par Charles Péguy
Prix : 1,99 €
ISBN : 978-1-910628-66-9
Nombre de pages : 68 pages
Langue du livre : français
Thème : Idées
« L'Argent » est un essai de Charles Péguy publié entre février et avril 1913 dans les « Cahiers de la Quinzaine ». Comme son titre, repris à Emile Zola et à Jules Valles ne l'indique pas de prime abord, « L'Argent » est une critique de la réforme de l'enseignement primaire de 1902. C'est aussi une critique de la modernité pour la modernité.
En 1902, les radicaux gagnent les élections législatives. Suivront la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905, et avant cela, la réforme de l'enseignement primaire en 1902. C'est la défaite du latin face aux humanités modernes. Enfin, c'est comme ça que le vivent beaucoup de gens dont Péguy. L'enseignement secondaire est complètement modifié. La section classique et la section moderne sont maintenant sur pied d'égalité et aboutissement au baccalauréat qui conduit à l'enseignement supérieur. Le latin n'est plus roi. Ce n'est évidemment pas que la chute du latin de son piédestal qui fait fulminer les classiques. C'est que pour eux, 1902 signale la fin de l'héritage classique de la France, la France de la Renaissance qui peut s'exprimer aussi bien en français qu'en latin et en grec, la France qui produisit des génies comme Montaigne. Est-ce que 2016 et la suppression des humanités classiques (latin et grec) de l'enseignement secondaire public n'apparaitra dans cent ans ou moins comme la rupture du noeud gordien qui nous reliait à l'héritage greco-romain ? Nous n'en savons rien, n'y pouvons rien, mais on ne peut qu'être surpris du fait qu'une nouvelle fois l'actualité rattrape Péguy.
Le monde de Péguy disparait entre 1902 (reforme de l'enseignement primaire) et 1905 (séparation de l'Eglise et l'Etat). C'est cela dont traite l'Argent. L'Argent est une critique vieille de cent ans sur l'argent, la modernité, les maux de la démocratie comprise comme le droit à sa petite société de consommation pour soi, l'abandon des valeurs importantes, le repli de l'individu sur un confort social fait d'envies de jalousies, de travail forcené, de glorification du bon mot et des spotlights. Par certains côtés, il y a un peu d'un « Nietzsche chrétien » chez Péguy.
Une fois que l'on a compris cela, on a compris « L'Argent ». Voyons un peu : « L'ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d'argent. L'ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d'argent. Quant aux ouvriers, ils n'ont plus qu'une idée, c'est de devenir des bourgeois. C'est même ce qu'ils nomment devenir socialistes. Il n'y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans. »
Regardez son désarroi : « Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu'un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l'ancienne France, l'ancien peuple... » ou encore : « Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé de puis trente ans. ».
Et il analyse : « D'ailleurs tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république. ». Il parle de contrainte économique des 1913 : « De mon temps tout le monde chantait....Dans ce temps tout le monde gagnait pour ainsi dire rien....Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d'aisance dont on a perdu le souvenir....Il n'y avait pas cette espèce de strangulation économique qui à présent d'année en année nous donne un tour de plus. ».
Le coupable est clair : « La bourgeoisie capitaliste par contre a tout infecté. Elle s'est infectée elle-même et elle a infecté le peuple, de la même infection...C'est parce la bourgeoisie s'est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l'homme que le travailleur s'est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail. ».
Et il n'y a pas de main morte sur les socialistes, vendus à la bourgeoisie capitaliste : « le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l'outil. Pour ne point parler ici de la désertion militaire [...] Ce sont eux qui ont fait croire au peuple que c'était cela le socialisme et que c'était cela la révolution. »
Il jette aussi son anathème sur Jaurès et l'accuse de trahison. Le contexte, oublié par les commentateurs modernes, c'est que Jaurès propose un rapprochement avec l'Allemagne lors de la crise marocaine de 1911. « L'homme qui représente en France la politique impériale allemande est tombé au-dessous du mépris qui puisse s'adresser au plus bas...Ce traitre par essence a pu trahir une première fois le socialisme au profit des partis bourgeois. Il a pu trahir une deuxième fois le Dreyfusisme au profit de la raison d'Etat. »
Il prétend que c'était mieux « avant », déplore une époque inégalitaire, certes, mais une inégalité générale qui « ne faisait qu'étager les différents niveaux d'un commun bonheur. » Puis ceci : « On ne parle aujourd'hui que de l'égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l'on ait jamais vue dans l'histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n'avaient aucunement cette impression que nous avons d'être au bagne.»
C'est bien Péguy qui invente l'expression : « Nos jeunes maitres étaient beaux comme des hussards noirs. »
Et c'est tout le paradoxe de Péguy ; après avoir vanté les hussards noirs, pas vraiment cléricaux en général, il fait l'apologie des cures, et conclut :« C'est le problème de la déchristianisation de la France. »
Nous ne pouvons nous retenir de multiplier les passages tellement ils expriment des idées de plus en plus modernes :« C'est toujours la même histoire, et le même glissement, et le même report, et le même décalage. Parce que c'est toujours la même hâte, et le même superficiel, et le même manque de travail, et le même manque d'attention. On ne regarde pas, on ne fait pas attention à ce que les gens disent, on ne fait pas attention à ce que les gens font, à ce qu'ils sont, ni même à ce qu'ils disent. On fait attention à ce qu'ils disent qu'ils font, à ce qu'ils disent qu'ils sont, à ce qu'ils disent qu'ils disent. » De deux choses l'une, soit Péguy raconte ce que tous les nostalgiques d'une époque passée ont dit avant lui, soit il annonce vraiment l'ère moderne. Nous penchons pour une combinaison des deux.
Il conclut : « Telles sont pourtant les mœurs de la véritable liberté. Être libéral, c'est précisément le contraire d'être moderniste, et c'est par un incroyable abus de langage que l'on apparente ordinairement ces deux mots. Et ce qu'ils désignent. ».