Le « Voyage autour de ma chambre » est un récit autobiographique de Xavier de Maistre écrit en 1794 au cours de ses quarante deux jours d'arrêt dans la citadelle de Turin, suite à un duel avec un officier piémontais du nom de Patono de Meïran. Œuvre singulière, peu connue, elle se situe au croisement entre la parodie à la façon de Sterne ou de Diderot, et les débuts de l'introspection littéraire qui correspond au Romantisme ou encore précède la fin du Dix Neuvième siècle.
D'abord, et nous ne nous lasserons jamais de le dire, ce court récit composé de quarante deux chapitres, un peu décousus, mais pourtant à la lecture limpide comme l'eau claire qui tombe de la cruche de la chambre en question, ce récit nous parvient parce quelqu'un a considéré qu'il fallait lui donner un peu de postérité. L'œuvre est d'abord publiée à Turin à compte d'auteur, sans nom de libraire ni d'imprimeur. Encore une preuve que l'éditeur est un peu un alchimiste : il est persuadé qu'il va trouver de l'or, mais il finit toujours par trouver ce qu'il ne cherche pas, et surtout il en oublie ce qu'il ne cherchait pas mais qu'il aurait mieux fait de trouver.
En termes plus simples et moins...cabalistiques, l'édition est loin d'être une science exacte, et comme toutes les sciences imparfaites, il existe un haut degré d'autosatisfaction, de morgue et d'arrogance à sortir des œuvres, dont la plupart sont d'intérêt douteux ou très temporel. C'est en revanche l'éditeur qui a su rester humble qui sortira les vraies pépites, puisqu'il est évident que, dans sa recherche de l'or, l'alchimiste rate quelque chose en ne quittant pas sa chambre, mais que, convaincu de son obsession, il finit souvent par convaincre un certain nombre de gogos qu'il a raison. Enfin, les admirateurs de l'éditeur sûr de lui finissent par s'en convaincre eux-mêmes puisque, à force de sortir toujours les mêmes titres, les mêmes sujets, les lecteurs éclairés finissent par en oublier le petit monde littéraire confiné dans lequel on les force à tourner, et alors ils en redemandent, un peu comme les cobayes qui ne veulent plus quitter leur laboratoire.
Et des auteurs connus que l'édition a ratés, au moins au début, qu'est-ce qu'il y en a ?! Kerouac, Proust, Twain, Rimbaud...Alors, un peu de modestie...
C'est une œuvre inclassable, à part, un peu comme les Etats sardes de l'époque, un peu comme être enfermé dans une citadelle turinoise à cause d'un duel, et avoir le temps de penser à son existence, au sens de la vie, sans même avoir l'excuse d'une grande cause à défendre. Le temps devient accessible, plus humain, le temps s'immobilise et on a enfin le temps de réfléchir aux choses importantes de l'existence, comme son importance relative, ou alors sa totale absence d'importance. Car nous n'avons qu'une ressource avec la mort, faire de l'art avant elle (René Char).
Et de l'art, c'est bien ce que fait Xavier de Maistre. Il vit pendant quarante deux jours avec le lecteur, le laisse s'immiscer dans son intimité quotidienne, et raconte son séjour, partage son euphorie, sa déprime, avec une ironie et une autodérision presque Britanniques, d'où la comparaison avec Sterne (Vie et opinions de Tristram Shandy pour le ton et la « technique », et Voyage sentimental en France et en Italie pour le détournement du voyage). Et Xavier nous parle de sa chienne Rosine, du confort physique qu'il éprouve à ses côtés, de son domestique Joannetti, de la façon injuste avec laquelle parfois il le traite, il nous parle de Mme de Hautcastel, de la façon dont parfois elle l'ignore, et il nous parle de l'ami véritable que la mort lui prit.
Il s'attarde sur tous les détails de sa chambre et de son existence comme une caméra qui voyage à travers l'espace et le temps, et à laquelle il suffit de fixer un point précis pendant suffisamment de temps pour en dépasser la substance matérielle et surgir dans un monde plus riche, multidimensionnel, tellement plus réel que la vie réelle.
Dans un des passages les plus connus, celui qui nous fut mentionné lorsque pour la première fois un admirateur des Editions de Londres nous suggéra de le publier, Xavier de Maistre décrit sa passion pour la peinture : il nous parle de Raphaël, du Corrège et de l'école Italienne. Mais plutôt que de paraphraser, je vous laisserai découvrir tout cela, et plus lecteurs que grands peintres, nous nous attarderons sur un autre grand passage de l'œuvre, celui de la bibliothèque.
La bibliothèque est bien plus que la somme des livres. C'est un univers où l'abstraction des signes jetés sur des feuilles de papier, enfermés dans des volumes, concentrent des mondes, des vies, des voyages, dont les inter relations offrent un monde infini de possibilités. Loin d'être une suite d'œuvres sacralisées, la bibliothèque est la somme des vies passées, futures, mais aussi de leurs perceptions, lesquelles s'ajoutent à la façon de multiples palimpsestes mais aussi se croisent et s'entrecroisent, comme une infinie multiplicité de sens. Voyez plutôt :
« Depuis l'expédition des Argonautes jusqu'à l'assemblée des Notables, depuis le fin fond des enfers jusqu'à la dernière étoile fixe au-delà de la voie lactée, jusqu'aux confins de l'univers, jusqu'aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir, car le temps ne me manque pas plus que l'espace. C'est là que je transporte mon existence, à la suite d'Homère, de Milton, de Virgile, d'Ossian, etc... Tous les évènements qui ont lieu entre ces deux époques, tous les pays, tous les mondes et tous les êtres qui ont existé entre ces deux termes, tout cela est à moi, tout cela m'appartient aussi bien, aussi légitimement, que les vaisseaux qui entraient dans le Pirée appartenaient à un certain Athénien. »
Dans cette apothéose du chapitre 37, nous retrouvons le chemin du bonheur à travers de Maistre, nous retrouvons dans cette culture européenne bien terre à terre cette satisfaction bouddhiste qui naît de la dissociation avec les contingences de la temporalité, en dehors des prisons du temps et de l'espace ; c'est bien en dehors que se trouve la paix, et nous avançons une modeste hypothèse : si le dernier refuge de l'homme européen était justement sa bibliothèque, dématérialisée évidemment, cet univers transsubstantiel où l'être perd enfin son unicité pour se joindre au tout ? Et en évoquant le Bouddhisme appliqué à l'homme européen, nous ne pouvons éviter de parler de Montaigne.
En effet, si le « Voyage... » commence un peu dans l'esprit de Sterne, le ton s'assombrit assez vite, sans pourtant jamais gagner en lourdeur ou en solennité professorale. Et c'est bien à Montaigne que nous font penser ces nombreux passages émouvants et mélancoliques :
« Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées qu'il faudrait être fou pour ne pas s'arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. »
« Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l'ennui ! Et quel plaisir encore d'oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! »
« Le désir éternel et jamais satisfait de l'homme n'est-il pas d'augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n'est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l'avenir ?... ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d'heure de voyage avec moi lui en montrera le chemin. »
« Heureux celui qui trouve un ami dont le cœur et l'esprit lui conviennent ; un ami qui s'unisse à lui par une conformité de goûts, de sentiments et de connaissances ; un ami qui ne soit pas tourmenté par l'ambition ou l'intérêt ; qui préfère l'ombre d'un arbre à la pompe d'une cour ! Heureux celui qui possède un ami !... J'en avais un ; la mort me l'a ôté »
Ainsi, entre Montaigne et Sterne, de Maistre est en bonne compagnie, à la fois « Renaissance man » et homme des Lumières, il nous vient d'une époque trouble et formidable, il nous lègue ce petit livre dont les mots traversent sans peine les âges, et éclairent notre présent.
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