Premier jour, pas de nouvelles, deuxième jour, pas de nouvelles. J’ai appelé tous les jours, toutes les deux heures : ce mal élevé de Bachir ne répondait pas à mes appels. J’ai même essayé d’appeler du portable de ma voisine pour qu’il ne voie pas mon numéro s’afficher. Eh bien, vous savez quoi, il a répondu, ce bâtard ! Il a commencé à faire un bruit obscène avec sa bouche pour me faire croire qu’il n’avait pas de réseau. Il me prenait clairement pour une imbécile. Mais ça ne fait rien. J’allais lui montrer, moi, qui était Madame Ouazzou, à ce h’mar ! Je n’avais pas d’autre solution que de me pointer au commissariat. Je ne l’ai pas fait avec la joie dans le cœur. Le lieu était sale, sordide, grouillant de plaignants miséreux et de criminels. Mais j’ai pris sur moi. Mon cœur n’allait refroidir que lorsque j’aurais vu cette voleuse de H’lima en train de moisir dans sa cellule.
Alors, là, j’ai failli m’attraper une crise cardiaque. Bachir avait laissé partir cette fille du péché, cette kahba, cette sale gamine puante. Comment lui remettre la main dessus ? Impossible. Je ne vous dis pas comment j’ai déversé ma rage sur lui. Je l’ai nommé de tous les noms, devant ses collègues et tous les témoins qui étaient présents. Il regardait à droite, à gauche, puis balbutiait comme un gamin. Comment il avait fait pour ne pas voir à quel point cette H’lima était une salope. Elle l’avait aveuglé à force de minauder et de faire sa meskina, sa pauvre innocente. Il croyait que je n’avais pas vu comment elle se penchait pour lui donner son sein à reluquer ! C’est moi qui la connais, elle et ses combines. Quand elle travaillait chez moi, elle portait une tunique longue et un foulard. Mais un jour, j’ai fait mine de m’absenter. Je suis revenue à la maison l’improviste, et là, je l’ai surprise en train de servir mon mari et mon fils en seroual transparent et en chemise décolletée. Vous n’imaginez pas toutes les insultes que je lui ai fait écouter ! La h’chouma, je vous jure, j’avais honte à sa place. Depuis, j’ai obligé les domestiques à mettre une blouse.
Pendant que je le savonnais, Bachir avait gardé la tête baissée, puis quand j’ai fini, il a lâché qu’il avait retrouvé ma ceinture.
− Tu as retrouvé ma ceinture ! me suis-je écriée sans vouloir y croire. Et pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? Tu es sûr que c’est elle ?
Bachir a haussé les épaules et il a dit :
− Vous m’avez bien dit qu’il y avait la date de naissance de votre fils gravée à l’intérieur de la ceinture ?
− Oui, en effet. Mon mari a gravé la date de naissance de notre fils sur les trois ceintures qu’il a achetées pour moi, sa mère et sa sœur. C’est pour vous dire à quel point il me rabaisse à leur niveau. Dans sa naïveté, il croit que nous sommes toutes kif-kif.
− Alors, c’est votre ceinture que j’ai trouvée.
Apparemment, Bachir avait fait plusieurs bijouteries et fini par trouver ma ceinture dans une boutique du Mâarif qui appartient à un Juif. Si je voulais la récupérer, il fallait que je la rachète. Ils sont comme ça, les Juifs. Les affaires, c’est les affaires, c’est pour ça que eux, ils réussissent et que nous, les Arabes, nous retournons en arrière. Bref, la ceinture lui avait été vendue par un homme barbu, habillé à l’occidentale qui parlait français. Il avait une facture d’achat. Comment il l’a eue, Dieu le sait. D’après le bijoutier, l’homme avait un physique, type marocain. Comment voulez-vous qu’on avance dans l’enquête avec une description pareille ?
Bachir peut dire ce qu’il veut. Rien ne peut m’enlever du crâne que c’est la bonne qui a volé ma ceinture. L’homme qui l’a vendue au Juif est son complice, probablement son copain. Vous savez, les bonnes, elles travaillent main dans la main avec des bandes de malfaiteurs. Un fils d’immigré probablement qui s’est laissé pousser la barbe. Comme ça ne leur suffit pas les calamités qu’ils causent dans les banlieues à l’étranger, ils viennent en semer un peu chez nous aussi.
Il fallait que je mette mon mari, le colonel, sur le coup pour arrêter cet homme qui, je ne sais comment, s’est retrouvé en possession de ma ceinture. Sauf que le colonel maintenant, à vrai dire, il ne fait plus tellement attention à ce que je lui dis. Quand je lui demande d’intervenir pour disgracier un de mes ennemis ou nuire à sa carrière, il me dit : Dieu se vengera. J’ai l’impression de parler aux murs. Ce n’est pas normal, il m’inquiète, cet homme. Depuis quelque temps, il rentre du travail et va directement se clouer devant cette boîte à curiosités qu’on appelle la télévision. Toutes les chaînes y passent. Les françaises où ça ne fait que parler, les allemandes où tu peux à tout moment tomber sur un film pornographique, les italiennes et leur cortège de présentatrices aux seins refaits et aux bouches siliconées. Il regarde n’importe quoi. Je l’ai même surpris une fois à suivre des feuilletons turcs doublés en polonais et sous-titrés en urdu.
Quand j’essaie de le faire parler, réagir, il soupire bruyamment, se lève, enfile ses babouches et va jouer aux cartes avec ses copains du bistrot à Aïn Diab. Enfin, à ce qu’il dit ! Ses origines berbères ressortent avec l’âge malgré mes efforts pour le civiliser. Je lui ai fait pourtant couper tout contact avec sa famille qui fait exprès de parler tamazight devant moi pour que je ne comprenne rien. Sûrement qu’ils parlent dans mon dos. Ce sont des gens qui se consument de jalousie. Ils ne valent pas la poussière que nous, les gens de Fez, nous rejetons de la semelle de nos chaussures. J’aurais dû savoir qu’on ne change pas les gens. Où étaient passés les jours où Ibrahim Ouazzou m’appelait par des noms de princesse et de chourfa, les descendants du prophète dont je fais partie ? Lalla Fatiha, la gazelle, la lumière de mes yeux. Voilà comment m’appelait le colonel en public, le même homme qui faisait trembler les soldats et intervenait dans le conflit du Sahara.
Au début de sa carrière, dans la force de l’âge, il plaisait aux femmes. Il me trompait, je le savais. Comme je ne lui avais pas encore donné d’enfants, il pouvait facilement être tenté de prendre une autre femme pour lui pondre des petits héritiers. Alors, j’ai tout de suite agi. Mes voisines disaient que je l’avais ensorcelé, mais ça, c’est parce qu’elles étaient jalouses. Elles croyaient que tout le monde était comme elles, sans racines et sans scrupules. Moi, je suis issue d’une famille qui obéit à Dieu. Je suis allée visiter le mausolée de Moulay Driss Zehroun, à Meknès et j’ai prié le saint pour qu’il intercède auprès d’Allah en ma faveur. J’ai distribué le couscous aux portes des mosquées et fait de généreuses aumônes. J’ai ramené chez moi des toulbas pour qu’ils chantent le Coran. Les moindres recoins de ma maison étaient encensés par Ettfousikha, le bois sacré qui écarte le mal. Enfin, après de nombreuses tentatives, Dieu a eu pitié de moi et m’a donné un fils. Qu’Allah le protège !
J’ai de grandes ambitions pour Anouar, mon fils unique. Avec la permission d’Allah, il va devenir docteur ou homme d’affaires. Il n’y a rien que je ne ferais pour lui. Je suis prête à couper dans ma chair pour lui donner les meilleures chances dans la vie. Je veux qu’il puisse entrer dans les plus grandes universités européennes et américaines. Mon fils va réussir, j’en suis sûre, car je lui en donne les moyens. Le reste n’est pas entre mes mains. Je prie Dieu tous les jours pour qu’il évite de croiser le chemin des filles de mauvaise vie qui risquent de briser son avenir.
Je dois tout le temps surveiller mon Anouar. La corniche de Casablanca est remplie de filles de la rue habillées chez Zara. De nos jours, tu ne fais plus la différence entre une fille bien et une traînée. Elles peuvent tout se permettre avec l’argent de la prostitution. Vous voulez que je vous dise, c’est le cul qui fait tourner l’économie dans ce pays. Rien qu’en face de chez nous vivent deux filles seules : les sœurs Benjedid. Sans famille et sans personne pour les commander. Leur maison a deux portes, de sorte qu’elles font rentrer les hommes par devant et par derrière. Je les ai vues de mes yeux, plein de fois, essayant d’attirer mon fils chez elle, surtout l’une d’elles, Selwa, celle qui est réceptionniste dans un hôtel pour Saoudiens. On ne va pas me faire croire que c’est grâce à leur misérable salaire, à elle et à sa sœur, qu’elles peuvent se permettre d’entretenir une villa à Anfa. Elles racontent zâama, comme quoi, elles vivent de l’héritage que leur a laissé leur père. Combien de temps un héritage peut durer ? Franchement ? Ce n’est pas comme si l’argent avait le pouvoir de se reproduire. Il n’y a que la chaîne de bnadem, les descendants d’Adam, qui ne tarit jamais. L’autre, la moche, Noufissa, est prof de français dans un lycée. Je prie Dieu pour qu’il vienne en aide à ses élèves. On dirait un singe. Elle doit tellement leur faire peur que, la nuit, ils font des cauchemars. Mais ça, c’est un autre dossier sur lequel je travaille. Je ne vais trouver le repos que lorsque je les aurais dégagées du quartier. J’ai juré.