Personne n’est exempt de dire des fadaises. Le malheur c’est de les dire avec conviction.
[Cet homme va me dire, avec grande emphase, de grandes sottises. (Térence, Heaut. act. III, sc. 6, v. 8.)]
Cela ne me concerne pas. Les miennes m’échappent aussi nonchalamment qu’elles le valent. D’où bien leur en prend. Je les laisserais soudain, sans que ça me coûte. Et ne les achète, ni ne les vends que ce qu’elles méritent. Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. Que ce soit vrai, en voilà la preuve.
À qui la perfidie n’est-elle pas détestable, puisque même Tibère l’a refusée à si grand coût. D’Allemagne, on lui proposa, s’il le trouvait bon, d’éliminer Ariminius avec du poison (c’était le plus puissant ennemi que les Romains avaient, qui les avait si vilainement traités sous Varus, et qui seul empêchait l’accroissement de la domination de Tibère dans ces contrées). Il fit répondre que le peuple romain avait l’habitude de se venger ouvertement de ses ennemis, les armes à la main, non pas par une fraude et en cachette. Il quittait l’utile pour l’honnête. C’était, me direz-vous, un menteur. Je le pense, ce n’est pas étonnant chez les gens de sa profession. Mais pour autant, l’affirmation de la vertu ne porte pas moins dans une bouche qui la hait. D’autant que les faits la lui arrachent de force, et que, s’il ne veut pas la recevoir en soi, au moins il s’en couvre pour s’en parer.
Notre état public et privé est plein d’imperfections. Mais il n’y a rien d’inutile dans la nature, même pas l’inutilité, rien ne s’est créé dans cet univers, qui n’y tienne une place opportune. Notre être est cimenté de qualités maladives, l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous et nous possèdent si naturellement que la présence s’en reconnaît même chez les bêtes. Et même la cruauté, vice si dénaturé, y est présente, car, au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans je ne sais quelle pointe aigre-douce de volupté maligne à voir souffrir autrui, et les enfants le ressentent aussi.
[Il est doux, lorsque les vents bouleversent les mers, de contempler du rivage le péril des vaisseaux battus par la tempête. (Lucrèce, II, 1.)]
Si de ces qualités maladives, on en ôtait les semences chez l’homme, on détruirait les conditions fondamentales de notre vie. De même, dans toute société, il y a des fonctions nécessaires, non seulement abjectes, mais encore vicieuses. Les vices y trouvent leur rang et servent à assurer nos relations, comme les venins servent à la conservation de notre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant que l’on en a besoin et que la nécessité commune efface leur vraie nature, il faut laisser jouer cette partie aux citoyens plus vigoureux et moins craintifs qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme les anciens sacrifièrent leur vie pour le salut de leur pays. Nous autres, plus faibles, prenons des rôles plus aisés et moins hasardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, qu’on mente et qu’on massacre, laissons cette affaire à des gens plus obéissants et plus souples.
Certes, j’ai eu souvent du dépit en voyant des juges attirer par fraude et fausses espérances de faveur ou de pardon le criminel à découvrir son acte, et pour cela, employer le mensonge et l’impudence. Ce serait bien utile que la justice, et Platon aussi, qui favorise cet usage, puisse me fournir d’autres moyens plus selon mon goût. C’est une justice malicieuse, et je ne l’estime pas moins affaiblie par elle-même que par autrui. J’ai répondu, il n’y a pas longtemps, que difficilement je trahirais le prince pour un particulier, moi qui serais très fâché de trahir un particulier pour le prince. Je ne hais pas seulement le mensonge, mais je hais aussi qu’on se trompe sur moi. Je ne veux pas risquer d’y fournir matière ou occasion.
En ce peu que j’ai eu à participer aux négociations de nos princes[Note_1], au milieu de ces divisions et de ces subdivisions qui nous déchirent aujourd’hui, j’ai curieusement évité qu’ils ne se méprennent sur moi et soient abusés par mon allure. Les gens qui en font métier se tiennent le plus possible à couvert, et se présentent en se faisant les plus modérés et les plus conciliants qu’ils puissent. Moi, je m’affirme par mes opinions les plus vives et par ma façon la plus personnelle. Tendre négociateur et novice, qui aime mieux manquer l’affaire que de se manquer à lui-même ! Ce fut pourtant jusqu’à cette heure avec un tel bonheur (car certes le sort y a la principale part) que peu ont pu aller d’un parti à l’autre avec moins de soupçons, plus de faveurs et plus de privautés. J’ai une façon ouverte, aisée à m’introduire et à obtenir du crédit dès les premières rencontres. La naïveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur place. Et puis, la liberté parait peu suspecte et peu odieuse, venant de ceux qui agissent sans aucun intérêt personnel, et ils peuvent véritablement réutiliser la réponse d’Hypéride[Note_2] aux Athéniens qui se plaignaient de l’âpreté de son parler : « Messieurs, ne vous demandez pas si je suis libre, mais si je le suis sans rien prendre pour moi et sans améliorer par-là mes affaires. » Ma liberté, par sa vigueur, m’a aussi aisément déchargé d’être soupçonné de feindre (n’épargnant aucune parole que ce soit, même lourde et cuisante, que je n’aurais pas pu dire pire, en leur absence) et elle montre clairement la simplicité et le désintéressement. Je n’attends pas d’autre fruit en agissant, que d’agir, et ne recherche pas de longues suites ou des propositions. Chaque action est faite pour elle-même, et réussit si elle peut.
Au demeurant, je ne ressens pas de passion ni haineuse ni amoureuse envers les grands, et je n’ai ni la volonté de les offenser ni celle de leur plaire particulièrement. Je regarde nos rois d’une affection simplement légitime et civique, ni excitée, ni refroidie par l’intérêt personnel. Ce qui me convient bien. Une cause générale et juste ne me retient pas plus que modérément et sans fièvre. Je ne suis pas sujet à ces mises en cause et à ces engagements pénétrants et intimes. La colère et la haine sont au-delà du devoir de justice, ce sont des passions qui servent seulement à ceux qui ne tiennent pas simplement à leur devoir par la raison. Toutes les intentions légitimes et équitables sont d’elles-mêmes égales et tempérées, sinon elles s’altèrent et deviennent séditieuses et illégitimes. C’est ce qui me fait marcher partout la tête haute, le visage et le cœur ouverts.
En vérité, je ne crains pas de l’avouer, je porterais facilement au besoin une chandelle à Saint Michel, l’autre à son dragon, suivant le dessein de la vieille femme[Note_3]. Je suivrais le bon parti jusqu’au feu, mais pas plus loin si je le peux. Que le château de Montaigne s’engouffre avec la ruine publique, si besoin est, mais, s’il n’en est pas besoin, je saurais bon gré au sort qu’il soit sauvé, et autant que mon devoir me donne de temps, je l’emploie à sa conservation. Ne fut-ce pas Atticus[Note_4], qui ayant choisi le juste parti, mais le parti qui perdit, se sauva par sa modération dans ce naufrage universel du monde, parmi tant de mutations et de diversités d’opinions ?
C’est plus facile pour les hommes, comme lui, qui n’ont pas un rôle public, et pour les affaires privées, je trouve qu’on peut justement ne pas avoir l’ambition de s’en occuper et de s’y convier soi-même. Mais se tenir chancelant et partagé, maintenir son affection indifférente et sans inclination au milieu des troubles de son pays et dans la division générale, je ne trouve pas cela ni beau ni honnête. [Ce n'est pas prendre un chemin mitoyen, c'est n'en prendre aucun ; c'est attendre l'événement, afin de passer du côté de la chance. (Tite-Live, XXXII, 21.)]
Cela peut être permis concernant les affaires des voisins, et Gélon[Note_5], tyran de Syracuse, suspendit ainsi son choix lors de la guerre des Barbares contre les Grecs, tenant une ambassade à Delphes, avec des présents, pour être en sentinelle et voir de quel côté tomberait la chance, et saisir l’occasion à point pour faire un accord avec le vainqueur. Ce serait une espèce de trahison de le faire pour ses propres affaires intérieures, pour lesquelles, nécessairement il faut prendre parti en fonction de son but. Mais ne pas s’en occuper, pour un homme qui n’a ni charge ni commandement express qui l’y oblige, je trouve cela plus excusable (même si je n’utilise pas moi-même cette excuse) que pour les guerres avec l’étranger, pour lesquelles pourtant, selon nos lois, ne s’engage que celui qui veut. Toutefois ceux encore qui s’y engagent tout à fait, le peuvent avec telle précaution et telle modération que l’orage pourra couler par-dessus leur tête sans offense. N’avions-nous pas raison de le penser ainsi du feu Évêque d’Orléans, le sieur de Morvilliers[Note_6] ? Et j’en connais, parmi ceux qui y participent valeureusement à cette heure, de mœurs si égales et si douces qu’ils demeureront debout, quelles que soient la mutation injurieuse et la chute que le ciel nous apprête. Je pense que c’est le rôle des rois de s’animer contre les rois, et je me moque de ces esprits qui de gaieté de cœur participent à des querelles si disproportionnées, car on ne cherche pas querelle personnelle avec un prince jusqu’à marcher contre lui ouvertement et courageusement au nom de son honneur et selon son devoir. Si l’on n’aime pas un tel personnage, il faut faire mieux, il faut l’estimer. Et notamment, la cause des lois et la défense de l’état ancien font toujours cela que ceux mêmes, qui pour leur dessein particulier les troublent, en excusent en conséquence les défenseurs, si même ils ne les honorent pas.
Mais il ne faut pas appeler devoir (comme nous le faisons tous les jours) une aigreur et une âpreté intérieures qui naissent de l’intérêt et de la passion personnels, ni appeler courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Ils nomment zèle leur propension vers la méchanceté et la violence. Ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt. Ils attisent la guerre non pas parce qu’elle est juste, mais parce que c’est la guerre.
Rien n’empêche qu’on puisse se comporter agréablement et loyalement entre des hommes qui sont nos ennemis. Conduisez-vous avec une affection, sinon tout à fait complète (car l’affection peut supporter différents niveaux), mais au moins tempérée et qui ne vous engage pas au point que l’on puisse tout requérir de vous. Et contentez-vous aussi d’une grâce mesurée de leur part, et de nager en eau trouble sans y vouloir pêcher.
L’autre façon, qui est de s’offrir de toute sa force aux uns et aux autres, résulte encore moins de la sagesse que de la conscience. Celui, auprès de qui vous êtes le bienvenu, envers qui vous trahissez l’autre, ne sait-il pas que lui aussi vous le trahirez à son tour ? Il vous tient pour un méchant homme, cependant, il vous écoute, et profite de vous, et fait ses affaires de votre déloyauté, car les hommes doubles sont utiles en ce qu’ils apportent, mais il faut s’en protéger pour qu’ils n’en emportent que le moins possible.
Je ne dis rien à l’un que je ne peux dire à l’autre, à son tour, l’accent seulement est un peu changé, et je ne rapporte que les choses indifférentes ou connues, ou qui servent en commun. Il n’y a point de bonne raison pour laquelle je me permets de leur mentir. Ce qui a été confié à mon silence, je le cache religieusement, mais j’accepte les confidences le moins possible. C’est une garde importune, le secret des princes, à qui n’en a que faire. Je présente volontiers ce marché : qu’ils me fassent peu confiance, mais qu’ils aient hardiment confiance en ce que je leur apporte. J’en ai toujours su plus que je n’ai voulu.
Parler franchement incite l‘autre à parler, comme le font le vin et l’amour.
Philippide répondit sagement au roi Lysimaque[Note_7], qui lui disait : « Que veux-tu que je te communique de mes biens ? » – « Ce que tu voudras, pourvu que ce ne soit pas tes secrets. » Je vois que chacun se fâche si on lui cache le fond des affaires pour lesquelles on l’emploie, et si l'on ne lui confie pas leur raison d’être. Pour moi, je suis content qu’on ne m’en dise pas plus que ce de quoi l'on veut que je me charge, et je ne désire pas que ce que je sais outrepasse et contraigne ce que je peux dire. Si je dois servir d’instrument de tromperie, qu’au moins ma conscience soit sauve. Je ne veux pas être tenu pour un serviteur si affectionné et si loyal, qu’on me trouve bon pour trahir qui que ce soit. Qui est infidèle à lui-même est excusable de l’être vis-à-vis de son maître.
Mais les princes n’acceptent pas les hommes à moitié à leur service et méprisent les services limités et conditionnés. Il n’y a pas d’autre choix, je leur dis franchement mes limites. Car esclave, je ne dois l’être que par la pensée, et encore j’ai du mal à y arriver. Et eux aussi ont tort d’exiger d’un homme libre la même soumission à leur service et la même obligation que de celui qu’ils ont fait ou qu’ils ont acheté, ou dont le sort tient particulièrement et expressément au leur. Les lois m’ont ôté une grande difficulté, elles m’ont choisi un parti et donné un maître. Toute autre autorité ou obligation doivent être relatives à celle-là et en retrait. Et l'on ne pourrait pas dire, quand mon affection me porterait ailleurs[Note_8], qu’immédiatement, je la suive. La volonté et les désirs se font lois à eux-mêmes, les actions doivent suivre la loi de l’autorité publique.
Toute ma façon de procéder est peut-être bien en désaccord avec nos habitudes, ce n’est pas pour produire de grands effets, ni pour durer, l’innocence même ne pourrait ni négocier entre nous sans dissimulation, ni marchander sans mensonge. Aussi les occupations publiques ne sont nullement mon affaire, ce que ma profession en requiert, je le fournis, dans la forme la plus personnelle que je peux. Enfant, on m’y plongea jusqu’aux oreilles, avec succès, mais j’arrêtai de bonne heure[Note_9]. J’ai souvent depuis évité de m’en mêler, rarement accepté, jamais je ne l’ai demandé tenant le dos tourné à l’ambition, peut-être pas autant que les tireurs d’aviron qui s’avancent ainsi à reculons, suffisamment toutefois. Si je ne me suis pas embarqué dans les affaires, je dois moins en remercier ma résolution que ma bonne fortune. Il y a des voies moins ennemies de mon goût et plus à ma portée, pour lesquelles si le sort m’avait appelé autrefois au service public, à mon avancement et à mon crédit dans le monde, je sais que je serais passé par-dessus ma raison pour les suivre.
Ceux qui disent communément contre ma profession que ce que j’appelle franchise, simplicité et naïveté en mes mœurs, c’est de l’art et de la finesse, et plutôt de la prudence que de la bonté, plutôt un comportement artificiel que naturel, plutôt du bon sens que du bonheur, me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ôtent. Mais certes ils font ma finesse trop fine, et celui qui m’aura suivi et épié de près, j’admettrais qu’il a gagné que s’il nie ces deux affirmations : qu’il n’y a pas de règle dans son école, qui sut représenter ce mouvement naturel et maintenir une apparence de liberté et de licence toujours égale et inflexible parmi des routes si tortueuses et si diverses, et aussi que toute leur attention et tous leurs moyens ne sauraient les y conduire. La voie de la vérité est unique et simple, celle du profit particulier et de la commodité des affaires qu’on a en charge est double, inégale et fortuite. J’ai vu souvent en usage ces libertés contrefaites et artificielles, mais le plus souvent sans succès. Elles ressemblent volontiers à l’âne d’Ésope[Note_10], lequel, pour faire comme le chien, décida de se jeter tout gaiement à deux pieds sur les épaules de son maître, mais alors que le chien recevait des caresses, pour une pareille fête, le pauvre âne en reçut deux fois autant de coups de bâton. [Ce qui est le plus naturel à chacun, c'est ce qui lui sied le mieux. (Cicéron, Des devoirs, 1,31.)] Je ne veux pas retirer de son importance à la tromperie, ce serait mal comprendre le monde, je sais qu’elle a servi souvent avec profit, et qu’elle maintient et nourrit la plupart des occupations des hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables sont illégitimes.
La vraie justice, naturelle et universelle, est autrement réglée, et plus noblement que ne l’est cette autre justice spéciale, nationale, contrainte par le besoin de nos états. [Nous n'avons pas de modèle solide et positif d'un véritable droit et d'une justice parfaite ; nous n'en avons qu’une ombre, qu'une image. (Cicéron, Des devoirs, III, 17.)] Si bien que le sage Dandamys[Note_11], entendant raconter les vies de Socrate, Pythagore, Diogène, les jugea de grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis au respect des lois, pour lesquelles la vraie vertu a beaucoup à perdre de sa vigueur originelle afin de leur donner autorité et de les suivre. Plusieurs actions vicieuses ont lieu, non seulement, avec leur permission, mais encore avec leur recommandation : [Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites. (Sénèque, Lettres. 95)]. Je suis le langage courant, qui fait la différence entre les choses utiles et les choses honnêtes, et qui nomme malhonnêtes et sales certaines actions naturelles, non seulement utiles, mais nécessaires.
Mais continuons avec des exemples de trahison. Deux prétendants au royaume de Thrace étaient tombés en débat sur leurs droits. L’Empereur les empêcha d’en venir aux armes, mais l’un d’eux, sous prétexte d’établir un accord amiable pour leur entrevue, ayant invité son compagnon à festoyer dans sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice voulait que les Romains aient raison de ce forfait. Mais il était difficile d’utiliser les voies ordinaires et ce qu’ils ne pouvaient pas faire légitimement sans guerre et sans hasard, ils entreprirent de le faire par trahison. Ce qu’ils ne purent faire honnêtement, ils le firent utilement. Ce pour quoi l'on trouva apte un certain Pomponius Flaccus. Celui-ci, avec des paroles et des assurances feintes, ayant attiré cet homme dans son piège, au lieu de l’honneur et de la faveur qu’il lui avait promis, l’envoya pieds et poings liés à Rome. Un traître en trahit un autre, contre l’usage commun, car ils sont pleins de défiance, et il est malaisé de les surprendre en utilisant leur façon de faire, témoin la pesante expérience que nous venons de subir.
Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et il y en a assez qui le voudront. Quant à moi, ma parole et ma foi sont, comme le reste, des parties d’un corps unique. Leur meilleure activité, c’est le service public, je tiens cela pour évident. Mais, si l'on me commandait de prendre la charge du Palais et des plaidoiries, je répondrais : « Je n’y entends rien », ou la charge de conducteur de terrassiers, je dirais : « Je suis appelé à un registre plus digne », de même qui voudrait m’employer à mentir, à trahir et à me parjurer pour quelque service notable, sans que j’aie même à assassiner ou à empoisonner, je dirai : « Si j’ai volé quelqu’un ou si j'ai dérobé quelque chose, envoyez-moi plutôt aux galères. » Car il est loisible à un homme d’honneur de parler ainsi que firent les Lacédémoniens, ayant été défaits par Antipater[Note_12], au moment de leur traité : « Vous pouvez nous ordonner des obligations pesantes et dommageables autant qu’il vous plaira, mais des obligations honteuses et déshonnêtes, vous perdrez votre temps en nous les ordonnant ». Chacun doit se jurer à lui-même ce que les rois d’Égypte faisaient solennellement jurer à leurs juges, qu’ils n’iraient pas contre leur conscience quel que soit l’ordre qu’eux-mêmes leur donneraient. Des commissions comme celle demandée à Pomponius Flaccus, sont évidemment ignominieuse et condamnable, et qui vous en charge, vous condamne, et il vous la donne, si vous l’écoutez bien, comme une charge et aussi comme une peine, autant les affaires publiques s’améliorent grâce à votre exploit, autant les vôtres empirent, vous faites d’autant plus mal que vous faites au mieux. Et ce ne sera pas nouveau, ni peut-être même sans un certain air de justice, que celui même qui vous en aura chargé vous en châtie. La perfidie peut être dans quelques cas excusable, mais seulement elle l’est, quand elle s’emploie à punir et trahir la perfidie.
Il se trouve bien des trahisons non seulement refusées, mais encore punies par ceux en faveur desquels elles avaient été entreprises. Qui ne connait pas la sentence de Fabricius à l’encontre du médecin de Pyrrhus[Note_13] ? Mais on trouve encore ceci, que celui qui l’a commandée s’en est vengé rigoureusement sur celui qu’il y avait employé, refusant un crédit et un pouvoir aussi effrénés, et désavouant une dépendance et une obéissance si absolues et si lâches.
Jaropelc, duc de Russie, utilisa un gentilhomme de Hongrie pour trahir le Roi de Pologne Boleslas en le faisant mourir, ou en donnant aux Russes le moyen de lui faire quelque dommage notable. Ce gentilhomme se comporta en homme affable, s’adonna plus encore au service de ce roi de Pologne, obtint d’être de son conseil et de ses plus fidèles. Avec ces avantages, et choisissant à point l’opportunité de l’absence de son roi, il trahit aux Russes la grande et riche cité de Vislicie. Elle fut entièrement saccagée et brulée par eux, ils tuèrent non seulement tous les habitants de la cité de tout sexe et de tout âge, mais aussi un grand nombre de nobles de la région que ce gentilhomme y avait rassemblés dans ce but. Jaropelc, assouvi de sa vengeance et de son courroux, qui pourtant n’était pas sans raison (car Boleslas l’avait fort offensé par une conduite de même nature), et saoulé du fruit de cette trahison, venant à en considérer seulement la laideur toute nue, et à la regarder d’une vue saine et non plus troublée par sa passion, la considéra avec un tel remords et tellement à contrecœur, qu’il en fit crever les yeux et couper la langue et les parties honteuses à son traitre.
Antigone[Note_14] persuada les soldats Argyraspides de trahir leur capitaine général Eumène, son adversaire. Mais quand il l’eut fait tuer, après que les Argyraspides le lui eurent livré, il désira être lui-même le commissaire de la justice divine pour le châtiment d’un forfait si détestable et les confia entre les mains du gouverneur de la province, lui donnant l’ordre exprès de les perdre et de les mettre à mal, de quelque manière que ce fut. Si bien que, de ce grand nombre qu’ils étaient, aucun ne revit jamais depuis l’air de la Macédoine. D’autant qu’il avait été mieux servi, il jugea que cela avait été plus méchant et plus punissable.
L’esclave qui trahit la cachette de Publius Sulpicius, son maître, fut mis en liberté, suivant la promesse faite dans la proscription[Note_15] de Sylla, mais, suivant la règle de la raison publique, dès qu’il fut libre, il fut précipité du haut de la Roche Tarpéienne[Note_16]. On les pend avec la bourse contenant le paiement de leur trahison attachée au cou. Après avoir satisfait à leur engagement secondaire et particulier, ils satisfont à la règle générale et première. Mahomet II, voulant se défaire de son frère, par crainte de sa domination selon l’habitude de leur lignée, y employa l’un de ses officiers, qui le suffoqua, en lui faisant avaler une grande quantité d’eau prise tout d’un coup. Cela fait, Mahomet livra pour l’expiation de ce meurtre le meurtrier entre les mains de la mère du trépassé (car ils n’étaient frères que de père). Elle, en sa présence, ouvrit à ce meurtrier l’estomac, et, tout chaudement, de ses mains fouillant et arrachant son cœur, le jeta à manger aux chiens. Et notre roi Clovis fit pendre les trois serviteurs de Cannacre après qu’ils eurent trahi leur maître, ce qu’il leur avait demandé.
Et à ceux-là mêmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant profité d’une action vicieuse, de pouvoir ensuite y ajouter en toute sûreté un trait de bonté et de justice, comme par compensation et correction consciencieuse.
On peut ajouter qu’ils regardent les exécutants de tels horribles maléfices comme des gens qui peuvent les leur reprocher. Et ils cherchent par la mort à étouffer la connaissance et le témoignage de telles menées.
Or, si par chance on vous récompense pour ne pas priver le besoin public de ce remède extrême et désespéré, celui qui le fait ne manque pas de vous considérer, s’il ne l’est pas lui-même, comme un homme maudit et exécrable, et il vous considère comme plus traître que ne le fait celui que vous avez trahi, car il touche la méchanceté de votre cœur à travers vos mains, sans désaveu possible, sans motif personnel. Mais il vous y emploie, comme on le fait des hommes perdus pour les exécutions de la haute justice, charge d’autant utile qu’elle est peu honnête. Outre la vilénie de telles missions, il y a de la prostitution de conscience. La fille de Sejanus, ne pouvant être punie à mort dans une certaine forme de jugement à Rome, parce qu’elle était vierge, fut, pour respecter les lois, violée par le bourreau avant qu’il ne l’étranglât. Non seulement sa main, mais son âme est esclave de l’intérêt public.
Mourad 1er, pour aggraver la punition contre ses sujets, qui avaient soutenu la rébellion parricide de son fils contre lui, ordonna que leurs plus proches parents soient chargés de cette exécution. Je trouve très honnête que certains aient plutôt préféré être iniquement punis comme complice du parricide d’un autre, que de servir la justice en accomplissant eux-mêmes un parricide. Quand, de mon temps, pour quelques bicoques pillées, j’ai vu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et compagnons, je les ai considérés être d’une condition pire que les pendus. On dit que Vitold, prince des Lithuaniens, fit autrefois cette loi que les criminels condamnés auraient à exécuter eux-mêmes de leurs mains la sentence capitale donnée contre eux, trouvant étrange qu’un tiers, innocent de la faute, fût employé et chargé d’un homicide.
Le Prince, quand une circonstance urgente et un accident impétueux et inopiné lui font oublier sa parole et sa foi pour le besoin de son état, ou bien le jettent hors de son devoir ordinaire, on doit attribuer cette nécessité à un coup de la verge divine, ce n’est pas du vice, car il a soumis sa raison à une raison plus universelle et plus puissante, mais certainement c’est un malheur. C’est ainsi qu’à quelqu’un qui me demandait : « Quel remède ? », je répondis : « Nul remède, s’il était véritablement pris entre ces deux extrêmes [Mais qu'’il se garde bien de chercher un prétexte pour couvrir son parjure. (Cicéron, Des devoirs. III, 29)], il fallait le faire, mais s’il l’a fait sans regret, si ça ne lui a pas pesé de le faire, c’est le signe que sa conscience est en mauvais état. »
Quand il s’en trouverait un avec une conscience si exigeante, à qui nulle guérison ne semblerait digne d’un si pesant remède, je ne l’en estimerais pas moins. Il ne pourrait se perdre avec plus d’excuses et plus de décence. Nous ne pouvons pas tout réussir. De toute façon, il nous faut souvent, comme étant la dernière ressource, remettre la protection de notre vaisseau à la seule conduite du ciel. À quelle plus juste nécessité se réserve-t-il ? Est-il quelque chose qu’il doit moins faire que ce qu’il ne peut faire qu’aux dépens de sa foi et de son honneur, lesquels doivent, peut-être, lui être plus chers que son propre salut, et bien sûr, que le salut de son peuple ? Quand, les bras croisés, il appellera simplement Dieu à son aide, ne pourra-t-il pas espérer que la bonté divine ne refuse la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ?
Ce sont de dangereux exemples, des exceptions rares et maladives à nos règles naturelles. Il faut y céder, mais avec beaucoup de modération et de circonspection. Nulle utilité privée n’est digne que nous fassions cette entorse à notre conscience. Pour l’utilité publique, c’est possible, lorsqu’elle est très évidente et très importante.
Timoléon[Note_17] se fit excusé de l’étrangeté de son exploit par les larmes qu’il rendit, n’oubliant pas que c’était d’une main fraternelle qu’il avait tué le tyran, et cela troubla à juste titre sa conscience, qu’il soit nécessaire de payer pour l’utilité publique au prix de l’honnêteté de ses mœurs. Le sénat lui-même, ayant été délivré de la servitude grâce à lui, n’osa pas décider franchement devant un fait si grave et fut déchiré entre les deux aspects qu’il présentait si pesants et si contraires. Mais Syracuse ayant, juste à ce moment, envoyé demander à Corinthe sa protection et un chef capable de rétablir leur ville en sa dignité première et de nettoyer la Sicile de plusieurs petits tyrans qui l’opprimaient, le Sénat y députa Timoléon en lui faisant cette déclaration que, selon qu’il se comporterait bien ou mal dans sa charge, leur arrêt prendrait parti à la faveur de celui qui avait libéré son pays ou à la défaveur du meurtrier de son frère. Cette fantastique conclusion a pourtant une excuse par le danger de cet exemple et par l’importance d’un fait si exceptionnel. Et ils firent bien d’éviter de le juger ou tout au moins d’appuyer leur jugement sur des considérations externes. Or le comportement de Timoléon pendant ce voyage rendit bientôt sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement et vertueusement de toutes les façons, et le bonheur qui l’accompagna dans les difficultés qu’il eut à vaincre en cette noble action sembla lui être envoyé par les Dieux conspirant en faveur de sa justification.
Le but de Timoléon est excusable, s’il en peut être. Mais la raison de l’augmentation du revenu public, qui servit de prétexte au sénat romain pour cette honteuse décision que je vais raconter, n’est pas assez forte pour justifier une telle injustice. Certaines cités s’étaient rachetées à prix d’argent des mains de Lucius Sylla et avaient été remises en liberté, par l’ordonnance et la permission du Sénat. La chose ayant été remise en jugement, le Sénat les condamne à être imposables comme auparavant, et l’argent qu’elles avaient employé pour se racheter demeurerait perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples, où nous punissons les personnes privées de ce qu’elles nous ont fait confiance quand nous étions d’un autre parti, et même le magistrat fait supporter la peine à celui qui n’y peut rien. Le maître fouette son disciple pour sa docilité, et la guide fouette l’aveugle qu’elle a en charge. Horrible image de la justice ! Il y a des règles en philosophie qui sont fausses et molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire prévaloir l’utilité privée sur la foi donnée, n’est pas assez convaincant vu la circonstance qu’on y mêle. Des voleurs vous ont pris, puis vous ont remis en liberté, ayant obtenu de vous le serment que vous paierez une certaine somme. On a tort de dire qu’un homme de bien serait quitte de son engagement sans payer, une fois hors de leurs mains. Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait accepter, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte, et quand la crainte n’aura forcé que ma langue contre ma volonté, quand même je suis tenu de m’acquitter de ma parole jusqu’au bout. De mon côté, quand parfois ma parole a inconsidérément devancé ma pensée, j’en fais pourtant un cas de conscience de la désavouer. Autrement, de degré en degré, nous en viendrons à ignorer tout le droit qu’un tiers obtient de nos promesses et de nos serments. [Comme si la violence pouvait quelque chose sur un homme de cœur. (Cicéron, Des devoirs, III, 30.)] Seulement dans le cas suivant, l’intérêt privé a le droit de nous excuser de manquer à notre promesse : quand nous avons promis une chose méchante et inique en soi, car le droit de la vertu doit prévaloir sur le droit lié à notre engagement.
J’ai situé autrefois Épaminondas au premier rang des hommes excellents[Note_18], et je ne m’en dédis pas. Jusqu’où portait-il la considération de son devoir personnel, qui fit qu’il ne tua jamais un homme qu’il avait vaincu, qui fit que pour ce bien inestimable de rendre la liberté à son pays, il se faisait un cas de conscience de tuer un tyran ou ses complices sans respecter les formes de la justice et qui fit qu’il jugeait être un méchant homme, quelque bon citoyen qu’il fût, celui qui, parmi les ennemis dans la bataille, n’épargnait pas son ancien ami et son hôte. Voilà une âme de riche composition, il mélangeait dans les plus rudes et les plus violentes actions humaines la bonté et l’humanité, même la plus délicate que l’on trouve à l’école de la philosophie. Avec ce courage si grand, enflé et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, était-ce la nature ou l’apprentissage de la vie qui l’avait attendri au point de montrer une douceur si extrême et une complexion si débonnaire ? Dans une horreur de fer et de sang, il s’en va fracassant et rompant une nation invincible pour tout autre que pour lui seul, et se détourne, au milieu d’une telle mêlée, à la rencontre de son hôte et de son ami. Vraiment, celui-là commandait bien à la guerre, qui était capable d’indulgence au moment de la plus forte chaleur de la bataille, aussi enflammée qu’elle était et écumeuse de fureur et de meurtre. C’est un miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque image de justice, mais il n’appartient qu’à la fermeté d’Épaminondas d’y pouvoir mêler la douceur, la facilité de mœurs douces et la pure innocence. Et où l’un[Note_19] dit aux Mamertins que les statuts n’avaient pas de valeur pour les hommes armés, où l’autre [Note_20]dit au tribun du peuple, que le temps de la justice et de la guerre étaient différents, où le troisième[Note_21] dit que le bruit des armes l’empêchait d’entendre la voix des lois, Épaminondas n’était même pas empêché d’entendre celles de la civilité et de la pure courtoisie. N’avait-il pas emprunté à ses ennemis l’usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour amollir par leur douceur et leur gaieté cette furie et cette âpreté martiales ?
Ne craignons pas, derrière un si grand précepteur, d’estimer que ce soit quelque chose d’illicite même contre des ennemis, de vouloir que l’intérêt commun demande à tous d’aller contre leur intérêt privé, [Le souvenir du droit particulier subsistant même au milieu des dissensions publiques. (Tite-Live, XXV, 18.)]
[Nulle puissance ne peut autoriser l'infraction des droits de l'amitié. (Ovide, Le pont, 1 7, 37.)]
et d’estimer que toutes choses ne sont pas possibles à un homme de bien pour le service de son roi ou pour la cause générale ou les lois. [Car la patrie ne l'emporte pas sur tous les devoirs ; et il lui importe à elle-même d'avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents. (Cicéron, Des devoirs, III, 23)]. C’est une instruction propre à notre temps. Nous n’avons que faire de durcir nos courages avec ces lames de fer. C’est assez que nos épaules le soient. C’est assez de tremper nos plumes dans l’encre sans les tremper dans le sang. Si c’était l’effet d’un grand courage et d’une vertu rare et singulière de mépriser l’amitié, les obligations privées, sa parole et sa parenté pour le bien commun et l’obéissance au magistrat, c’est assez vraiment, pour nous en dispenser, que ce ne soit pas une valeur qui puisse se trouver dans la grandeur du courage d’Épaminondas.
J’abomine les exhortations enragées de cette autre âme déréglée[Note_22] :
[Tant que le glaive brillera, qu'aucun sentiment de pitié ou de tendresse ne vous touche ; que la vue même de vos pères, dans le parti opposé, n'ébranle point vos courages ; frappez, défigurez ces faces vénérables. (Lucain, VII, 320)]
Ôtons aux naturels méchants, sanguinaires et traîtres, ce prétexte de la raison, laissons là cette justice énorme et hors de soi, et tenons-nous en à des façons plus humaines. Combien peuvent le temps et l’exemple ! Lors d’une rencontre de la guerre civile contre Cynna, un soldat de Pompée, ayant tué sans le vouloir son frère qui était du parti contraire, se tua sur le champ lui-même de honte et de regret, et, quelques années après, lors d’une autre guerre civile de ce même peuple, un soldat, pour avoir tué son frère, demanda une récompense à ses capitaines.
On argumente mal de l’honnêteté et de la beauté d’une action par son utilité, et l'on conclut mal en estimant que chacun y soit obligé et qu’elle soit honnête à chacun, si elle est utile :
[Toutes choses ne conviennent pas également à tous. (Properce, III, 9, 7.)]
Prenons l’action la plus nécessaire et la plus utile dans la société humaine : le mariage. Pourtant le conseil des saints trouve le célibat plus honnête et exclut du mariage les plus vénérables des hommes, comme nous assignons à la reproduction dans les haras les bêtes qui sont de moindre valeur.