Prologue de M. François Rabelais.

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Aux lecteurs bénévoles.

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uveurs infatigables, et vous, vérolés très précieux, pendant que vous avez des loisirs, et que je n’ai pas d’autre affaire plus urgente en main, je vous demande en demandant : Pourquoi dit-on maintenant ce proverbe populaire : « le monde n’est plus fat. » Fat est un vocable du Languedoc qui signifie non salé, sans sel, insipide, fade, et par métaphore, il signifie fou, niais, dépourvu de sens, éventé du cerveau. Voudriez-vous dire, comme de fait on peut logiquement le supposer, que précédemment le monde avait été fat et serait maintenant devenu sage ? De combien et dans quelles conditions était-il fat ? Quelles conditions étaient requises pour le rendre sage ? Pourquoi était-il fat ? Pourquoi serait-il sage ? Que connaissez-vous de la folie ancienne ? Que connaissez-vous de la sagesse présente ? Qui le fit fat ? qui l’a fait sage ? Desquels le nombre est-il le plus grand, de ceux qui l’aimaient fat, ou de ceux qui l’aiment sage ? combien de temps fut-il fat ? combien de temps fut-il sage ? de quoi procédait la folie antérieure, de quoi procède la sagesse qui a suivi ? Pourquoi à ce moment-là, non pas plus tard, pris fin l’ancienne folie ? pourquoi à ce moment-là, non pas plus tôt, commença la sagesse présente ? Quel mal nous faisait la folie précédente ? quel bien nous fait la sagesse qui a suivi ? Comment a pu être abolie l’ancienne folie ? comment a pu être instaurée la sagesse présente[Note_1] ?

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Répondez, si bon vous semble, je n’userai pas de plus d’adjurations envers vous, craignant d’altérer vos paternités. N’ayez pas honte, confessez-vous à Her der Tyfel[Note_2], ennemi du paradis, ennemi de la vérité. Courage, mes enfants, si vous êtes à Dieu, buvez trois ou cinq fois pendant la première partie du sermon, puis répondez à ma demande, si vous êtes à l’autre, Avalisque Satanas[Note_3]. Car je vous jure mon grand Hurluburlu, que si vous ne m’aidez pas plus à trouver la solution de ce problème, je vais maintenant me repentir de vous l’avoir posé. Bien que ce soit aussi dangereux pour moi que de tenir le loup par les oreilles sans aucun espoir de secours.

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Plaît-il ? J’entends bien, vous n’avez pas décidé de répondre. Je ne le ferai pas non plus, par ma barbe, seulement je vous alléguerai ce qu’en avait prédit avec un esprit prophétique un vénérable docteur, auteur du livre intitulé : La cornemuse des prélats[Note_4]. Que dit-il le paillard ? écoutez, vits d’ânes, écoutez :

L’an jubilé que tout le monde raire,
Fadas se fit, est supernuméraire
Au dessus trente ? Oh, peu de révérence !
Fat il semblait, mais en persévérance
De long brevet, fat plus ne gloux sera,
Car le doux fruit de l’herbe égoussera
Dont tant craignait la fleur en prime vere[Note_5].

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Vous l’avez entendu, l’avez-vous compris ? Le docteur est ancien, les paroles sont laconiques, les affirmations scotines[Note_6] et obscures[Note_7], car il traitait une matière profonde en soi et difficile. Les meilleurs interprètes de ce bon père exposent que l’an jubilé[Note_8] au-dessus de trente sont les années encloses entre cette date et l’an mille cinq cent cinquante. Le monde ne sera plus dit fat quand viendra le printemps. Les fous, dont le nombre est infini, comme l’affirme Salomon, périront enragés. Et toute espèce de folie cessera, la folie qui est aussi incommensurable, comme le dit Avicenne : maniae infinitae sunt species. La folie, qui durant la rigueur hivernale restait au centre, apparaît à la circonférence, et monte en sève comme les arbres. L’expérience nous le démontre, vous le savez, vous le voyez. Et ce fut jadis exprimé par le grand bonhomme Hippocrate par son aphorisme : « vere etenim maniæ[Note_9], etc. »

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Le monde donc, s’assagissant, ne craindra plus la fleur des fèves au printemps[Note_10], c’est à dire, (comme vous pouvez pitoyablement le croire, le verre au poing et les larmes a l’œil, durant le carême,) ne craindra plus un tas de livres qui semblaient fleurissant, fleuris comme de beaux papillons, mais qui vraiment étaient ennuyeux, fâcheux, dangereux, épineux et ténébreux, comme ceux d’Héraclite, obscurs comme les nombres de Pythagore, (qui fut le roi de la fève selon le témoignage d’Horace[Note_11]). Ceux-ci périront, ils ne seront plus pris en main, ils ne seront plus lus ni vus. Telle était leur destinée, et là, fut leur fin prédestinée.

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Leur ont succédé les fèves en gousse. Ce sont ces joyeux et fructueux livres de pantagruélisme, qui sont aujourd’hui en bruit de bonne vente en attendant la période du jubilé suivant, à l’étude desquels tout le monde s’est adonné, c’est pour cela qu’on le dit sage. Voilà votre problème solutionné et résolu maintenant, dites-vous, gens de bien. Toussez ici un bon coup ou deux, et buvez-en neuf d’arrache-pied, puisque les vignes sont belles, et que les usuriers se pendent ; ils me coûteront beaucoup en cordes si le bon temps dure. Car j’affirme leur en fournir avec libéralité sans qu’ils payent, toutes les fois qu’ils veulent se pendre, épargnant le coût du bourreau.

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Afin donc que vous participiez à cette sagesse qui arrive, émancipés de l’antique folie, effacez maintenant de vos pancartes le symbole par lequel le vieux philosophe à la cuisse dorée[Note_12] vous interdisait d’utiliser et de manger des fèves, tenant pour une chose vraie et confessée entre tous bons compagnons qu’il vous l’interdisait avec la même intention que le médecin d’eau douce, feu Amer, neveu de l’avocat, seigneur de Camelotière, qui défendait aux malades l’aile de perdrix, le croupion de poulet et le cou de pigeon, disant alla mala, croppium dubium, colum bonum pèle remota[Note_13], les réservant pour sa bouche, et laissant aux malades seulement les osselets à ronger.

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Lui ont succédé certains porteurs de capuchons nous défendant les fèves, c’est-à-dire les livres de pantagruélisme, et à l’imitation de Philoxène et de Gnato le Sicilien[Note_14], anciens architectes de la volupté monacale et ventrale, lesquels en plein banquet, alors que les morceaux friands étaient servis, crachaient sur la nourriture afin que par horreur les autres n’en mangent pas. Ainsi cette cagotaille[Note_15] hideuse, morveuse, catarrheuse, vermoulue, déteste en public et en privé ces livres friands, et crache vilainement dessus avec impudence.

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Bien que maintenant, nous lisions dans notre langue française, tant en vers qu’en prose, plusieurs excellents écrits et que peu de reliques restent des cafarderies de l’époque gothique, j’ai toutefois décidé de gazouiller et de siffler l’oie entre les cygnes, comme dit le proverbe, plutôt que de rester complètement muet entre tant de gentilshommes poètes et d’orateurs éloquents ; ou de jouer quelque personnage villageois au milieu de tant de joueurs diserts de ce noble art, plutôt que d’être mis au rang de ceux qui ne servent que d’ombre et de nombre, baillant seulement aux mouches, dressant les oreilles comme un âne d’Arcadie au chant des musiciens et signifiant par signes qu’ils consentent à la prosopopée[Note_16].

Ayant fait ce choix, j’ai pensé ne pas faire une œuvre indigne en remuant mon tonneau de Diogène afin que vous ne me disiez pas que je vive ainsi sans modèle.

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Je contemple un grand tas de Colinet, Marot, Drouet, Saingelais, Salel, Masuel[Note_17], et une longue centurie d’autres poètes et orateurs français. Et je vois que pour avoir été longtemps, en mon Parnasse, habile à l’école d’Apollon, et avoir bu à plein godet à la fontaine caballine entre les muses joyeuses à l’éternelle invention de notre langage français, ils n’y apportent que du marbre de Paros, de l’albâtre, du porphyre et du bon ciment royal, ils ne traitent que de gestes héroïques, de grandes choses, de matières ardues, graves et difficiles, et le tout avec une poésie brillante et colorée. Par leurs écrits, ils ne produisent que du nectar divin, du vin précieux, friand, riant, muscadet délicat, délicieux.

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Et cette gloire n’est pas seulement méritée par les hommes, les dames y ont participé et parmi elles, une issue du sang de France[Note_18], – qu’on ne peut nommer sans honneurs préliminaires, – a étonné tout ce siècle  autant par ses écrits, ses inventions transcendantes que par l’ornement de son langage et de son style magnifique.

Imitez-les si vous savez le faire, quant à moi je ne le saurais pas ; il n’est pas octroyé à chacun de hanter et d’habiter Corinthe[Note_19] ; pour l’édification du temple de Salomon, chacun ne pouvait pas offrir à pleines poignées un sicle d’or[Note_20]. Puisqu’il n’est pas en notre faculté de tant promouvoir l’art de l’architecture comme ils le font, je suis décidé à faire ce que fit Renaud de Montauban[Note_21], de servir les maçons, de mettre à bouillir pour les maçons, et puisque je ne puis être compagnon, ils m’auront comme auditeur infatigable de leurs très célestes écrits.

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Vous mourez de peur vous autres, les zoïles[Note_22] émulateurs et envieux, allez vous pendre, et choisissez vous-mêmes l’arbre pour vous pendre, la corde ne vous manquera pas. Affirmant ici devant mon Hélicon, en écoutant les divines muses, que si je vis encore l’âge d’un chien, ajouté à celui de trois corneilles, en bonne santé et intégrité ainsi que vécut le saint capitaine juif[Note_23], le musicien Xénophile[Note_24] et le philosophe Démonax[Note_25] qui avait des arguments pertinents et des raisons non réfutables, je prouverai à la barbe de je ne sais quels centonifiques[Note_26] botteleurs de matières, cent et cent fois gravelées, rapetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins tous moisis et incertains, que notre langue française n’est pas si vile, si inepte, si indigente et autant à mépriser qu’ils l’estiment[Note_27].

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Aussi, en toute humilité, suppliant que de grâce spéciale, ainsi que jadis Phébus, ayant déjà réparti tous les trésors entre les grands poètes, trouva toutefois pour Ésope la place et l’office de fabuliste. De même, vu que je n’aspire pas à un degré plus haut, qu’ils ne dédaignent pas de me recevoir en état de petit rhyparographe[Note_28], disciple de Pyreicus[Note_29], ils le feront, j’en suis sûr, car ils sont tous si bons, si humains, gracieux et débonnaires.

D’où buveurs, d’où goûteurs[Note_30], ceux qui en ont jouissance entière, et qui les récitent parmi leurs conventicules[Note_31], vouant un culte aux hauts mystères inclus dans ceux-ci, entrent en possession et en réputation singulière, comme en pareil cas le fit Alexandre le Grand des livres de la première philosophie composés par Aristote.

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Ventre sur ventre, quelles canailles, quels brigands.

Pourtant buveurs, je vous en avise à l’heure opportune : faites en une bonne provision dès que vous les trouverez dans les librairies, et non seulement, écossez-les, mais dévorez-les, comme de l’opiate[Note_32] cordiale, et incorporez-les en vous-mêmes, alors vous connaîtrez quel bien ils préparent à tous les gentils écosseurs de fèves.

Maintenant, je vous en offre un bon et beau panier, cueilli dans le même jardin que les précédentes. Vous suppliant au nom du respect que je vous dois d’appréciez le présent en attendant mieux à la prochaine venue des hirondelles.