaine montre de nouveau son obsession et sa soif d’absolu. Il voulait réaliser quelque chose d’unique, La Comédie Humaine, où tout serait contenu. Et en cela, il est absolument unique. Il a inventé, créé un monde aux dimensions presque…surhumaines.
Pour réaliser cette œuvre gigantesque, Balzac reprendra un nombre étonnant de fois la majorité de ses romans, et cette œuvre, il la réalisera en vingt ans. Quels en sont donc les thèmes ?
Les thèmes de Balzac
D’abord, il y a l’argent. L’argent est partout, dans l’œuvre de Balzac. Et contrairement à l’œuvre de Zola, l’argent n’est pas un simple vecteur du sexe. Balzac se livre à des observations d’une minutie extraordinaire, nous livre les affaires de chaque personnage, du petit rentier au géant de la finance, avec une richesse de détails qui ne souffre aucune comparaison. Alors, naturellement, on peut ébaucher deux théories, l’une raisonnable, et l’autre audacieuse. La première, c’est que Balzac était un observateur génial de son temps et de son époque, et que l’argent était bien le mécanisme explicatif du Dix Neuvième siècle, comme la consommation sera certainement vue comme la grille de lecture de la seconde moitié du Vingtième siècle. En cela, l’argent se gagne, ou se vole, ou s’escroque. Une chose est sûre : toute personne qui s’enrichit le fait toujours malhonnêtement. En cela, quelques années avant Marx, avant tout le monde, Balzac a peut être compris le Dix Neuvième siècle. L’autre hypothèse, c’est que La Comédie Humaine n’est qu’un gigantesque exutoire, et que Balzac ne cesse de mettre en scène ce qu’il n’a pas. Il y a probablement un peu des deux, mais nous trouvons que Balzac, inspirateur de Marx, ça a tout de même de l’allure…
Ensuite, il y a le Droit. Balzac est peut être le premier à voir les grands thèmes de son époque, car la fin de la noblesse, et la domination sans partages de la bourgeoisie, ce sont bien la manipulation de l’argent, et la protection du Droit qui en sont les principaux vecteurs. Ancien clerc de notaire, destiné au notariat, le Droit, Balzac connaît, et ses descriptions des mécanismes juridiques ainsi que du fonctionnement du système judiciaire français sont tout bonnement époustouflantes. À la différence de Zola, on sent le vécu.
La morale balzacienne. Dans presque tous les romans balzaciens s’échafaude une morale qui, nous le croyons, a profondément influencé la société française, et la perception qu’elle a de la bourgeoisie et de l’argent. Il n’y a pas de personnages bien intentionnés qui ne finissent mal. Toute personne trop honnête ou naïve sera à un moment la proie d’un rapace qui le dépouillera, le violera, le jouera, conduira à sa misère, sa déchéance, son suicide, sa mort accidentelle, la perte de ceux qu’elle aime. Si les êtres trop honnêtes sont systématiquement sacrifiés à la manière de l’agneau sur l’autel de la société presque choquée que l’on ait pris ses vessies pour des lanternes, ses sacrements pour des vérités, certains personnages, les forts, les êtres intelligents et endurcis, sont parfois plus ambivalents. Capables de pitié, ils n’hésitent jamais à se venger, à ruiner, tromper, voire assassiner, mais au moins ils ont un code de morale qui a le mérite de garder une certaine cohérence, contrairement au code de morale complètement absurde qui régit la société et que tous acceptent, bien que tous sachent que les règles officielles n’ont rien à voir avec les règles réelles, sauf les gens honnêtes, lesquels finissent toujours par le payer.
Les femmes de la société. Beaucoup arrive par les femmes dans les romans de Balzac. Celles qui ont du pouvoir et de l’expérience, sans pour autant être des parangons de vertu ou d’honnêteté, ont souvent un esprit manipulateur extraordinairement développé, et une intelligence situationnelle rare, qu’envieraient la plupart du temps leurs crétins de maris. Encore une fois, la vie personnelle de Balzac (Laure de Berny) permet de comprendre les particularismes de ses personnages féminins.
Les forts et les faibles. Finalement, n’ayons pas peur des mots, et ne nous cachons pas derrière un vocabulaire d’expert complètement hors de propos, le monde de Balzac est un monde foncièrement injuste. Au-dessus de la société, ou parfois à ses marges, règnent des êtres sur puissants, financiers (Nucingen), nobles (Diane de Maufrigneuse…), les juges (Camusot), les policiers (Corentin), et même les criminels (Vautrin, alias Jacques Colin, ou Carlos Herrera). Au bas de la société vivent les exploités, et entre les deux naviguent des êtres qui soit s’élèvent et retombent par manque naïveté, idéalisme ou manque de duplicité (César Birotteau), ou alors parviennent à se maintenir en s’adaptant à leur environnement (Rastignac). Nous croyons que l’œuvre de Balzac est à la fois un reflet de la société française qui s’ébauche dans les années trente, une société de vaincus (vaincus de la guerre, retard industriel, futurs colonisateurs africains et déjà vaincus dans la course aux colonies du Canada et des Indes, futurs vaincus contre la Prusse, révolutionnaires vaincus, nobles en perte de vitesse, bonapartistes vaincus, vaincus des classes sociales populaires, futurs vaincus de la noblesse…), dont la multiplication de révolutions qui étayent le siècle, et qui nous donneront le Second Empire et la Troisième République, explique le profond ressentiment et la déchirure, que cette société là, Balzac la comprend et l’explique, mais qu’en retour, l’œuvre de Balzac façonne aussi le pessimisme fondamental de la société française depuis le Dix Neuvième siècle, si différent de la France des Lumières.
Balzac et le fantastique
On oublie souvent que Balzac est un écrivain du fantastique. Comme nous le disions, « La peau de chagrin » est probablement notre livre préféré, et d’ailleurs Balzac lui-même attachait un grand prix à ses « Études philosophiques » dont « La peau de chagrin » faisait partie. De même que son admiration pour Walter Scott l’avait tourné vers le roman historique, et avait donné « Les Chouans », son intérêt pour Hoffmann le pousse vers le genre fantastique. « Maître Cornélius », « Séraphîta », « Sarrasine », et évidemment « La peau de chagrin ». Avec la traduction des contes d’Hoffmann en France, Balzac trouve le genre trop commun, et se tournera vers d’autres objets littéraires.
Balzac et le roman policier
Nous en parlerons davantage au moment de la publication de « Splendeurs et misères des courtisanes », mais Balzac est-il l’inventeur du roman policier ? « Une ténébreuse affaire », « Splendeurs et misères des courtisanes », « L’auberge rouge » autant d’affaires policières, où est démonté le système judiciaire, où s’affrontent policiers machiavéliques et criminels sans scrupules, où l’enquête et les éléments de l’enquête sont analysés, où la psychologie des criminels est examinée à la loupe.
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Et nunc et semper dilectae dicatum.
Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent l’arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l’âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Écritures, pouvait-elle déjà suivre l’Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s’éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux ; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre ! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions. Un fait résulta de cette première lecture de la Bible : Louis allait par tout Montoire, y quêtant des livres qu’il obtenait à la faveur de ces séductions dont le secret n’appartient qu’aux enfants, et auxquelles personne ne sait résister. En se livrant à ces études, dont le cours n’était dirigé par personne, il atteignit sa dixième année. À cette époque, les remplaçants étaient rares ; déjà plusieurs familles riches les retenaient d’avance pour n’en pas manquer au moment du tirage. Le peu de fortune des pauvres tanneurs ne leur permettant pas d’acheter un homme à leur fils, ils trouvèrent dans l’état ecclésiastique le seul moyen que leur laissât la loi de le sauver de la conscription, et ils l’envoyèrent, en 1807, chez son oncle maternel, curé de Mer, autre petite ville située sur la Loire, près de Blois. Ce parti satisfaisait tout à la fois la passion de Louis pour la science et le désir qu’avaient ses parents de ne point l’exposer aux hasards de la guerre. Ses goûts studieux et sa précoce intelligence donnaient d’ailleurs l’espoir de lui voir faire une grande fortune dans l’Église. Après être resté pendant environ trois ans chez son oncle, vieil oratorien assez instruit, Louis en sortit au commencement de 1811 pour entrer au collège de Vendôme, où il fut mis et entretenu aux frais de madame de Staël.
Lambert dut la protection de cette femme célèbre au hasard ou sans doute à la Providence qui sait toujours aplanir les voies au génie délaissé. Mais pour nous, de qui les regards s’arrêtent à la superficie des choses humaines, ces vicissitudes, dont tant d’exemples nous sont offerts dans la vie des grands hommes, ne semblent être que le résultat d’un phénomène tout physique ; et, pour la plupart des biographes, la tête d’un homme de génie tranche sur une masse de figures enfantines comme une belle plante qui par son éclat attire dans les champs les yeux du botaniste. Cette comparaison pourrait s’appliquer à l’aventure de Louis Lambert : il venait ordinairement passer dans la maison paternelle le temps que son oncle lui accordait pour ses vacances ; mais au lieu de s’y livrer, selon l’habitude des écoliers, aux douceurs de ce bon farniente qui nous affriole à tout âge, il emportait dès le matin du pain et des livres ; puis il allait lire et méditer au fond des bois pour se dérober aux remontrances de sa mère, à laquelle de si constances études paraissaient dangereuses. Admirable instinct de mère ! Dès ce temps, la lecture était devenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir : il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu ? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques ; culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dans l’entendement et dans le caractère ; non, Louis embrassait les faits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois le principe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par un de ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et qui prouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge de quatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’a été révélée que longtemps après.
— Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversais l’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot ? sans doute il a reçu diverses impressions des événements auxquels il a servi ; selon les lieux il a réveillé des idées différentes ; mais n’est-il pas plus grand encore à considérer sous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement ? À le regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets et de ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan de réflexions ? La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement ? à quel génie sont-ils dus ! S’il faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine ? L’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée ? L’antique peinture des idées humaines configurées par les formes zoologiques n’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servi l’Orient pour écrire ses langages ? Puis n’aurait-elle pas traditionnellement laissé quelques vestiges dans nos langues modernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont la solennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés ; dont les retentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beaux encore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de nos civilisations successives ? Est-ce à cet ancien Esprit que nous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine ? N’existe-t-il pas dans le mot vrai une sorte de rectitude fantastique ? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’il exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose ? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de vol, où tout parle aux sens. N’en est-il pas ainsi de chaque verbe ? tous sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils lui restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il en communique ? Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place où leurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais ce sujet comporte peut-être une science tout entière ! Et il haussait les épaules comme pour me dire : Nous sommes et trop grands et trop petits !
La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fort bien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant la révolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualité de prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleurs ouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors vendues au poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux ; son œil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard ; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires : celles des lieux, des noms, des mois, des choses et des figures. Non-seulement il se rappelait les objets à volonté ; mais encore il les revoyait en lui-même situés, éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plus insaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. Par un privilège inouï, sa mémoire pouvait donc lui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuis l’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose, depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations.
— Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel les trésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tire un voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs.
À l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s’était développée au point de lui permettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues ; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature.
— En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles ; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes ; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur du Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page de l’Apocalypse.
Quand il employait ainsi toutes ses forces dans une lecture, il perdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, et n’existait plus que par le jeu tout-puissant de ses organes intérieurs dont la portée s’était démesurément étendue : il laissait, suivant son expression, l’espace derrière lui. Mais je ne veux pas anticiper sur les phases intellectuelles de sa vie. Malgré moi déjà, je viens d’intervertir l’ordre dans lequel je dois dérouler l’histoire de cet homme qui transporta toute son action dans sa pensée, comme d’autres placent toute leur vie dans l’action.
Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques.
— Abyssus abyssum, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommes toujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils se présentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permis toutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiser le bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après les préjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locution qu’il employait souvent, ce mens divinior était dû peut-être à l’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’il lut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrent la Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, et l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent son cœur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de la nature divine, et l’instruisirent des délicatesses presque féminines qui sont instinctives chez les grands hommes : peut-être leur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue la femme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à ces premières impressions, Louis resta pur au collège. Cette noble virginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée.
La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vint passer plusieurs mois de son exil dans une terre située prés de Vendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière du parc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre. Ce livre était une traduction du Ciel et de l’Enfer. À cette époque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivains français, à moitié allemands, étaient presque les seules personnes qui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg. Étonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes ; puis, lançant un coup d’œil à Lambert : — Est-ce que tu comprends cela ? lui dit-elle.
— Priez-vous Dieu ? demanda l’enfant.
— Mais… Oui.
— Et le comprenez-vous ?
La baronne resta muette pendant un moment ; puis elle s’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui. Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’être aussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontre était de nature à vivement frapper madame de Staël ; à son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité ; mais elle en parut fortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert : C’est un vrai voyant. Louis ne justifia point aux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avait inspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se porta sur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une de ces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulut arracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Église, pour le rendre à la noble destinée qui, disait-elle, l’attendait ; car elle en faisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant son départ, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alors préfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collège de Vendôme ; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âge de quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut en sortir à la fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que, pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sa bienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer durant trois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, après l’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé le bonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de Louis Lambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de son insouciance et de sa générosité. La personne choisie pour lui servir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quitta Blois au moment où il sortait du collège. Les événements politiques qui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de ce personnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinne n’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés par elle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en 1812, n’étaient pas une somme assez importante pour réveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltée rencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement mis en jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. Louis Lambert se trouvait à cette époque et trop pauvre et trop fier pour rechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe. Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de la voir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deux lettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Le souvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoir été dans notre collège pour comprendre et l’effet que produisait ordinairement sur nos esprits l’annonce d’un nouveau, et l’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nous causer.
FIN DE L’EXTRAIT
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