par Albert Londres
Prix : 0,99 €
ISBN : 978-1-908580-80-1
Nombre de pages : 78 pages
Langue du livre : français
Thème : Idées
« Chez les fous » est un reportage d'Albert Londres écrit et publié en 1925 et qui traite des asiles psychiatriques en France. Ce reportage suit immédiatement Au bagne, réalisé en 1923, et qui traite du Bagne de Cayenne, et Dante n'avait rien vu en 1924, qui raconte les bataillons disciplinaires d'Afrique du Nord, ou Biribi. Lorsqu'il réalise ce reportage sur « les fous », Albert Londres est donc déjà au sommet de sa gloire.
Albert Londres choisit les asiles d'aliénés après avoir dénoncé les scandales du Bagne et celui des Bat'd'Af. Mais c'est bien une autre forme d'enfermement à laquelle il s'attaque : en effet, si les bagnards ou les prisonniers des camps disciplinaires sont les victimes d'un système de justice déficient et d'institutions malfaisantes et corrompues, les fous ne sont même pas protégés par un système de justice, aussi imparfait soit-il. Après avoir tenté par tous les moyens de pénétrer dans ces asiles où vivent quatre-vingts mille fous en France, lettres, demandes, se faisant plus ou moins passer pour fou, il réussit à entrer dans ces enceintes où il décrit l'indescriptible. Parce que les fous se distinguent des malheureux bagnards et prisonniers militaires par au moins trois caractéristiques. D'abord, ils sont à peu près sans défense, et le désarroi, la douleur de certains d'entre eux évoque l'enfer bien plus naturellement que la situation décrite à Cayenne ou à Biribi, puisque s'il existe une définition appropriée de l'enfer, cela nous semble bien être l'absence d'espoir. Ensuite, les fous sont des constantes victimes de l'arbitraire. Comme le décrit Londres, il est assez aisé dans le système actuel de se débarrasser d'une parente gênante ou faible, ou déprimée, et de l'envoyer à l'asile. Donc, on n'y entre pas seulement pour une faute que l'on n'a pas commise, ou pour une faute bénigne pour laquelle la punition serait disproportionnée avec la faute elle-même, caractéristiques de systèmes de justice dysfonctionnels, mais on y entre aussi sans faute, bien sûr, mais sans raison qualifiée, codifiée. Enfin, s'il est facile d'y entrer, on y sort sur la base de procédures totalement arbitraires, le fou est donc à la merci du bon vouloir de médecins qui n'ont pas vraiment de motivation pour faire sortir ces patients.
Bon, nous passons sur les mauvais traitements, les humiliations, l'environnement effrayant, parce que souvent inhumain dans lequel ces individus sont confinés, il vous faut lire le témoignage de Londres pour saisir toute l'ampleur du problème en 1925. Mais l'impression générale qui en ressort, c'est vraiment celle d'oubliettes modernes. Encore une fois, si injustes et dévoyées soient elles, les bagnards et les prisonniers de Biribi semblent régis par des lois; ce n'est pas vraiment le cas pour les fous. C'est le hasard et le bon vouloir de ceux qui les encadrent qui décident de chaque instant, de chaque facette de leur existence. A de nombreuses reprises, Londres perd sa verve et son humour, ce décalage avec lequel il peint souvent l'inacceptable (comme dans Au bagne ou dans Dante n'avait rien vu), et il trahit son émotion en nous révélant ce désarroi absolu. Car son indignation est à plusieurs niveaux : indignation face aux mauvais traitements, indignation face à la philosophie de la plupart de ces établissements (il compare ainsi les asiles d'aliénés qu'il visite à celui, exceptionnel, humain, du Docteur Dide, en Haute Garonne), mais derrière tout cela il y a aussi l'indignation face à notre relation aux fous. Comme le lui dit une Soeur, «La folie est une punition de Dieu ». Pauvres fous, qui sont soignés par ceux qui voient une incarnation du Mal, ou alors ignorés par ceux qui leur dénient leur humanité.
« Les fous sont des rois solitaires », nous dit Londres, avant de nous rappeler que « Les asiles font des fous. »
Si Albert Londres critique à de nombreuses reprises les lois de 1838 qui régissent l'internement psychiatrique, il faut aussi se pencher sur l'évolution du statut du fou. Bon, il est impossible dans le cadre de cet article d'accomplir cette gageure, mais nous vous conseillons évidemment de lire Histoire de la folie à l'âge classique, de Michel Foucault. Sans entrer dans le détail, la première chose à retenir, c'est que la notion d'enfermement des fous est une notion bien particulière; les fous n'étant pas vus par toutes les sociétés et tous les âges comme « contagieux », ils n'étaient pas toujours isolés du reste de la société à la façon des lépreux dans l'antiquité ou au Moyen-Âge, par exemple. Ensuite, la distinction entre les fous et d'autres individus qui professaient des idées inacceptables à l'époque, hérétiques, libertins, n'était pas aussi claire que de nos jours. Plus près de nous, une des grandes surprises d'un des fondateurs des Editions de Londres lorsqu'il vécut il y une vingtaine d'années aux Etats-Unis, ce fut de découvrir des fous dans la rue. Dans ce cas, ce n'était pas un choix de la société de ne pas les exclure, mais bien plutôt un problème financier (comme toujours aux Etats-Unis) : ces fous n'étant pas dangereux, la société n'allait pas payer pour les maintenir dans des établissements à sa charge. Il est d'ailleurs notable qu'à l'époque, je me fis cette réflexion personnelle: il n'y avait aucune raison de maintenir des fous entre quatre murs; s'ils ne portaient préjudice à personne, ils étaient probablement mieux à vivre leur vie au milieu de nous tous.
Ainsi, et je regrette ici de n'être pas psychiatre, c'est donc une opinion toute personnelle que j'avance, il me semble que, si le traitement de la folie peut sembler plus humain à notre époque qu'à celle d'Albert Londres, le problème de l'exclusion reste exactement le même. Et d'ailleurs, ce n'est pas d'exclusion dont je parlerais ici, mais d'oblitération. Il me semble que notre société accepte la différence à condition...qu'elle l'accepte. Dans le cas des malades mentaux (mot qui reste à définir, et dont on vient de voir que la définition varie au fil du temps, témoins les asiles psychiatriques dans l'ancienne Union Soviétique), il est beaucoup plus commode de les exclure, de les isoler, mais surtout de ne pas les voir.
Le fou est donc passé d'une place dans l'ordre social à l'exclusion, puis à l'oubli bien-pensant et à l'oblitération dans les mémoires et les consciences. Alors, pourquoi l'oblitération ? Pourquoi le malade mental disparaît-il de nos vies sociales et de nos consciences ? Officiellement, le jugement de la société vis-à-vis du fou a changé par rapport à l'époque d'Albert Londres : donc, que se passe t-il ? Nous pensons que le fou est soumis au « même » traitement que les prisonniers, et comme tous ces endroits où les caméras s'aventurent peu : le fou ne rentre pas dans le système de bien-pensance moderne. Tout ce qui est en décalage avec la réalité socialement admise de nos sociétés est un problème, une scorie, à laquelle il ne faut pas nécessairement remédier, mais qu'il faut oublier. Tout est bon, pourvu que l'on ne remette pas en cause les vérités admises et la répartition des rôles. Quand on pense au temps de parole monopolisé par des sujets qui ne semblent pas vitaux, on peut naturellement s'étonner du peu d'intérêt que suscite l'étude de la place de la folie dans le corps social. Leur place, c'est sûrement l'équivalent psychanalytique du refoulement. Le problème des fous à l'âge moderne, c'est qu'ils ne sont pas victimes, mais surtout qu'il n'y a pas de coupables. Alors, on les oublie. Nous ne sommes pas d'accord.
Dans notre article sur La peine de mort d'Elisée Reclus, nous avions déjà longuement évoqué les trois critères qui selon nous mesurent le degré de civilisation. Nous avions évoqué la peine de mort (son existence, ou son abolition), les conditions carcérales, et le système de justice. Albert Londres nous donne l'opportunité d'en ajouter un quatrième, le traitement des fous ou malades mentaux.
Oui, nous croyons que les sociétés se comprennent et s'appréhendent par leur périphérie. L'honneur d'une société, son intérêt, le moteur de son évolution, c'est bien la façon dont elle traite ses marginaux ou ceux qu'elle a mis à la marge : marginaux « classiques », mais aussi les autres, ceux dont elle ne veut pas, parce qu'ils lui cachent son soleil.
Bien loin des conditions décrites par Albert Londres, mauvais traitements, incarcérations arbitraires, désespoir d'autres humains dans l'indifférence totale de l'ensemble des êtres humains qui sont censés former une société solidaire, c'est la place de la folie ou des maladies mentales dans la société qui doit être repensée, et discutée ; la maturité d'une société qui se prétend civilisée devra être jugée à l'aune du traitement qu'elle fait de ceux qui sont un peu différents, de ceux que l'on appelle les malades mentaux.
© 2012- Les Editions de Londres