par Georges Darien
Prix : 2,99 €
ISBN : 978-1-910628-68-3
Nombre de pages : 102 pages
Langue du livre : français
Thème : Idées
«L'Ennemi du peuple, extraits choisis» est un recueil d'articles tirés de la plume de Georges Darien et publiés dans l'éphémère « L'Ennemi du peuple » en 1904.
«L'Ennemi du peuple» est un journal anarchiste ou libertaire créé et dirigé par Emile Janvion et dont le nom, inspiré de la pièce de Ibsen fut l'idée de Georges Darien. «L'Ennemi du peuple» était un bimensuel qui parut du 1er août 1903 jusqu'au 1er octobre 1904, sauf pour les numéros 2, 16 et 18. « L'Ennemi du peuple » mit fin à sa publication après 28 numéros. Lorsqu'on lit certains des articles écrits par Darien, on ne peut s'empêcher de conclure que les lois contre la diffamation protègent peut-être davantage les individus mais limitent la liberté d'expression. Après, tout est naturellement une question d'équilibre. Disons pour conclure que l'ami Darien et ses comparses n'y allaient pas avec le dos de la cuiller.
C'est la Troisième République. Émile Loubet est Président de la République et Émile Combes est Président du Conseil. Les lois scélérates, les attentats anarchistes sont loin. La bande à Bonnot se rapproche. Et les tensions sociales et leurs manifestations politiques sont encore vives. L'anarchisme et les émeutes ouvrières ne seront définitivement vaincus qu'avec le massacre d'une génération en 1914-1918. Il aura fallu 40 ans et une nouvelle guerre contre l'Allemagne pour anéantir l'esprit de la Commune comme oriflamme de la contestation. Il sera remplacé à partir des années vingt et trente, et jusqu'aux années soixante-dix par l'étendard du communisme. Mais les années qui précèdent le début du siècle ne sont pas de tout repos pour le gouvernement et la société. Ainsi, en 1882, on a un premier attentat à Lyon, en 1883, un attentat manqué contre Jules Ferry, en 1886, un attentat à la Bourse de Paris, en 1892, deux attentats de Ravachol, puis en 1893, un attentat fomenté par Auguste Vailant au Palais-Bourbon, en 1894, une bombe d'Emile Henry dans un restaurant parisien, en 1894, l'assassinat de Sadi Carnot par Caserio.
La Troisième République, et surtout les années entre le massacre de la Commune et celui de la Première guerre mondiale sont avant tout des années de violence entourées de parenthèses d'extrême violence. La violence verbale de Georges Darien n'a donc rien d'étonnant.
Georges Darien est souvent présenté comme un écrivain anarchiste. Réfractaire à toute étiquette, il fait une critique féroce de l'anarchisme, et conclut : «Un parti, un système, une religion, qui n'a point d'autre bagage, point d'autre base et point d'autre but, est un parti mort-né, un système à faire pleurer et une religion à faire vomir.» Hostile à tout système narcissiste qui tourne à vide, il continue : «Remarquez : le caractère religieux de l'anarchisme s'accentue de jour en jour ; tout y est constructomanie, propagande, éducationisme. Le Grand Architecte peut entrer là comme chez lui ; et il y entre. Point n'est besoin d'agir, mais de croire.»
On pourrait dire cela de beaucoup de mouvements de gauche, à l'exception possible des communistes. Se positionnant comme pragmatique, il ajoute : «Et les dogmes n'existent, dans l'anarchie comme ailleurs, que pour entraver l'action libre.» Puis finit par cette condamnation sans appel : «L'Anarchisme est une cour des miracles altruistes, où les traine-morale du monde entier viennent ravauder leurs vermineux syllogismes et maquiller leurs jambes-de-dieu.»
Pour ceux qui n'auraient pas entendu, Darien le dit clairement, il est libertaire : «De toutes les idées aujourd'hui groupées, c'est donc l'idée libertaire qui aurait le plus de chances de soulever les masses et de les pousser à conquérir tout d'un coup, par le seul moyen possible – la guerre transformée de suite en révolution – le bien-être auquel elles ont droit.»
Il prône la création d'un nouveau parti, le Parti Révolutionnaire Français : «un parti qui établirait un programme simple, logique et d'exécution immédiate sur une base solide et unique : la Terre.»
Enfin, il se démarque de la démarche libertaire et souhaite de nouveau la naissance d'un Parti Révolutionnaire. C'est bien simple, dès que Darien aperçoit un esprit de système, même si l'idée vient de lui, il l'attaque, le pourfend, veut le démolir. Darien est fondamentalement contre. C'est un individualiste rebelle et revêche, déchiré entre son empathie naturelle bien que conceptuelle et son antipathie viscérale pour le genre humain et tous ceux qui l'entourent. Il est aussi probablement le seul lien qui unisse l'anarchisme de gauche et l'anarchisme de droite (cette dernière, dont l'appellation même est niée par les anarchistes de gauche).
Pour un rebelle, un homme de gauche ( ?), un réfractaire maladif à l'autorité, un pourfendeur de la morale et de la société bourgeoises, un pacifiste épris de violence, Darien a une relation curieuse avec l'armée. Pour Darien, les dysfonctionnements actuels de l'armée sont à l'image de ceux de la société française. Ainsi : «La caractéristique de l'âme française depuis 1870, c'est la faiblesse. Une faiblesse honteuse, voulue, désespérante. La France, je l'ai écrit, est restée une infirme sans noblesse ; les sabres prussiens, à Sedan, lui ont enlevé les ovaires. Etre faible, c'est être misérable. Toute faiblesse est souffrance et humiliation. La France se sait faible. Et de grands événements, un certain jour, dépendront de l'opinion que la Nation a formée d'elle-même. « La vie, dit Kant, est un principe intérieur d'action. ». Ce principe n'existe plus au cœur de la France. Pourquoi ? Parce qu'il n'existe plus dans son armée. Pourquoi ? Parce que l'Armée accepte la discipline ecclésiastique que lui imposent les robes courtes du pouvoir civil.» On croirait entendre un militaire romain pendant les derniers spasmes de la République. Il nie la légitimité de Loubet, alors Président de la République, au titre de ses piètres états de service pendant la guerre de 70. Darien, quand il parle d'armée, évoque un Romain pur et dur. C'est un Cincinnatus.
La différence entre Darien et Cincinnatus, c'est que le dernier se calme une fois son devoir martial accompli. Probablement parce qu'il n'eut jamais l'occasion de l'accomplir (rappelons que la plus grande partie de son expérience militaire se passa en tant que prisonnier ou dans les bataillons disciplinaires d'Afrique, voir Biribi), Darien ne se calme jamais. Sa hargne est vivace, permanente. Elle n'a même pas (ou alors très rarement) ces moments de tristesse, de nostalgie, de désespoir, qui rendent Céline émouvant. Darien hurle, en permanence. C'est un ours en colère. Alors, il s'insurge, il est contre. Il est contre Malato, contre Janvion le créateur du journal, il est contre Elie Faure, il est contre le président Loubet, il est contre l'évolution anesthésiante du langage (il est contre les –ismes par exemple), il est contre les Francs-maçons, il est radicalement contre Jaurès (Darien est toujours admirable de contradictions, à la fois contre la militarisation et la progression vers la guerre, il honnit Jaurès qu'il accuse de se prostituer devant l'empire Germanique), et il s'en prend à Tolstoï avec une violence inouïe : «Cent ans pendant lesquels les efforts héroïques des révoltés sont restés stériles parce que les masses ont écouté les endormeurs, ont cru aux infamies du christianisme, ont cru qu'il ne fallait pas tuer - et ont lâchement laissé égorger les révolutionnaires qui combattaient pour le bonheur commun.»
Qui y échappe ? Proudhon, les Physiocrates, Bakounine, Henry George, et quelques autres...
Mais le « contre » est résumé dans cette phrase : «C'est en demeurant l'Ennemi du Peuple que l'Individu peut le plus surement déterminer un certain nombre de piteuses unités qui composent la masse à se transformer en Individus. C'est le seul remède à la misérable situation qui est la nôtre.»
Darien est une énigme. Heureusement que personne n'en parle ou presque, parce qu'il était inclassable alors, et demeure inclassable aujourd'hui. De gauche ? L'admiration pour Proudhon ou Bakounine l'indiquent, mais le rejet de Kropotkine fait réfléchir. De gauche extrême ? Sa haine pour Jaurès ou pour Clemenceau le confirment. Mais qui de son intérêt pour les physiocrates ou pour Henry George ? Et son admiration de l'armée, du soldat, de la terre ? Fasciste de gauche alors ? Outre le paradoxe que cela représenterait, comment peut-on être fasciste et haïr autant les chefs, le culte du chef, les cadres de l'armée, les tyrans, et tous ceux qui veulent imposer leurs volontés au peuple, les va t-en guerre, comme les pacifistes, aucun ne trouve grâce a ses yeux. Communiste ? Certainement pas, il abhorre les communistes comme les socialistes comme les conservateurs de tous bords. Anarchiste ? Son réquisitoire contre l'anarchisme prouve le contraire. Anarchiste de droite ? Il y a un peu de cela chez Darien sans nul doute, probablement aussi parce que la dénomination « anarchiste de droite » ne veut pas dire grand-chose. Enfin, on comprend aussi qu'il influença Céline. Darien se dit libertaire. Jamais il n'hésita à prendre des positions allant contre le courant et la masse influencée par la propagande du moment : dreyfusard, antimilitariste, antipacifiste à la Jaurès, anti parti bourgeois, anticolonialiste...Et à notre époque ? Nul doute qu'il aurait détesté le racisme et l'isolationnisme du Front National, qu'il aurait honni l'immobilisme et l'incapacité à agir de la droite traditionnelle, qu'il aurait méprisé les communistes, aurait ri des écologistes, aurait honni les socialistes moraux, complaisants, transformateurs de la société qu'elle le veuille ou non, avec leur air condescendant et leur parole méprisante pour le petit peuple.
C'est pourtant simple : alors comme maintenant, Darien aurait été l'Ennemi du Peuple.
©2016-Les Editions de Londres