Thoreau, Journal.
Sélection de Michel Granger
Trad. Brice Matthieussent
Le mot et le reste 2014.
Un autre Thoreau. Thoreau intime. Thoreau extime. Il était grand temps de sortir le Journal de Thoreau de sa « quasi-obscurité ». Michel Granger a tranché dans les 7000 pages du journal de Thoreau. Avant de choisir, il faut arpenter le champ de l’écriture d’une vie, le travail d’une vie. Saluons la ténacité, la patience, la passion raisonnée et la science de l’homme du choix. Ici, c’est un travail de jardinier respectueux des règles mêmes de la nature de son objet monumental. Qui lirait un journal de 7000 pages s’étalant sur près de 25 ans ?
Thoreau (1817-1862) est mort « jeune » (au regard de notre époque et de nos lieux). C’est dire le temps pris sur une vie pour l’écriture. Il prenait du temps pour marcher, pour contempler et pour « gagner sa vie honnêtement ». Une telle quantité de pages recèle inévitablement de la qualité. De quoi s’agit-il ?
Walden a rendu Thoreau célèbre. Les grands livres jettent de l’ombre sur l’autre partie de l’œuvre, de l’œuvre en train de se faire, au jour le jour, et Thoreau vivait et pensait dans l’instant éternel et l’éternité de l’instant. Si on rappelle l’évidence que chacun vit aussi dans son époque, alors l’éclair surgit. L’époque de Thoreau est l’essor du machinisme et le début de son envahissement. Et Thoreau a payé le prix de l’expression de sa résistance à cette idéologie. De plus, le gouvernement civil qu’il a affronté et subi a induit une censure extérieure qui produit des censures intérieures quand il s’agit de faire une conférence publique ou d’éditer un ouvrage. Et Thoreau fut obligé, on le sait, de camoufler ses pensées profondes, avec mille subtilités et art de la dissimulation. À quoi bon (se) mentir quand on dialogue avec soi-même ? Dans ce journal intime, on trouve un Thoreau libéré du dehors : le message se passe de camouflage. Plus intensément authentique, plus singulièrement sincère, au plus près de Thoreau. Quel est le résultat de cette sélection perlière ?
1841 : Un livre vraiment bon s’attire très peu de faveur.
1851 : La civilité et les bonnes dispositions gâchent la plupart des hommes.
1854 : Nous devrions nous demander chaque semaine : notre vie est-elle assez innocente ? Traitons-nous de manière inhumaine l’homme ou l’animal, en pensée ou en acte ? Pour être sereins et réussir, nous ne devons faire qu’un avec l’univers. La moindre blessure inutile consciemment infligée à n’importe quelle créature équivaut à un suicide. Quelle paix – ou quelle vie – doit être celle du meurtrier ?
L’inhumanité de la science m’inquiète, ainsi quand je suis tenté de tuer un serpent rare afin de pouvoir en déterminer l’espèce. J’ai le sentiment qu’on n’acquiert pas ainsi le vrai savoir.
Etc. (si on en veut encore, on peut acheter le livre)
Michel Granger le dit clairement : « C’est donc en secret que Thoreau a laissé s’exprimer une voix discordante – résistance à la technique, au capitalisme industriel, à la mode… au progrès, à la presse et aux conformismes… Parce qu’il s’adresse à lui-même, Thoreau peut s’exprimer avec une vigueur mordante contre les aspects fondamentaux de la civilisation des États-Unis au milieu du XIX° siècle, ce qu’un éditeur de l’époque aurait difficilement toléré… Penseur libre, il s’attaque sans ménagement à une Amérique qui ne pense guère mais qui pratique la religion de façon ostentatoire… Il s’oppose à la marchandisation, au fait que tout a un prix… Il fait l’éloge de la lenteur et, s’appuyant sur le modèle ancien des “commons”, terrains utilisables par tous, il envisage la nécessité d’une gestion commune des ressources et des sites naturels ».
Il faut le marteler. Thoreau est complexe, multiple, paradoxal. Mais cela ne suffit pas. Thoreau n’est pas réductible à une seule détermination. Il déborde, exprime et intensifie dans son Journal la plupart des vecteurs de compréhension et de résistance à notre monde d’aujourd’hui en ce qu’il a de plus terrifiant, de plus contrôlant, de plus envahissant. Contre cet envahissement du contrôle, les salutaires disséminations de ces pages choisies. Si la cabane de Walden était indispensable au recul, le retour à la ville n’était pas moins nécessaire. L’isolement seul est isolation. La vie est retour et changement, passage, exigence d’harmonie avec ce monde-ci qui est le nôtre. Les catastrophes « naturelles » nous suffisent. N’en rajoutons pas. Et ne nous faites pas croire que les catastrophes artificielles sont naturelles.
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Thoreau
Résistance au Gouvernement Civil et autres textes.
Traduction de l'anglais (USA) Nicole Mallet.
Introduction et notes de Michel Granger.
Éditions Le Mot et le Reste 2011.
Résistance et non désobéissance. Quelle différence ? C'est d'abord la traduction littéralement exacte de l'essai qui a rendu Thoreau célèbre. Le glissement de la résistance vers la désobéissance est très fin. Aussi subtil que la notion de frontière qui émaille les écrits immenses de l'Américain, le délicat respect l'emporte sur les récupérations obtuses, sources des foudres de la censure et de malentendus variés. Si désobéir revient à manquer de civilité, alors Thoreau n'est pas un désobéissant, encore moins un incitateur à la violence gratuite.
FIN DE L’EXTRAIT
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Published by Les Éditions de Londres
© 2015 — Les Éditions de Londres
ISBN : 978-1-910628-46-1