« Racine et Shakespeare » est un essai de Stendhal écrit entre 1823 et 1825, donc deux ans avant la publication du « manifeste » du Romantisme français, « Cromwell » de Victor Hugo. « Racine et Shakespeare » est un manifeste précoce sur le Romantisme, et contre le Classicisme.
Ce qui dit l’essai
Dès la préface, Stendhal annonce la couleur : « Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’une révolution semblable en poésie. Jusqu’au jour du succès, nous autres, défenseurs du genre romantique nous serons accablés d’injures. Enfin ce grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera… » Le premier chapitre met ensuite en place un dialogue entre un académicien, partisan du Classicisme, et un Romantique. Le dialogue, dont Stendhal aurait été « réellement témoin au parterre de la rue Chantereine », porte principalement sur la règle des trois unités. A travers ce dialogue, Stendhal prêche un renouvellement du théâtre, un abandon de la règle des trois unités et un théâtre en prose. Mais surtout, il souhaite un théâtre qui n’ait pas honte de susciter des passions plutôt que des bâillements. Et pour expliquer comment la règle des trois unités est devenue une convention absurde, comme elle paralyse la poésie, comme une création artistique réduite à n’être que la répétition ou l’imitation d’œuvres classiques n’a pas d’intérêt et ne ressemble plus à de l’art mais à une célébration d’une ère classique, il se réfère à Shakespeare : « or, je dis que ces courts moments d’illusion parfaite se trouvent plus souvent dans les tragédies de Shakespeare que dans les tragédies de Racine. Tout le plaisir que l’on trouve au spectacle tragique dépend de la fréquence de ces petits moments d’illusion, et de l’état d’émotion où dans leurs intervalles, ils laissent l’âme du spectateur. ».
Dans le chapitre deux, il s’intéresse au rire et constate que l’on ne rit pas beaucoup dans la plupart des comédies françaises. Et il compare « le rire fou que nous cueillons sur le Falstaff de Shakespeare » aux comédies de Molière, qu’il juge « inférieur à Aristophane. Et il explique cela en exposant les conditions du comique : « la clarté et l’imprévu. », toutes deux cruellement absentes du Classicisme, tout de conventions, s’adressant à une société différente de la nôtre. Et si nous acceptons toujours ces conventions, pourtant tout à fait caduques, c’est peut être parce que « Nos cours de littérature nous on dit au collège que l’on rit à Molière, et nous le croyons, parce que nous restons toute notre vie, en France, des hommes de collège pour la littérature. »
Dans le chapitre trois, il nous explique enfin ce que sont le classicisme et le romanticisme : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir possible à leurs grands-pères. » Mais s’il considère Sophocle et Euripide comme romantiques, il explique aussi : « Imiter aujourd’hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le Français du dix-neuvième siècle c’est du classicisme. »
En fait, sa définition du Romantisme est originale, « stendhalienne » : « Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. », et il y oppose :« Le classique prudent au contraire, ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron, dans son traité de Senectute. »
Et on peut confirmer l’originalité de la vision « stendhalienne », qui critique avant l’heure le style précieux, ampoulé, et déjà classique des Romantiques : « Lord Byron, auteur de quelques héroïdes sublimes, mais toujours les mêmes, et de beaucoup de tragédies mortellement ennuyeuses, n’est point du tout le chef des romantiques. » Pour bien s’assurer que l’on saisit son point, il ajoute : « L’esprit français repoussera surtout le galimatias allemand que beaucoup de gens appellent Romantique aujourd’hui. ». C’est dit.
Et pour être sûr d’être bien compris, il ajoute : « Les Romantiques ne conseillent à personne d’imiter directement les Drames de Shakespeare. Ce qu’il faut imiter de ce grand homme, c’est la manière d’étudier le monde au milieu duquel nous vivons, et l’art de donner à nos contemporains précisément le genre de tragédie dont ils ont besoin, mais qu’ils n’ont pas l’audace de réclamer, terrifiés qu’ils sont par la réputation du grand Racine. »
Le Romantisme selon Stendhal
On l’aura bien compris, « Racine et Shakespeare » n’est pas une attaque de Racine, ce n’est pas un panégyrique de Shakespeare, ce n’est pas une ode chantant les louanges du Romantisme, ce n’est pas une première escarmouche annonçant Hernani, c’est encore moins un compliment déguisé sur Chateaubriand, qu’il n’aimait pas du tout, ou une ode sur le Romantisme allemand, par lequel il n’était pas vraiment impressionné. Finalement, le Romantisme selon Stendhal, ce n’est absolument pas ce que nous appelons aujourd’hui le Romantisme, français (Lamartine, Chateaubriand, Théophile Gautier, ou Hugo), ce n’est pas non plus le Romantisme allemand (Goethe, Schiller…), ni le Romantisme anglais (Lord Byron, Walpole…), c’est une réaction au Classicisme, qui étouffait toute velléité de changement ou de réveil de la littérature, mais c’est avant tout une sorte de prémonition presque…pré-rimbaldienne : « il faut être absolument moderne ».
L’écriture de Stendhal, pré-américaine ?
Stendhal croît dans un style naturel, spontané, sans fioritures, débarrassé de vieilles conventions ; il croit dans la simplicité, dans les phrases qui font mouche, dans le vrai, sans peur des passions ni de l’intime. Le style de Stendhal, c’est l’opposé de l’imitation, le refus des conventions, de s’inscrire dans un genre littéraire bien précis, d’écrire d’une façon convenue. Stendhal n’est d’aucun camp, d’aucune caste, c’est, un peu comme Rimbaud, déjà un écrivain voyageur, en rupture avec la société bourgeoise, en avance par rapport à son époque, parce qu’il ne la sacralise pas, et est bien conscient de la relativité des goûts et des mœurs. Stendhal n’aurait pas aimé beaucoup des fleurons de notre époque littéraire, parisienne, monothéiste, convenue, nombriliste, autocentrée sur le soi, son petit cercle, son monde étriqué, geignarde et si bourgeoise dans son refus du monde bourgeois qu’elle soi-disant exècre. Stendhal était résolument tourné vers l’extérieur, vers l’autre ; comme Rimbaud, il cherchait à vivre, il cherchait la liberté…ailleurs, hors d’un monde obsédé par le conformisme et ses conventions. Je crois que beaucoup des écrivains américains admirés depuis les années cinquante ou soixante, Kerouac, Dante, Miller (qui écrivit un essai sur Rimbaud) doivent beaucoup à Stendhal et Rimbaud. Je crois aussi que Stendhal n’aura pas désavoué ces mots de Pelecanos : « Either you tell a story or you don’t. Do you want to draw attention to yourself and your own writing and your beautiful style or do you want to be invisible and let the story and the characters take over for the reader ? ». Et même si Stendhal évoqua dans Vie de Henry Brulard son amour de Shakespeare et son manque d’intérêt pour Racine, sa critique du Classicisme auquel il oppose le modernisme, pourrait se comprendre ainsi, pour citer de nouveau Pelecanos : « you can say it’s a personality flaw of many writers- they can’t really conform. They question everything, from authority to driving the same route every day. ». Et voilà, comme il aurait dit: “To the happy few.”
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