Ottawa, Ontario, Canada
Quand le pasteur l’avait baptisé, on lui avait donné un nom biblique : Ethan. Dans son village, Old Crow, la scolarité n’était possible que jusqu’au 9e niveau. Ethan était doué et ses professeurs lui avaient obtenu une bourse. Il prenait alors l’avion pour Edmonton et ne rentrait chez lui que pour les vacances. Ses allers-retours annuels lui avaient valu le nom de Shyaahtsoo : l’hirondelle.
Ce matin-là, il buvait son café à petites gorgées au dernier étage d’une tour de verre d’Ottawa. Le patron était assis derrière son bureau. Un type très grand, aux cheveux blond cendré. Ses petits yeux brillaient sous ses lunettes, deux étoiles scintillant dans un visage quelconque. Au-dessus de lui, sur le mur, le logo de son empire, représentant une déesse grecque de l’antiquité et ces trois lettres d’or : SWM.
Il s’adressa à son collaborateur sans quitter le jeune homme du regard.
— John, voulez-vous bien exposer à notre ami ce que nous attendons de lui ?
Ethan remarqua son accent guttural.
Debout, costume cintré, Breitling au poignet, chaussures hors de prix, l’homme prit la parole.
— Nous cherchons un ingénieur capable de mener la construction d’un gazoduc.
Il parcourait son dossier.
— Vous dirigez une plateforme pétrolière au Mexique de 2012 à 2015, délégué à l’entretien d’un pipe-line en Alaska en 2016, on vous nomme responsable du chantier de prolongation de celui-ci en 2017…
L’ingénieur le coupa.
— Un conglomérat tel que le vôtre peut confier cette tâche à des hommes bien plus expérimentés que moi.
Le boss sourit. Son collaborateur enchaîna :
— Vos origines ont pour nous autant d’importance que vos capacités.
Ethan planta son regard sur le grand patron.
— Ah, oui ? Où se situera le chantier ?
Avant de répondre, John se tourna vers son supérieur qui valida d’un hochement de tête.
— Dans le Yukon, secteur de Porcupine River.
Ethan faillit lâcher sa tasse. Le peuple des caribous, son peuple, se battait contre ce projet.
— C’est donc vrai, vous allez le faire…
— Les gisements de cette région sont extrêmement prometteurs. Il y a de quoi fournir deux pour cent de la consommation US, et l’élection de Trump nous ouvre quelques perspectives. Nous ne pouvons pas laisser tomber à cause de quelques centaines d’Inuits.
— Gwich’in.
— Pardon ?
— Nous sommes des Gwich’in. Le caribou est notre moyen de subsistance.
Le jeune cadre parut désarçonné. Le boss prit la parole.
— Admettons que ce mode de vie soit sacré pour vous. Convenez cependant que cet animal n’est plus un élément de survie essentiel dans ces contrées. Tout y est apporté par avion.
— Allez dire ça aux miens. Ils doivent tout acheter à prix d’or.
— Aux vôtres ? Vous les voyez souvent ?
Son œil noir fixa l’homme en costume. Depuis quand n’y avait-il plus remis les pieds ? Après la mort de ses parents, Ethan avait choisi d’oublier cet endroit. Le froid. La nuit. La misère. L’alcool. Les chiens efflanqués, enchaînés en permanence. Une population déboussolée par les changements climatiques et les comportements étranges des animaux qui autrefois marquaient l’espace et le temps. La vie n’était plus scandée par le retour des saumons ou des caribous. Les premiers se perdaient dans les eaux troublées par la fonte du pergélisol, les seconds restaient plus au Nord et il devenait difficile aux Gwich’in, sédentarisés, d’approcher la grande harde. La glace fondait prématurément en formant des icebergs qui s’aggloméraient dans les rivières et provoquaient des inondations. Les arbres séchaient sur le sol dégelé, les insectes xylophages en profitaient. Des incendies se déclaraient, tellement gigantesques qu’on n’essayait même plus de les éteindre.
— Et vous ? Votre famille ? Elle vous voit souvent ?
— …
— Je parie que vous avez passé votre vie à l’étranger, que vous avez envoyé vos gosses étudier dans les meilleures écoles, loin de chez vous. Je me trompe ? C’est comme ça dans notre boulot, non ? Nous l’acceptons, mais nous venons tous de quelque part. Porcupine River et Crow River sont sur les terres de mes ancêtres. Et vous savez ce qu’elles deviendront si vous construisez ce gazoduc…
Le boss esquissa un sourire. Celui d’un type qui ne devait jamais élever la voix.
— Précisément. Et c’est là que vous intervenez.
— Comment ça ?
— Parce que vous vous doutez bien que ce chantier se fera quoiqu’il arrive. Alors autant que ce soit vous qui le dirigiez, si vous voulez limiter les dégâts. Vous connaissez les lieux et les gens.
Ethan se leva et marcha vers la paroi de verre. À l’horizon, le vent déchirait les nuages en formant des volutes argentées. En bas, les feux des voitures glissaient dans la perspective des avenues.
— Pourriez-vous être plus précis ?
— Les habitants recevront une importante compensation financière. De plus, vous aurez tous les moyens pour que les aménagements puissent préserver les caribous. Vous pourrez passer en hauteur et même enterrer certaines portions. Nous voulons que ce chantier soit exemplaire, et…
— Et ?
— C’est peut-être accessoire pour vous, mais si vous menez à bien ce projet, si vous nous aidez à limiter l’impact environnemental de ce gazoduc, vous serez largement récompensé.
Shyaahtsoo était devenu un Canadien parfaitement intégré. Les compagnies pétrolières se l’arrachaient, il roulait en Ford Mustang et venait de s’offrir, à trente ans seulement, une maison à Toronto.
— Le prix de ma trahison.
— Ne soyez pas aussi lyrique. Je fais appel à votre pragmatisme. Personne ne crache sur une prime de cinq cent mille dollars.