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Rio, Quartier Botafogo

La pluie équatoriale hérissait la peau du fleuve. Une pirogue glissait sur des eaux troubles dissimulant des monstres froids. Un choc fit résonner la coque de l’esquif. Raimundo sentit un goût âcre lui brûler la gorge et se cramponna à la poignée du hors-bord pour accélérer, mais le moteur cala. Suivant du regard l’ombre qui tournait autour de l’embarcation, il tira sur le lanceur, mais n’obtint qu’un toussotement mécanique. Un nouveau choc le fit tressaillir. Soudain, il vit un anaconda sortir de l’eau. Il se retourna pour saisir son fusil, mais il reçut un coup de tête dans les reins. La douleur le foudroya. Son cri se perdit dans le fracas de l’orage. Le reptile lui planta les crocs dans la cuisse et s’enroula autour de sa jambe. Le jeune homme se débattit. La pirogue se renversa.

Raimundo ouvrit les yeux sur une forme aux contours incertains. La lumière lui vrilla les nerfs. Il ferma les paupières.

— Comment ça va ?

Une femme en blouse blanche le regardait.

— Reposez-vous, vous êtes en sécurité, ici. Le médecin passera bientôt.

La vue lui revenait, le sédatif s’estompait. L’infirmière vérifia la perfusion, baissa un peu le store et se retourna vers lui en souriant. Il la trouva jolie avec sa peau ambrée et ses yeux couleur de menthe. Quand elle quitta la chambre, il vit ses fesses danser sous la blouse. Ensuite, il promena son regard dans la pièce. La taille de l’écran de télé, la richesse du décor et du mobilier n’étaient pas celles d’un hôpital public. Les sens embrumés, il essayait de comprendre comment un gosse des rues comme lui avait pu atterrir dans un tel endroit.

— Si vous avez mal, sonnez.

Mais Raimundo venait de sombrer à nouveau dans un sommeil agité, peuplé d’anacondas.

*

Le portable en mode vibreur réveilla Raphaël. Il avait un message. Il tourna la tête, Laure dormait à poings fermés, nue. Dans la moiteur nocturne, elle avait repoussé les draps. Son regard parcourut chacune de ses courbes, puis il se leva, s’éloigna et colla l’appareil contre son oreille.

— Larcher, c’est Montrond. Je vous colle sur une affaire d’homicide. J’ai envoyé du monde sur place. Lucchi est déjà en route. Je vous préviens, ça a l’air gore. Rendez-vous au pont Napoléon III.

Raphaël jeta un dernier regard à Laure et soupira.

Il fonça vers la salle de bain pour une douche express, puis s’habilla dans la cuisine en silence. Il laissa un mot pour Laure sur le plan de travail et sortit la moto qu’il mit sur sa béquille. Il verrouilla la porte et poussa sa machine sur vingt mètres avant de la démarrer. Puis il longea les façades assoupies de la Promenade des Anglais, désertée. Les bourrasques faisaient claquer les stores des balcons. Le vent frais froissait la mer et la houle rougissait sous les lueurs de l’aube. Des vagues de feu et de lumière se brisaient en éclats de miroir.

À quelques encablures de l’aéroport et de l’embouchure du Var, le pont orné de vases classiques monumentaux était fermé à la circulation. On laissa passer Raphaël. Il gara la moto entre l’Alfa Romeo de Lucchi et les véhicules de service. Il retira son casque et le posa sur la selle. Le bleu des gyrophares tournait. Les pompiers avaient remonté un grand sac de toile de deux mètres sur deux. Ils repartaient s’occuper des vivants, laissant la police à sa tâche.

Lucchi parlait avec les agents de la scientifique. Nico vit Raphaël franchir le ruban jaune.

— Larcher ! On ne va plus se quitter… lança-t-il.

— …

Les techniciens de l’IJ avaient découpé le sac. Le photographe tournait autour dans un cliquetis ininterrompu. Les flashs éclairaient tour à tour les visages blafards des spectateurs. Pris de nausée, un jeune agent en uniforme se précipita vers la rambarde de sécurité. Sur la piste toute proche, le décollage d’un Airbus déchirait le silence. La toile humide du sac claquait sous le Mistral.

Raphaël s’avança lentement. Arrivé près du sac entrouvert, il s’immobilisa.

*

Rio, Quartier Botafogo

Raimundo était complètement réveillé. Il voulut palper son cou douloureux et sentit le carcan d’une minerve. Il se souvenait de tout, des coups, des genoux du géant qui lui broyaient les reins, des hurlements, de la joie du public. Il tenta de bouger ses jambes. Rien ne se produisit. La minerve lui sembla se resserrer d’un seul coup et il tapa nerveusement sur sa cuisse qui resta insensible.

*

Désert de Tanami, Australie

Le bleu du ciel pâlissait en touchant l’horizon de terre rouge. L’air tremblait sur le bitume. Zachary Jones rétrograda en approchant de l’entrée de la mine et les cinq cents chevaux du camion émirent un grognement rauque sous la poussée des trois remorques. Il fit un appel de phares au vigile qui leva la barrière. Le monstre roula encore quelques centaines de mètres et vint s’immobiliser en face des bâtiments en lâchant une expiration de pompe hydraulique. Sous un auvent, des mineurs aborigènes prenaient leur pose en musique. Le son d’un didgeridoo tournoyait, planait comme un aigle, puis se transformait en un borborygme saccadé. Zachary entra dans le bureau et referma la porte. La clim était glaciale.

Dans sa chemise boutonnée jusqu’au col, Walker l’invita à prendre une chaise. Puis il ouvrit le réfrigérateur et se servit une Budweiser. Il proposa une canette à Zachary qui déclina. Tout en regardant son Smartphone, il s’assit et griffonna un papier qu’il tendit à son interlocuteur.

— Comme prévu, cinquante mille dollars ont été versés sur un compte, ouvert à votre intention aux Grenadines. Vous avez été impressionnant. Mes commanditaires voudraient vous faire intégrer un cercle restreint, composé uniquement de champions. Ça paye un max.

— Et si je refuse ? Vous me dénoncez ?

Le contremaître posa ses mains à plat sur le bureau.

— Apprenez à me connaître. Je n’ai qu’une parole.

Zachary rangea le papier dans sa poche et fixa Walker qui sirotait une bière.

— Il vient d’où, tout ce pognon ?

— Regardez autour de vous.

— Ah oui ? À quoi servent ces caméras dans l’arène ? Qui est le salopard qui a eu l’idée des serpents ? Vous ?

Walker souriait.

— Évitez de vous montrer trop malin ou trop curieux. Ce n’est pas ce que nous recherchons. J’attends votre réponse.

Zachary se leva et colla son front contre la vitre, un œil sur l’activité de la mine. Il pensa aux vingt-huit ans de Tania, sa poupée qui lui tournait la tête. Quand elle chantait dans les bars avec un swing terrible dans la voix, les mecs ne se tenaient que parce qu’ils savaient que son Zach aurait pu leur casser un bras sans problème, mais le temps passerait et un jour ou l’autre, elle le trouverait trop vieux. Un blanc-bec finirait par la lui piquer. Il se dit que c’était l’occasion de l’emmener faire ce voyage en Europe dont elle rêvait et peut-être même de l’aider à lancer sa carrière. Il toucha le papier dans la poche.

— OK.

— Alors, ça commence par un peu de lecture.

Walker tira un livre d’un tiroir et le posa sur le bureau : GLADIATORES, categories and fighting techniques.

Le lutteur feuilleta l’ouvrage, un traité sur les équipements et les techniques de combat des gladiateurs de la Rome antique.

— Vous plaisantez ?

À travers les fenêtres, le son du didgeridoo résonnait maintenant comme un gargouillis étouffé. Walker recula dans son fauteuil.

— À votre avis ?

*

Le corps nu de la victime n’était plus que plaies, morsures, griffures. On l’avait jeté dans le fleuve, enfermé dans ce grand sac en compagnie d’une vipère, d’un pitbull, d’un coq et d’un singe magot, un macaque aux longues canines. Le serpent vivait encore. Raphaël ressentait comme une crampe à l’estomac ; Lucchi, silencieux, tirait sur sa cigarette.

À la demande du photographe, les policiers de la scientifique retournèrent le corps très lentement. Les hommes sentirent le pont se dérober sous leurs pieds. Nico lâcha :

— Les ordures qui ont fait ça l’ont fouetté avant de le foutre dans le sac…

Il se leva et se tourna pour prendre un peu d’air frais, fixa des yeux la ligne d’horizon.

Raphaël sortit son carnet pour noter tous les éléments. Il lui échappa des mains. Son coéquipier le rattrapa au vol et le lui tendit. L’homme, d’environ trente-cinq ans, était grand et blond. D’un blond presque blanc. La mort donnait à ses yeux bleus un air de porcelaine.

Lucchi se pencha vers le fleuve, puis fit quelques pas sur le bitume. Il leva la tête, à la recherche de caméras de surveillance.

Le technicien faisait des prélèvements, répandait des poudres en vue de détecter d’éventuelles empreintes, peu probables après le séjour du sac dans l’eau. Son regard trahissait une colère sourde, lasse, mêlée d’incompréhension.

Il montra les doigts de la victime à l’assistance.

— La peau de la première phalange a été brûlée, sans doute au chalumeau. Le gars a dû bien morfler avant même de se retrouver dans ce sac.

Nico mesura les plaies. Une morsure avait sectionné la carotide. Les chairs gonflées d’eau avaient blanchi. Une odeur de merde, de vase et de sang séché flottait dans l’air moite.

L’attention du technicien se portait à présent sur les animaux. Des lambeaux de chair s’enroulaient autour des ergots du coq. Le singe avait dû succomber au venin de la vipère. Nico souleva les poils et montra les deux trous laissés par les crocs.

— On a peut-être une piste avec le pitbull, dit Lucchi.

Raphaël l’interrogea du regard, il poursuivit :

— Depuis quelques années, les mecs des cités ont des chiens d’attaque. Ce sont de grands amis des bêtes.

— Il n’y a pas que dans les cités qu’on affectionne ce genre de chiens, rétorqua Nico.

Tous fixaient la dépouille du canidé à la mâchoire effrayante. C’est alors que Raphaël remarqua l’inscription au fond du sac, à peine visible sur la toile souillée de sang, de plumes, d’excréments :

— Regardez !

Des lettres avaient été tracées au feutre indélébile :

CVI BONO

Le capitaine fit aussitôt une recherche sur son Smartphone, puis lut à haute voix :

— Cui Bono : « c’est un adage latin qui est utilisé soit pour suggérer un motif caché ou pour indiquer que la partie responsable de quelque chose n’est pas ce qu’elle paraît être à première vue. Habituellement, le terme est utilisé pour indiquer que la ou les personnes capables de commettre un crime peuvent être trouvées parmi celles qui ont quelque chose à gagner. Les parties qui bénéficient ne sont pas toujours évidentes ou ont peut-être détourné avec succès l’attention sur un bouc émissaire, par exemple. »

Nico enleva ses gants :

— Qu’est-ce que c’est que ce délire ?

Seul le mistral répondit, par un gémissement.

— Je file, dit Raphaël. Je voudrais vérifier quelque chose. On s’appelle, Ugo ?

Lucchi acquiesça et marcha vers sa voiture.

— J’espère qu’ils vont pouvoir identifier la victime.

Raphaël passa au commissariat pour rendre compte à Montrond, puis il tapa son rapport. Une copie serait transmise à la Direction interrégionale de la Police judiciaire de Marseille. Plus tard, il retrouva Gilbert, son vieux maître d’aïkido. Dans le dojo déserté, ils enchaînèrent des techniques de projection et augmentèrent peu à peu la rapidité des mouvements et la force des impacts sur le tatami.

Tomber.

Se relever.