SRPJ de Nice, France
Flic. Il était dans la maison depuis si longtemps qu’il ne se souvenait plus exactement ce qui l’avait poussé à devenir officier de police. Le cinéma peut-être, avec ces héros qu’il admirait, ou alors sa licence de droit qui l’avait mené presque naturellement vers la police judiciaire.
Flic. Pour emmerder son père, avocat de renom à Aix-en-Provence. Enfant, Ronzier passait la semaine dans une pension chic, le week-end avec sa sœur, gardé par la bonne dans la grande bastide. Ses parents allaient au tennis ou chez des amis et rentraient après le coucher du soleil.
— As-tu fait des devoirs ? Caroline, les enfants ont-ils dîné ?
Oui, ils avaient dîné. Seuls. Une main sur l’épaule, un baiser sur le front, c’était toute la tendresse que la mère pouvait donner. Le père ne s’approchait pas. Le commissaire ne se souvenait pas qu’il l’ait un jour touché. Même des coups, il aurait préféré.
Flic. Le mot dessinait un rictus de mépris sur le visage de Maître Ronzier, quand on lui demandait ce que faisait son aîné dans la vie.
Flic. Pire qu’une insulte, dans la bouche des minots qu’il arrêtait quand il travaillait à la BAC de Marseille.
Flic. Empêcheur de tourner en rond, de voler, dealer, violer, tuer. Son job sentait la frite et le kebab, la sueur, le sexe, la vie.
Un jour, il sauta par-dessus un mur pendant une intervention et manqua sa réception. Fracture, hôpital, rééducation… il avait fini de courir après les dealers et passa le concours interne de commissaire. Nommé à Martigues, à Toulon, puis à Nice, il assurait. Beaucoup n’aimaient pas ce protestant insensible aux honneurs comme aux menaces, qui fuyait les pince-fesses, les loges et les approches des politiciens.
Il venait de terminer son service, était à la retraite depuis cinq minutes. Sa remplaçante ne s’était pas montrée, signalant sa présence le lendemain par un mail laconique. Une femme brillante, major de sa promotion, mais qui n’avait pas jugé utile de rencontrer son prédécesseur. Martine Montrond lui avait simplement demandé de lui faire parvenir les dossiers urgents par mail. Il rangea les dossiers en cours dans l’armoire qu’il ferma à clé, marcha vers la porte, se retourna et regarda une dernière fois la pièce.
Flic. Un divorce, deux médailles, trois collègues tués en service, quatre broches dans le genou et cinq affaires de meurtre non résolues. Il soupira, ajusta son nœud papillon et sortit.
*
Le portable sonnait. Raphaël Larcher tendit une main, l’appareil tomba au sol.
Il ouvrit un œil et palpa l’autre côté du lit. Un anneau lui serrait le crâne. Une odeur de café flottait dans l’air. À l’autre bout de la pièce, Laure s’affairait devant le plan de travail, seulement vêtue d’une grande chemise. Raphaël se leva, vint se coller contre son dos et l’entoura de ses bras. Elle pencha la tête et passa une main dans ses cheveux. Il l’embrassa dans le cou. Elle caressa sa barbe naissante.
— Ronzier était content de sa fête ?
— Il ne s’y attendait pas. Il remontait à Levens quand on lui a fait un barrage de police. On avait les gilets, les mitraillettes et tout. Si tu avais vu sa tête… On l’a emmené chez Lucchi. Tous les collègues étaient là.
Elle lui tendit une tasse de café en souriant.
— Vous êtes cons…
Il but une gorgée.
— Ouais, des cons de flics. Mais je crois qu’il était heureux de la surprise. Il va nous manquer.
— Tu as déjà vu sa remplaçante ?
— Non. C’est pour ce matin.
Un signal sonore monta de sous la table de nuit. Il ramassa son téléphone, c’était Lucchi. Comme toujours, le Corse laissait un message vocal avec un minimum de mots.
— Salut Raphaël. Vu l’heure qu’il était quand vous êtes partis, je me suis pas couché. La nouvelle taulière nous attend à neuf heures pour un briefing avec toute l’équipe. J’appelle Méharzi et Morand, essaie de joindre Léa.
Silencieuse, Laure buvait son café. Son regard vert parcourait le corps nu du capitaine. Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Tu y vas comme ça ? C’est pour faire bonne impression ?
Raphaël ne répondit pas et marcha vers la salle de bain. Son petit orteil s’accrocha dans le pied d’une chaise.
— Aaaaaie !
Il repartit en boitant. Les tartines sautèrent dans le grille-pain. Laure prit son couteau et éleva la voix.
— Beurre ? Confiture ?
*
Nice frémissait sous la lumière. En manœuvre pour l’atterrissage, les avions viraient au large de la baie des Anges. En ce milieu de matinée, les rues retrouvaient un calme relatif. Portés par le vent d’Est, les nuages en provenance de l’Italie s’arrimaient aux montagnes. Au 28, rue de Roquebillière, la patronne du SRPJ découvrait son équipe en se mordant les lèvres. Son humeur ne s’améliora pas quand elle constata la vétusté des locaux.
— Bonjour à tous. Je vois que certains sont en retard. Merci d’être à l’heure par la suite.
Une bouffée de colère monta aux tempes de Lucchi. Si elle voulait qu’on regarde la montre, pas de problème. Raphaël lui toucha l’avant-bras et cligna lentement des yeux en expirant pour l’inciter au calme.
— On m’a parlé de vous. Certains ici sont même des célébrités à ce que j’ai pu entendre, mais notre but n’est pas de faire la une des journaux. Nous resterons dans le strict cadre de la loi. Les suspects doivent être arrêtés, de préférence en un seul morceau.
Raphaël encaissa. Lucchi le regarda en lui faisant signe d’expirer. Un flic en blouson entra et s’excusa à mi-voix pour son retard. Montrond continua sans même le calculer.
— J’imagine que certains me prennent déjà pour une chieuse : ils sont dans le vrai. Je vais probablement souvent vous les briser menu, mais sachez que vous pourrez compter sur moi. Vous êtes une équipe de valeur, mais je pense que nous travaillerons mieux dans la discrétion. J’ai rencontré hier le substitut et il est de mon avis.
Lucchi n’y tint plus. Le substitut, il ne pouvait pas l’encaisser.
— Madame, les substituts, ça va, ça vient ; ça se remplace comme leur nom l’indique.
Montrond marqua une pause. Surtout ne pas répondre à la provocation, valoriser l’intervention de son interlocuteur pour attirer sa sympathie comme on lui avait appris en formation, à l’école des cadres de la police de Saint-Cyr au Mont d’or…
— Oui commandant, vous avez raison. C’est comme pour les flics.
Lucchi apprécia la réplique en connaisseur. Cette commissaire en avait dans le tailleur. Elle poursuivit.
— Passons aux affaires en cours. En premier lieu, les attaques de fourgons blindés. Les convoyeurs sont sous tension. Guérini, voulez-vous nous en dire plus ?
La jeune femme prit la parole en lançant un film sur le rétroprojecteur.
— Jusqu’ici, nous pensions avoir affaire à des professionnels. Ils ont opéré, en plein jour, et dans la zone de couverture vidéo. Deux d’entre eux ont bloqué la circulation en menaçant les automobilistes avec des fusils M16, un troisième a ouvert l’arrière du fourgon avec un bazooka. Le garde est mort sur le coup. Le chauffeur et le messager s’en sont sortis et les braqueurs les ont fait se coucher sur le ventre…
Elle mit la vidéo en pause.
— … Après avoir chargé les sacs dans leur véhicule, ils se sont enfuis sans problèmes.
Puis elle relança le film.
— Seulement, regardez : avant de partir, un quatrième homme revient sur ses pas et abat les deux convoyeurs à terre.
Les images jetèrent un froid dans l’assemblée. Les flics pressaient leurs tontons, écumaient les boîtes et les bars, suivaient la piste des armes et des voitures utilisées, recoupaient les témoignages, étendaient la zone de recherche depuis des semaines sans le moindre résultat.
Un agent en uniforme entra. Montrond s’approcha et il lui parla à mi-voix. La commissaire resta silencieuse quelques secondes, puis s’adressa à l’assemblée :
— Nos braqueurs se sont fait braquer ! Ils sont tous morts. Je dois faire le point. Vous pouvez disposer.
Une sensation désagréable monta en elle. Les policiers quittaient la pièce. Elle appuya ses mains sur la grande table et leva les yeux :
— Lucchi, Larcher, restez s’il vous plaît…
*
Au niveau de la sortie Saint-Philippe, la voie Mathis était coupée par des barrières et des véhicules de police.
Gyrophares. Uniformes. Combinaisons blanches.
Lucchi stoppa son Alfa Roméo.
— Bordel !
Raphaël sortit de la voiture et marqua un temps d’arrêt. Au-delà du ruban jaune de l’ldentité Judiciaire, une boule de démolition attachée à une grue mobile s’appuyait contre la carrosserie calcinée d’un fourgon blindé. Les portes arrière du véhicule étaient ouvertes. Un 4x4 Mercedes lui barrait la route. Reconnaissant le capitaine, un agent souleva le ruban pour le laisser passer.
Lucchi restait en arrière, scrutant les alentours. Une fumée montait de derrière une palissade, entre des immeubles à moitié détruits. Ça sentait le plastique brûlé, des saletés que les ouvriers jetaient au feu sans précautions. Un instant, il se revit à Sarajevo.
Raphaël observait les cadavres de ceux qui les narguaient depuis des mois. Ils portaient encore leurs cagoules. Le sang brunissait sur le goudron. Les flics découvraient des corps entaillés, percés, mutilés.
Un technicien de la scientifique baissa son masque et s’approcha, beau mec aux yeux noirs et aux dents blanches.
— Bonjour Nico, dit Lucchi.
Raphaël le salua à peine d’un signe de tête. Nico était l’ex de Laure.
— Salut, les gars. Belle matinée, hein ?
Il montrait les armes des braqueurs qui jonchaient la chaussée.
— Pas trouvé la moindre douille. Leurs M16 n’ont même pas servi.
Une odeur de sang et de brûlé flottait avec, en fond sonore, le bruit des voitures qui passaient par vagues sur le pont.
— Pourquoi ils n’ont pas tiré ? dit Lucchi.
— Ça, mon vieux, c’est ton boulot de le découvrir, dit le technicien en réajustant sa capuche. J’ai déjà de quoi m’amuser, comme tu peux le voir.
Raphaël prit quelques notes sur son carnet pendant que Lucchi faisait un tour de la zone. Il s’adressa à Nico :
— Des témoins ?
— Un clodo dit avoir tout vu. Il a été entendu par le lieutenant Morand.
— Pardon ? Il est où, ce clochard ?
— Morand l’a laissé partir.
— Quoi ?
Raphaël composa le numéro de son collègue.
— Mo, c’est Larcher.
— Ouais, salut.
— Je suis sous le pont, avec les mecs de l’IJ. Nico me dit que t’es déjà passé ?!
— Ouep. C’est moi qui ai prévenu tout le monde. Je suis tombé sur ce bordel en venant au boulot
Raphaël se détendit. Ce n’était ni un cafouillage ni une embrouille de Montrond.
— Il paraît que tu as interrogé un témoin.
Il entendit Morand se marrer.
— Un témoin, c’est vite dit. Plutôt un zombie, avec dans une main, la laisse d’un clébard, dans l’autre un cubi de pinard… le mec était complètement cuit, il tenait à peine debout.
— Vas-y, raconte-moi ce qu’il a vu.
— Des gars déguisés, des meufs de l’Antiquité sexy… j’ai l’impression qu’il a mélangé avec des films ou des clips. Il a parlé de Dark horse, un clip dans lequel Katy Perry se grime en Égyptienne, des extraterrestres… après j’ai rien compris. Le mec appelait son chien alors qu’il était couché à ses pieds…
— OK, je vois. Merci Mo.
— De rien… tu as remarqué autre chose ?
Il jeta un coup d’œil vers la scène, les hommes de l’IJ s’affairaient.
— Que dalle. C’est la merde.