Lettre I
À Julie

Saint-Preux, le Maître d’études de Julie, devenu amoureux d’elle, lui témoigne les sentiments les plus tendres. Il lui reproche le ton de cérémonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde.[Note_13]

I

l faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien : j’aurais dû beaucoup moins attendre ; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd’hui ? Comment m’y prendre ? Vous m’avez promis de l’amitié ; voyez mes perplexités, et conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l’invitation de madame votre mère. Sachant que j’avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu’ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l’éducation d’une fille qu’elle adore. Fier, à mon tour, d’orner de quelques fleurs un si beau naturel, j’osai me charger de ce dangereux soin, sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le prix de ma témérité : j’espère que je ne m’oublierai jamais jusqu’à vous tenir des discours qu’il ne vous convient pas d’entendre, et manquer au respect que je dois à vos mœurs encore plus qu’à votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j’ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d’un bonheur qui pût coûter au vôtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m’aperçois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l’espoir ; et je me serais efforcé de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l’honnêteté ; mais comment me retirer décemment d’une maison dont la maîtresse elle-même m’a offert l’entrée, où elle m’accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu’elle a de plus cher au monde ? Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu’elle lui cache à ce dessein ? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire ? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu même ne l’offensera-t-il pas de la part d’un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d’aspirer à vous ?

Je ne vois, mademoiselle, qu’un moyen de sortir de l’embarras où je suis ; c’est que la main qui m’y plonge m’en retire ; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous ; et qu’au moins par pitié pour moi vous daigniez m’interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira ; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-même.

Vous, me chasser ! moi, vous fuir ! et pourquoi ? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, et d’aimer ce qu’il faut qu’on honore ? Non, belle Julie ; vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n’eussent égaré mon cœur sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive et d’une inaltérable douceur ; c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui ; c’est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme ; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. Je consens qu’on vous puisse imaginer plus belle encore ; mais plus aimable et plus digne du cœur d’un honnête homme, non, Julie, il n’est pas possible.

J’ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformité secrète entre nos affections, ainsi qu’entre nos goûts et nos âges. Si jeunes encore, rien n’altère en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manières uniformes de sentir et de voir ; et pourquoi n’oserais-je imaginer dans nos cœurs ce même concert que j’aperçois dans nos jugements ? Quelquefois nos yeux se rencontrent ; quelques soupirs nous échappent en même temps ; quelques larmes furtives… ô Julie ! si cet accord venait de plus loin… si le ciel nous avait destinés… toute la force humaine… Ah ! pardon ! je m’égare : j’ose prendre mes vœux pour de l’espoir ; l’ardeur de mes désirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon cœur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal ; je voudrais le haïr, s’il était possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez, s’il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guérir ou mourir, et j’implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontés.

Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon âme le trouble que j’y sens naître : mais, par pitié, détournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort ; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes ; trompez l’avide imprudence de mes regards ; retenez cette voix touchante qu’on n’entend point sans émotion ; soyez hélas ! une autre que vous-même, pour que mon cœur puisse revenir à lui.

Vous le dirai-je sans détour ? Dans ces jeux que l’oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles ; vous n’avez pas plus de réserve avec moi qu’avec un autre. Hier même, il s’en fallut de peu que, par pénitence, vous ne me laissassiez prendre un baiser : vous résistâtes faiblement. Heureusement que je n’eus garde de m’obstiner. Je sentis à mon trouble croissant que j’allais me perdre, et je m’arrêtai. Ah ! si du moins je l’eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes.

De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n’y en a pas un qui n’ait son danger, jusqu’au plus puéril de tous. Je tremble toujours d’y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. À peine se pose-t-elle sur la mienne qu’un tressaillement me saisit ; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire : je ne vois, je ne sens plus rien ; et, dans ce moment d’aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de moi ?

Durant nos lectures, c’est un autre inconvénient. Si je vous vois un instant sans votre mère ou sans votre cousine, vous changez tout à coup de maintien ; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, que le respect et la crainte de vous déplaire m’ôtent la présence d’esprit et le jugement, et j’ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d’une leçon que toute votre sagacité vous fait suivre à peine. Ainsi, l’inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux ; vous me désolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d’humeur une personne si raisonnable. J’ose vous le demander, comment pouvez-vous être si folâtre en public, et si grave dans le tête-à-tête ? Je pensais que ce devait être tout le contraire, et qu’il fallait composer son maintien à proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde : daignez être plus égale, peut-être serai-je moins tourmenté.

Si la commisération naturelle aux âmes bien nées peut vous attendrir sur les peines d’un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux. Si sa retenue et son état ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu’il murmure : il aime mieux encore périr par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n’aurai-je point à me reprocher d’avoir pu former un espoir téméraire ; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j’oserais vous demander, quand même je n’aurais point de refus à craindre.