Ce fut par une nuit sans lune que je rencontrai le Comte pour la première fois dans un bocage où je n'aurais jamais du m'engouffrer. A l'époque, il habitait une fermette. A l'extérieur, c'était la tempête, le vent cinglait contre les vitres, la pluie tambourinait contre le toit de chaume, et le Comte restait là, seul et pensif. Il ouvrit sa valise: à l'intérieur, un recueil de Rimbaud, un petit insigne d'un régiment parachutiste, un vieux 33 tours de "We are the world", une bouteille de chouchène, et ce manuscrit, sur lequel il avait dessiné quelque chose d'indistinct, avec du jaune et du bleu, Pacifico.
La lecture de Pacifico me déplut d'abord. Je crois que je n'étais pas prêt. Je n'arrivais à accepter ce qui semblait au Comte une évidence, à savoir que l'avenir de l'homme se lit dans le poulet. Pourtant, j'aurais du être plus lucide, jouer avec plus de sérieux mon rôle d'éditeur / contemplateur du monde qui passe. Il y avait les signes indéniables d'une crise profonde: la condition humaine subissait une évolution, et l'univers du poulet nous en donnait l'avant-goût d'enfer. J'en donnerai quelques exemples. Ce décalage entre l'allongement de la durée de vie, et cette incapacité croissante chez l'homme contemporain à prendre sa vie en main. L'accès unique à l'information en temps réel combinée à la difficulté d'observer, voir, analyser, se faire une opinion à soi. L'affirmation de soi sacralisée, conjuguée à un conformisme farouche en toutes choses. Les avancées extraordinaires de la science, de la pensée, l'accès à un monde d'informations d'une richesse infinie, la révolution biologique, médicale, numérique, spatiale, des communications...En bref, l'accès à un monde unique, un "brave new world", qui pourtant coexiste avec un pessimisme préoccupant. Le Comte avait son opinion sur tout ça; il pensait que l'on pouvait toujours être heureux à notre époque, mais il ne pensait pas que ce fut possible en restant "collé" à la civilisation. Il allait plus loin: on avait plus de chances de trouver le bonheur en faisant à peu près l'opposé de ce que nous conseillait la morale dominante.
A suivre...
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