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Septembre, la rentrée. Les touristes rendaient la côte à ses habitants. À deux pas de la Promenade des Anglais, à l’entrée du collège Alphonse Daudet, les ados se dispersaient sur les trottoirs. Quelques filles discutaient en formant un petit cercle. Leur corps avait devancé leurs douze ans. Lunettes et fringues de marques, smartphones, gestuelle de femmes, elles restaient des gamines dans leur tête, dans leur propos. Avec ses cheveux courts et ses airs de garçon manqué, Lila ne ressemblait pas à ces lolitas. Elle ne se tenait pas à l’écart pour autant, mais ses yeux trahissaient une solitude, un sentiment d’avoir grandi trop vite.

Un grondement familier annonça l’arrivée de son taxi. Elle mit son sac à dos et salua ses copines d’un geste. Raphaël déboucha rue de France sur sa moto. Moteur au ralenti, il mit pied à terre et tendit un casque à Lila. Les gamines quittèrent un instant leur smartphone du regard.

— C’est son père ?

— Oui. Il est beauuuuu !

— Quand on lui demande ce qu’il fait, elle dit qu’il est agent secret. Elle est trop bizarre.

— Mais trop.

Lila s’agrippa au pilote et la grosse cylindrée démarra sous l’œil admiratif des minettes. L’équipage rejoignit l’ancien garage de voitures transformé en loft. Raphaël gara la Suzuki Hayabusa dans le grand séjour. Le policier avait pris ses marques, reconstruit sa vie avec la docteure Laure Caradec. Lila fonça dans sa chambre. Elle referma la porte et posa son sac sur une chaise. Une table d’architecte que Laure avait ramenée de chez elle faisait office de bureau. Le lit était collé contre le mur décoré de posters d’animes japonais : Death Note, Zankyou no Terror, Tokyo Ghoul. Dans le tiroir de son meuble de chevet, elle gardait la photo de sa mère enterrée à Paris, sur laquelle l’œil sombre, elle déposait chaque soir un baiser. Elle mit le casque de son portable et s’allongea en fermant les paupières. Elle allait mieux. Raphaël se montrait attentif et sa fille commençait à lui pardonner de vouloir jouer au super héros.

Sur la mezzanine, en tailleur sur son lit, il tapait son rapport. Certaines blessures, bien que mortelles, étaient discrètes. Les corps avaient été percés avec des objets fins comme la lame d’un fleuret. Le juge avait chargé Laure de l’expertise des cadavres. Il en saurait bientôt un peu plus.

Il fit quelques recherches sur le Net en écoutant de l’opéra sur son ordinateur : Monteverdi, le couronnement de Poppée. Les voix de Nuria Rial et de Philippe Jaroussky qui se répondaient en une mélodie sublime.

Pur ti miro, pur ti godo, pur ti stringo, pur t’annodo ; più non peno, più non moro, O mia vita, o mio tesoro !

Je te regarde, je jouis de ta vue, je te serre dans mes bras, je me lie à toi ; je n’ai plus de peines, je ne meurs plus d’amour, ô ma vie, ô mon trésor !

Son regard se porta sur le portrait en noir et blanc de Morihei Ueshiba, maître fondateur de l’aïkido, puis glissa sur une affiche des parfums Evrard qu’il avait accrochée au mur, en hommage à l’homme qu’il avait affronté, quatre ans auparavant.

*

Pendant que le portail automatique s’ouvrait, Lucchi aperçut son visage dans le rétroviseur de sa voiture. Il avait une sale gueule et il savait que ça ne risquait pas de s’arranger de sitôt. Il poussa la porte, jeta ses clés sur la commode de l’entrée, retira son harnais et rangea son arme dans le tiroir qu’il referma en silence. En quelques pas, il fut dans le séjour. Son regard s’arrêta une seconde sur la perruque, posée sur une tête en polystyrène.

Assise en tailleur, Martine Kessler méditait. Elle avait baissé les stores. Le commandant essuya ses paumes moites sur les poches de son jean. Bien que dos à la porte, elle avait reconnu son pas, son souffle, son odeur.

— Viens, dit-elle en tournant légèrement la tête.

Il s’agenouilla derrière elle et l’enlaça. Elle se retourna pour un baiser, puis colla son front contre le sien. Elle avait un sourire fatigué.

— Tu ne trouves pas qu’on est bien assortis avec nos crânes d’œuf ?

Il posa une main sur sa joue et elle pencha la tête pour mieux sentir la caresse. Il se leva et lança un regard vers la cuisine, puis demanda sans conviction :

— Tu as faim ?

Elle plongea ses yeux dans les siens.

— Non. Serre-moi dans tes bras.

Il l’enlaça et ferma les yeux.