TERREAU TOXIQUE

30 décembre, 14 h 50

Le prêtre ne sait pas de qui il parle, ce fonctionnaire des funérailles. Ses paroles lancées du haut de la chaire sonnent creux et n’apportent aucun réconfort. Cette enfilade de lieux communs remplit la nef de vacuité, appuie l’insignifiant au détriment de l’important, brosse de la défunte un portrait si tronqué qu’elle ne fait qu’enfoncer son absence encore plus profondément. L’assistance, docile, se lève et se rassoit, chante et fait silence. Église comble, anonyme homélie ; il ne doit pas jouer souvent à guichets fermés, le curé. Les gens se plient aux instructions dans un grincement de banc. Au premier rang, Nadia suit le mouvement comme un automate. La voix aiguë d’une blonde dont la tenue provocante tranche avec l’austérité ambiante lui martyrise les tympans. Elle se demande un instant ce que cette Falbala fait là, au bras de son père ou de son grand-père – en vérité son Agecanonix de mari apprendra-t-elle plus tard –, si la vamp ne s’est pas trompée de cérémonie, avec sa jupe rouge flamboyant à peine décente pour un mariage. Quand elle essaie d’entonner un psaume à son tour, les notes se brisent dans son gosier. Ce qui la tient debout, Nadia, c’est qu’elle n’a pas encore pleinement réalisé. On met du temps à assimiler l’impensable. L’incrédulité persiste, malgré ces obsèques qui tendent à ancrer le drame dans la réalité, à initier le processus de deuil. Au premier rang, un condensé d’accablement, yeux rouges, visages livides, traits hagards et gestes vides. Son deuil ! Quelle idée ridicule ! Peut-on jamais se résigner à l’inconcevable ? En quelques mois, sa vie s’est vidée de son sens jusqu’à la dernière goutte, un épanchement que nulle transfusion ne saurait combler, comme une déportation en terre d’absurdie. Cette scène à l’église, face à ce cercueil, puis le long cortège jusqu’au cimetière dans le vent glacial de la fin décembre, ne sont que l’aboutissement d’un cauchemar qui a débuté sur un mode anodin.

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1er octobre, 04 h 58

Au début, tout va bien. L’ambiance est légère. Il y a comme des bulles dans l’air. Des bulles de bien-être, des bulles de paroles. Un parfum frivole. Nadia se sent en confiance. Elle rit de tout et de rien, tonalité majeure. Puis le décor s’assombrit. Imperceptiblement, il devient plus lourd à respirer, comme chargé de plomb. Les mots commencent à lui coller au palais ; ils s’engluent dans son larynx. Elle essaie de rire encore, mais le cœur n’y est plus, le rire sonne faux, il déraille, elle aussi. C’est là qu’elle se souvient. Un objet va chuter. C’est imminent. Un objet de rien du tout, une futilité. Il va tomber, il va rouler et ce sera le début de la fin. Elle le verra disparaître sous le sommier et cela soulèvera comme à chaque fois un monceau d’angoisses. Elle voudra regarder sous le lit, la réponse s’y tapit, toujours elle se le dit, mais la révélation se dérobe, le rêve s’arrête, jamais elle n’a le temps de lever le voile.

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25 décembre, 16 h 50

Pas de neige, cette année, pour Noël. Juste un voile de brume qui répand son humide morosité sur la plaine, plombe les humeurs et assombrit encore des jours déjà éphémères. C’est à peine si l’on distingue les guirlandes de lumières accrochées ici et là aux balcons. Chez les Diserens, le sapin a triste mine. On s’est bagarré pour échapper à la corvée de décoration ; il a fait les frais de ce désintérêt. Ce sapin miteux ressemble à la gamine. Les traits de plus en plus creusés, elle s’obstine à nier une dérive pourtant flagrante. Une huître, de plus en plus repliée sur elle-même, qui avive l’inquiétude des proches par la brusquerie avec laquelle elle les remballe. L’arbre comme la fille sont révélateurs de la décrépitude de ces derniers mois. Contraste avec l’an passé où l’on avait réveillonné tard, dans une féerie de bougies. La photo épinglée sur le frigo montre des visages radieux, une débauche de guirlandes. Ladina s’en était donnée à cœur joie. Les joues pleines et l’œil pétillant, elle sourit à la vie et à l’objectif. Cette année, elle a jeté quelques cheveux d’ange, balancé deux clochettes :

— Comme si j’avais que ça à faire !

C’est Nadia qui a fini par s’y coller, l’humeur friable et la motivation au ras du plancher. Et ça n’a pas manqué, Ladina a fait tomber une boule mal accrochée en venant piquer un chocolat. Des éclats de verre ont été projetés dans tout le salon.

— Si déjà tu ne plantes pas un clou, essaie au moins de ne pas me donner du travail supplémentaire, a explosé Nadia.

— T’excite, je ramasse.

Que s’est-il donc passé pour que tout parte en capilotade ? Mêmes convives que l’année précédente, mais un changement de tonalité si flagrant, toute spontanéité évaporée, et que dire de la joie ! Quand est-ce que ça a commencé ? Avec le cauchemar récurrent ou déjà avant ? Est-ce le bigoudi qui a tout entraîné dans sa chute ? Un moment qu’elle n’en rêve plus d’ailleurs ; il a déserté ses nuits pour aller noircir ses journées. Incroyable illustration de l’effet papillon, un objet vous glisse des mains et c’est tout un pan de bonheur qui s’effondre, bonheur certes factice, mais qui a longtemps suffi à faire illusion.

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1er octobre, 05 h 01

Comme à chaque fois, Nadia n’est que sueur froide et palpitations lorsqu’elle émerge trempée, glacée, si vulnérable dans l’obscurité. Elle met un moment à dissiper la brume, à se resituer. Ce n’était qu’un rêve, toujours ce même satané rêve récurrent qui la tourmente depuis le début de l’été. Si ça n’a pas passé d’ici Noël, j’irai consulter, se promet Nadia. La présence de Dimitri à ses côtés ne lui est d’aucun réconfort, puisqu’il dort. Comment chasser les démons, comment éviter de ressombrer, encore et toujours, dans cette vision si affolante malgré son caractère anodin, ou peut-être justement à cause de lui ? L’obscurité l’enserre de ses doigts visqueux. Comment retrouver le sommeil et un brin de sérénité sans s’assurer qu’il n’y a pas d’entité malveillante tapie dans le noir. Nonobstant les grognements de protestation de son compagnon, elle ne résiste pas au besoin d’allumer la lampe de chevet. Rassemblant tout son courage, elle se penche sous le lit, prunelles écarquillées… Il n’y a rien, rien qu’un parquet nu et muet.

— Tu fous quoi, bordel ?

— Excuse-moi, j’ai encore cauchemardé.

— C’est pas vrai ! Et faut vraiment que tu me balances à chaque fois la lumière dans la gueule ?

— Je suis désolée. C’est trop flippant dans la nuit.

Avec un soupir d’exaspération teinté de tendresse, il la prend dans ses bras, l’enveloppe de sa chaleur qui dissipe instantanément les vibrations de la peur. Elle se sent sotte, Nadia. Mais si bien sous les caresses de son Dimitri, si reconnaissante de cet apaisement qu’il lui offre et du sommeil qu’il lui sacrifie.

— Pardon, mais c’est tellement angoissant ce qui se dégage de ce rêve.

— Encore celui du bigoudi ?

— Oui, c’est vrai, c’est un bigoudi qui tombe, je crois bien. Curieux non, ça fait bien un siècle que plus personne ne met ça.

— Il y a sûrement une signification symbolique. C’est assez phallique comme objet, non ?

— Ah, le narcissisme masculin ! Ce besoin de toujours tout ramener à votre petite excroissance.

— Je t’en foutrais des petites excroissances.

Il la chatouille un peu, la papouille. À nouveau tout n’est que rire et gaieté. Désir. Après toutes ces années, la peau de Dimitri l’électrise encore. Moins qu’au début bien sûr, mais tout de même. Ce corps si ferme, ces muscles bien dessinés. Elle aime poser sa tête sur ses pectoraux, épouser les ondulations de sa respiration, explorer les sensations de Dimitri et déguster le parcours de ses mains sur les zones à frissons. Elle savoure et anticipe leur trajectoire, se laisse envahir, réceptive, attentive, par une marée de bien-être qui rejoint lentement le point d’excitation de son compagnon. Il attend ce moment pour s’engouffrer en elle et cette immixtion provoque comme à chaque fois une explosion de sensations. Ensuite, il joue avec la vague, la fait monter et redescendre, variation des cadences, plaisir en suspension, tandis qu’elle mendie du regard ; elle se cabre d’impatience pour mieux le relancer, l’embraser. Il plonge ses yeux dans les siens, elle s’affole, lui se retient, se régale de l’effet qu’il lui fait encore après plus de quinze ans, finit par s’abandonner à son tour au délice complice. Puis cette parenthèse tendresse les rejette repus, apaisés, détendus, dans les bras de Morphée.

Quand le réveil sonne quelques heures plus tard, elle s’accroche à lui, quémande un sursis. Il s’arrache délicatement :

— Faut que je file, je vais être en retard.

— Juste deux minutes.

— C’est pile ce qui va me manquer pour éviter les bouchons.

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— Alors au moins un tout petit câlin.

Il l’embrasse encore sur les lèvres et dans les cheveux, amorce un mouvement de recul.

— Qu’est-ce que tu as fait de ta boucle d’oreille ?

Il se passe la main sur le lobe.

— Je sais pas. Elle a dû tomber cette nuit pendant nos ébats. Tu chercheras dans les draps. Ça m’embêterait de la perdre. Allez je me sauve. Bisous.

De la fenêtre, elle le suit des yeux, séduisant dans les couleurs chatoyantes de ce début octobre. Elle va essayer de la lui retrouver, sa boucle. Et sinon, elle lui en offrira une autre pour Noël, une encore plus belle.

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5 octobre, 14 h 07

Tandis qu’Odile s’active en cuisine, Nadia admire par la fenêtre les arbres aux feuilles dorées, gorgées de l’éclat de ce soleil maintenant chaque soir plus pressé de s’en aller. Quelle splendide parure ! Comme elle aimerait retenir cette saison, éviter de sombrer dans l’hiver. Odile apporte deux tasses fumantes, les dépose sur la table basse, s’assied en tailleur face à son amie. Charmante elle aussi en t-shirt ample et leggings, avec ses longues cuisses de sportive, ses cheveux relevés, sa façon de s’étirer et son sourire où flotte encore un reste de sieste.

— Tu vieillis pas, toi, observe-t-elle avec une pointe d’envie.

— On se voit trop souvent pour constater les dégâts, rigole Odile en repoussant derrière l’oreille une mèche qui tire-bouchonne. C’est quand on n’a plus croisé quelqu’un depuis des lustres que le délabrement nous saute aux yeux.

— Justement, ça fait une éternité qu’on n’a pas bu le thé ensemble !

— T’as raison, au moins deux semaines.

— Tu m’as manqué. Pourtant, t’as toujours pas une ride, pas un bourrelet, pas un cheveu blanc. Et encore bronzée début octobre, avec ça. Tu fais comment ?

— Pour les cheveux, faut pas te leurrer, le coiffeur y est pour quelque chose et pour le reste, c’est l’air de la Toscane. Mais t’as pas à te plaindre non plus, qu’elle ajoute en soufflant dans sa tasse.

Nadia regarde son amie avec affection. Tout chez elle est gracieux, chacun de ses gestes, la moindre de ses mimiques. Cette femme dégage un tel charisme qu’on a d’emblée envie de l’imiter. Étrange qu’elle n’ait jamais réussi à retenir un homme, à forger une complicité, à constituer un répertoire de souvenirs communs qu’on peut évoquer à l’envi quand la nostalgie nous saisit. La pauvre n’a jamais eu que des amants de passage, des beaux-parleurs au cœur déjà pris, des plaisirs sans lendemain, le sexe sans la connivence de ceux qui partagent autre chose.

— C’est quoi pour toi, une meilleure amie, qu’elle lui demande à brûle-pourpoint.

— Quelqu’un à qui je peux tout raconter, répond Nadia après un brin de réflexion. Et pour toi ?

— Quelqu’un qui me fait vraiment confiance… je crois que c’est ça le plus important.

Elles échangent un regard de tendresse et de complicité.

— Et comment va ma filleule ? s’enquiert Odile.

Nadia soupire.

— La vraie ado. En plein chamboulement. Assoiffée d’autonomie et encore tellement dépendante.

— L’âge ingrat quoi.

— Ces derniers jours, elle avait l’air un peu perturbée. Bon, rien de dramatique non plus : la santé est bonne, les notes passables…

— Faudrait quand même qu’on trouve l’occasion de se voir avant les fêtes.

— Au rythme où ça file… Trop chou tes bouclettes ! Comment t’as fait ça avec tes cheveux tout raides ?

— Recette de grand-mère : c’est tout simple. Tu veux les mêmes ?

Ravie d’être choyée, Nadia accepte de bonne grâce. Son amie l’installe à une coiffeuse, dans la chambre à coucher. Elle ouvre une trousse, farfouille à l’intérieur, finit par en extraire quatre gros bigoudis. Nadia pouffe :

— Ma parole, tu nous ressors l’attirail des années cinquante !

Ses propres mots, dans cette situation pourtant inédite, ont un drôle d’air de déjà-vu. En les prononçant, elle s’engage dans une réminiscence. La disposition des choses, les gestes accomplis, les répliques à venir, tous les ingrédients de ce moment lui sont familiers. Nadia se raidit. Elle sait ce qui va se passer, elle connaît les dialogues à la virgule près. Mais il est trop tard pour rembobiner.

— T’en fais une tête ! s’exclame Odile comme prévu.

Nadia vérifie dans le miroir. Elle voit le bigoudi qui va s’échapper des doigts de son amie. Ça y est, le bigoudi tombe et roule sous le lit. Quelle drôle de sensation que de se retrouver au cœur de cette scène qu’elle a déjà vécue des dizaines de fois sans avoir le pouvoir d’y changer quoi que ce soit !

— Laisse, j’y vais.

FIN DE L’EXTRAIT

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